« Le communisme commence par le lointain »

Un fragment retrouvé d’Ainsi parlait Zarathoustra

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Ce matin-là, Zarathoustra était épuisé, car la fièvre l’avait pris d’assaut toute la nuit.

Son corps semblait se dissoudre dans le lit de pierres que les animaux alentour, à la hâte, lui avait confectionné. « Zarathoustra », dit le Tigre de Tasmanie, « nous savons que la maladie te ronge, dis-nous comment nous pouvons t’aider, car la maladie est le mal suprême » - « Zarathoustra », ajouta le Dodo, « souhaites-tu nous dire quelques mots pour tes proches, nous les leur transmettrons, fidèlement » - « Zarathoustra », dit l’Autruche de Syrie, « as-tu donné à tous les clefs de ton intimité ? as-tu écrit dans ton journal le récit de tes abdications ? » - « Assez… » gémit Zarathoustra - « Nous nous sentons familiers face au danger », ajouta la Couresse de la Barbade, « nous nous entraidons, car le loup en nous doit mourir et nous précéder dans l’abîme » - « Assez… Assez ! » s’écria Zarathoustra « épargnez-moi, spectres craintifs, qui faites honte à votre espèce ! ce n’est pas telle maladie qui me brûle le corps, ce sont vos réclames ! ».

« Quoi, Zarathoustra », dit le Solitaire de Rodrigues, « c’est bien toi cependant qui nous a appris à nous méfier des spectres, de l’au-delà, des visionnaires pleins d’esprit, des contempteurs du corps. Et nous, nous aimons la Terre, nous chantons le corps, la vie » - « le corps ! la vie ! l’estomac ! les ongles et les vessies ! » se mirent à chanter les animaux - « le corps ! la vie ! plutôt vivants que morts ! » - et les animaux dansaient sans bouger, car on leur avait dit que bouger brassait l’air et que l’air portait le risque fatal, le risque de respirer, et ils disaient : « le monde touche à sa fin ! vive la fin ! car la fin justifie les moignons ! » - « vive la fin ! vive la vie ! car maintenant nous nous effondrons, et nous communions par petits groupes, chacun dans son démonde, chacun à son échelle, et à travers les barreaux nous nous faisons signe ! agir local, penser bocal ! » - « Assez, assez, bouffons de Béziers, derniers déshommes apeurés, vous ne m’avez pas compris, j’ai donc échoué » - s’exclama Zarathoustra, et il tomba d’un seul coup dans un sommeil incertain.

Les animaux le veillèrent, inquiets pour la santé défaillante de leur luron. Au bout de quelques jours cependant, Zarathoustra se redressa, le regard clair au milieu d’un visage d’ombres, comme si les pierres de son lit avaient communiqué à ses yeux la force de leur éternité. « Mes amis », leur dit-il, « ce sont les Terrasseurs qui ont rempli de soufre divin l’au-delà, et ce sont eux vos ennemis. Ils voulaient occuper les étoiles, les exploiter, leur faire servir leur appétit de pouvoir, mais les étoiles s’obstinaient à demeurer inaccessibles, et ils ont donné à leur déception le nom d’Au-delà. Faute d’étoiles, ils ont créé des dieux, et ils leur ont ordonné d’occuper les planètes, et prétendu qu’elles influençaient le cours du monde, la santé des peuples, les gestes et les faits des individus. Et de même qu’ils s’étaient saisis des planètes par leurs noms, les Terrasseurs voulurent faire une âme aux individus pour mieux les domestiquer ». Zarathoustra se tut un instant, les regardant un par un, ajoutant : « Ils vous faut à nouveau sortir de vous-mêmes, aller à la rencontre du lointain, et ne plus ignorer les astres. Car le lointain est le sens de la Terre » - et il se tut.

« Zarathoustra », dit la Rhytine de Steller avec conviction, « nous ne voulons ni des étoiles, ni des rêves, nous voulons prendre soin, et ne pas mettre en danger la vie d’autrui en l’exposant à nos miasmes. Nous sommes les créatures réalistes, et nous ne spéculons qu’à propos de mystères inoffensifs. Seuls les adorateurs de la race, les opérateurs de l’esprit, et les marchands nous demandent de prendre contact vraiment » - ce à quoi Zarathoustra répondit presqu’aussitôt, comme s’il s’attendait aux paroles de la Rhytine : « Voici bien la tenaille où vous moisissez mes amis, souffrant tout à la fois d’absence au monde et de présence obscène. Mais le lointain n’est pas un territoire à conquérir, ni une identité à convertir, le lointain est la béance de rêve où nous apprenons à parler comme des énigmes, c’est le troisième entre les deux amis, l’esprit libre et non l’arme de protection. Le lointain, mes amis d’hier et de demain, est la royauté intérieure à partir duquel le pouvoir s’effondre et le royaume des égaux se révèle. Le communisme commence par le lointain, et donne sens à l’univers ».

Mais déjà le visage de Zarathoustra se refermait, les ombres engouffrant l’instant d’éternité, les pierres à nouveau retirées, se préservant des atteintes du présent. Tandis qu’il murmurait, comme pour lui-même, des paroles incohérentes – « aigle aux grandes ailes… vers la noble montagne… l’arbre le plus haut… prendre la cime de son feuillage et la ramener…plus bas, plus bas encore » - la Grande Ourse dit aux autres animaux : « Nous savons désormais ce que la mort du communisme a laissé en plan. Cosmos est inconscient. Oui », dit-elle en souriant, « cosmos est inconscient ».

Friedrich Nietzsche

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