Une personne « sans domicile fixe », nantie de sa solidarité, connue par tout le monde comme « le voisin », le voisin venu se joindre à l’aube à la vie d’un bâtiment qui abritait des personnes exilées, s’est retrouvé avec une jambe fracturée ce matin-là. Outre le voisin, une quinzaine d’autres personnes qui étaient aux abords du bâtiment, dont le propriétaire s’appelle Staring Real Estate, ont été blessées ce matin-là, au moins deux ont été hospitalisées dans un état grave murmure-t-on. Le bâtiment, longtemps délaissé, situé entre la Gare du Midi et le canal de Bruxelles, était occupé depuis le mois de mars 2025 par le collectif Zone Neutre qui regroupe plus de soixante-dix existences humaines labellisées « sans-papiers », dont quinze enfants. L’occupation et les activités qu’elle accueillait ou organisait étaient appréciées par la population du quartier. Staring Real Estate a porté plainte devant le tribunal contre la spoliation de son bien immobilier privé et a obtenu gain de cause. Une intervention de délogement effectuée par la police était donc attendue, voire crainte, mais pas non plus de l’ordre de la certitude, des négociations pour un éventuel relogement étant encore en cours et la future réaffectation du bâtiment plutôt obscure. Nonobstant, à la date fatidique arrêtée par la justice, le 17 octobre (journée internationale de l’élimination de la pauvreté proclamée par les Nations Unies), entre trois cents et quatre cents personnes sympathisantes avec celles qui y habitaient se sont donc données rendez-vous devant le bâtiment, pour protéger et pour défendre. Avec elles et eux le voisin, mêlé lui aussi à tous ces camarades aux âges et aux corps multiples. La ligne de conduite à observer vis-à-vis des forces de l’ordre était la non-violence stricte, vu que les personnes que l’on souhaitait protéger sont à compter parmi les plus vulnérables (tant de traversées de souffrances qui se soldent par le déni des droits les plus élémentaires, celui de se tenir dignement sous le ciel notamment) de la réalité sociale occidentale et qu’il fallut absolument éviter qu’un geste malencontreux puisse avoir des répercussions douloureuses sur elles. Ligne de conduite strictement respectée ce matin-là. On peut aussi rappeler que le collectif Zone Neutre a été évincé auparavant, dans un laps de cinq ans, de huit autres bâtiments situés dans différentes zones de Bruxelles. Au pied de la façade, un château gonflable bleu, barricade autant qu’invitation à sauter en l’air en poussant des cris de joie. Deux policiers, harnachés de l’équipement complet, comme la totalité de leurs collègues, à part quelques agents en civil munis parfois de casques et de bâtons, s’avancent vers le château, brusquement sortent des couteaux d’une de leurs poches, tailladent et les refont disparaître, le bleu commence à s’affaisser. Il n’est pas à exclure qu’une certaine excitation, engendrée par les images guerrières de la traque aux étrangers qui se pratique aux États-Unis, régnait dans le chef des forces de l’ordre présentes. Deux camions actionnent les canons à eau, ça se recroqueville sous une banderole, l’épaisseur d’un drap, la plupart des lésions sont dues à des coups de matraque acharnés, des heurts contre des boucliers, du gaz lacrymogène pulvérisé à quelques centimètres des visages, mais aussi à des torsions de bras ou des coups de pieds dans la chair de gens couchés par terre, et quelquefois des policiers ont un peu de mal à maîtriser leurs chiens (pauvres bougres malinois conditionnés). À l’approche de l’heure du déjeuner des honnêtes citadins, le bâtiment square de l’Aviation est vidé, alentour la police continue de monter la garde. Peut-être n’est-ce pas très décent d’utiliser le terme de mérite, mais s’il y en a un à cette histoire, c’est qu’au moins la situation est on ne peut plus parfaitement claire : il s’agit de deux visions du monde qui se font face et qui s’opposent diamétralement. D’un côté Staring Real Estate qui se justifie en prétextant la transformation de son bien en un hôtel (pour héberger des touristes téméraires et/ou des femmes et hommes d’affaires ?) appuyé par la bassesse des sbires à son service. Et de l’autre côté, des âmes et des corps blessés qui refusent que les altérités soient pourchassées et promises à l’écrasement, qui refusent que ce château gonflable (pour héberger pendant quelques instants des rires d’enfants près du repos de leurs potes adultes) pourrissant tristement sur une décharge publique soit un signe du temps inéluctable.
Tom Nisse





