Le carbone, nouvel eldorado du capitalisme

ou comment le marché ne sauvera pas le climat

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

L’adoption du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), dit « taxe carbone aux frontière », a été présentée par ses promoteurs comme un « accord historique », qui « assoira encore davantage la réputation de l’UE en tant que chef de file mondial en matière de climat » (communiqué officiel). Durant des mois, Pascal Canfin (Renew Europe, dont fait partie Renaissance) a multiplié les tweets et les déclarations, présentant les négociations comme la « grande bataille » qui permettra de sauver le climat.

En France, la presse s’est peu emparée du sujet. L’actualité la portait évidemment à traiter d’autres thématiques. Mais une des causes de cette occultation tient peut-être aussi à un certain bon sens : on nous a tant de fois fait de belles promesses jamais tenues, lors de ces grandes négociations internationales...

Pourtant, la réalité est encore bien plus inquiétante. Ce n’est pas tant que des promesses risquent de ne pas être tenues. C’est que le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) s’inscrit dans une dangereuse fuite en avant, celle de la marchandisation et de la prédation de l’environnement.

Les quatre points cardinaux des politiques environnementales

Pour comprendre dans quel cadre le MACF est adopté, il convient de revenir aux fondements théoriques sur lesquels il est assis.

La gestion des ressources environnementales par les États et les institutions internationales a donné lieu à quatre approches principales, depuis le début des années 1990 :

1. la réglementation (ex. : interdire d’émettre plus de x tonnes de carbone) : elle a plutôt la faveur de la gauche étatiste,

2. la gestion de type « bien commun », qui, après avoir été critiquée par les tenants du marché (Harding), a été revalorisée, notamment par Elinor Ostrom [1],

3. la taxation : une solution pigouvienne, dont les conditions d’application sont rarement réunies [2] et dont les effets sont généralement décevants. Elle est censée permettre de sauver le « marché », en lui faisant payer le coût de ses externalités négatives. Dans le cas de l’environnement, c’est le principe du « pollueur-payeur », qui revient, de fait, à instaurer pour les riches un permis de nuire,

4. l’attribution de droits de propriété (ou de permis d’émission) par les États : cette idée, présentée par Ronald Coase dans un article en 1960 (« The problem of social cost », Journal of Law and Economics), est à la source des « marchés carbone/environnementaux ».

Bien évidemment, des politiques mixtes sont possibles. Elles ont parfois été envisagées, sans nécessairement être réalisées, notamment pour réguler la finance.

Du côté de l’UE, les options 1 et 2 n’ont jamais été envisagées.

Une tentative de mettre en place l’option 3, avec une fiscalité carbone européenne, a été tentée en 1991, lorsque la Commission européenne proposa de créer une taxe énergie-carbone régionale. Après dix ans d’atermoiements, le projet est finalement abandonné.

C’est donc l’option 4 qui a finalement été suivie, avec la mise en place, en 2005, du Système d’Échange de Quotas d’Émission de l’Union européenne (SEQE, ou SEQE-UE), communément appelé « marché carbone » européen.

L’échec du « marché carbone » européen

Le protocole de Kyoto, signé en 1997, reprend l’idée de Coase, en incitant à la mise en place de « marchés carbone ». Cette option repose sur l’idée que le marché peut réduire les maux environnementaux. Elle est soutenue par beaucoup d’entreprises. En 2005, par exemple, vingt-trois multinationales, s’y rallient lors du Forum économique de Gleneagles, parmi lesquelles Ford, Toyota, BP ou British Airways. Évidemment, nombre de difficultés concrètes se posent : comment établir la « valeur écologique » des biens, par exemple ? Comment assurer la comptabilité précise des émissions des différents acteurs ? Mais, à juste titre, le volontarisme n’a pas cédé face aux questions techniques.

Il existe donc aujourd’hui au moins 98 « marchés carbone » dans le monde, 47 à l’échelle d’États (ou de l’UE) et 31 à l’échelle de provinces (Californie, par exemple). La Chine a récemment lancé son marché carbone, avec les mêmes défauts que ceux du marché européen (faible couverture des émissions et faible coût de la tonne carbone : environ 8€). Au total, ces « marchés carbone » représentent plus de 60 % du PIB mondial. Pourtant, la situation environnementale continue à se dégrader.

Que ce soit sur le calendrier, les caractéristiques ou la gestion de son « marché carbone », la politique de l’UE n’apparaît ni comme exemplaire ni comme scandaleuse, ni ange ni démon. Elle obéit peu ou prou aux mêmes logiques capitalistes que les autres.

Lancé en 2005, le dispositif européen connaît divers ajustements, au fil de ses quatre« phases » : renforcements, élargissements, assouplissements, exemptions... en fonction de l’évolution du rapport des forces. Contrairement à une idée reçue, le modèle européen ne répond pas vraiment au modèle du « pollueur-payeur ». Les pollueurs européens se voient en effet attribuer gratuitement des droits de polluer, qu’ils peuvent même revendre. On pourrait donc dire que ce système est, au mieux, un modèle d’« autorisation de pollution », au pire, de « pollueur-payé ».

Le constat d’échec du « marché carbone » européen est largement partagé, y compris par les institutions de l’UE (rapport spécial n° 18, de la Cour des comptes européenne, en 2020 [3]). En France, on lit sur un site institutionnel comme viepublique.fr : « Le marché du carbone européen a souffert dès sa création d’une série de défauts avec un système qui n’est pas parvenu à fixer un prix pouvant inciter les entreprises à réduire leurs émissions. »

Les critiques sont multiples. La fraude à la TVA reste « la plus grande escroquerie jamais mise au jour en France » (Le Monde). Elle témoigne de la faiblesse des instances de contrôle.

L’objectif visé n’a pas été atteint, de l’aveu même de la Cour des comptes européenne. La baisse des émissions est en réalité surtout due aux crises (2008, notamment), à la désindustrialisation et aux délocalisations. L’impact du SEQE a été minime.

Plus fondamentalement, la sur-attribution initiale de crédits a représenté une subvention de facto pour les grands pollueurs. On estime qu’ils en ont tiré pour 14 milliards de bénéfices entre 2005 et 2008. Le champion de la métallurgie ArcelorMittal, par exemple, l’entreprise la plus polluante de France, a engrangé en 2008 l’équivalent de 202 millions d’euros grâce à ses « droits à polluer ». Les tonnes carbone mises sur le marché n’ont eu que peu de lien avec le réel et sont devenues un objet spéculatif : entre un tiers et deux tiers de crédits carbone sont virtuels et « ne représentent pas d’émissions réelles », estiment des chercheurs de Stanford. Non seulement le prix de la tonne carbone était beaucoup trop bas (moins de 6€ la tonne en 2012, quand un prix plancher de 100€ paraît indispensable [4]). Mais, en outre, ce prix était trop volatil, rendant illusoire une politique d’investissement sur la durée. Pire : le Mécanisme de Développement Propre (MDP) mondial, soutenu par l’ONU, permet d’acheter des crédits carbone à des pays du « Sud » à bas coût et de revendre son crédit carbone européen, au prix plus élevé et, ainsi, de tirer de substantiels bénéfices financiers. C’est ce que révèle, dès 2016, une enquête menée pour le compte de la Commission européenne.

Le carbone est ainsi devenu un titre financier comme un autre, qu’on peut vendre, acheter, échanger, à des fins spéculatives. Pour le marché carbone européen, une bourse d’échanges, l’European Energy Exchange (EEX), est établie à Leipzig. Elle comporte quatre sections couvrant un large panel d’opérations financières : marché des enchères, marché spot, marché à terme, marché d’options. Une plate-forme d’enchères, détenue par l’opérateur boursier américain ICE, était établie à Londres et a été déménagée à Amsterdam suite au Brexit.

Dès 2009, deux économistes de l’OFCE, Jacques Le Cacheux et Éloi Laurent, tiraient ce bilan d’échec : « D’abord, les pollutions les plus préoccupantes, car les plus dynamiques, sont diffuses et ne sont donc pas couvertes par le marché européen du carbone. Le marché lui-même donne en outre des signes inquiétants de faiblesse et ne paraît pas jouer son rôle de réducteur d’incertitude, bien au contraire. Les problèmes attachés notamment aux « compensations carbone » amoindrissent son efficacité écologique, également affectée par le jeu des dérogations obtenues par les États membres. Les concessions faites aux entreprises apparaissent enfin trop importantes » [« Le Marché carbone en quête de stabilité », Regards croisés sur l’économie, 2009]. Plus de dix ans plus tard, rien n’a changé.

La « taxe carbone aux frontières » de l’UE : des certitudes inquiétantes, des incertitudes troublantes

L’idée d’« une taxe carbone aux frontières » a longtemps été combattue par les institutions européennes, avant de voir le jour après une série de votes aux retournements spectaculaires. Pourquoi ce revirement et l’adoption du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), le 18 avril 2023 ?

Bien évidemment, une des premières raisons est le constat d’échec du SEQE. Mais cet échec est patent depuis plus de dix ans. D’autres raisons sont donc à avancer pour expliquer cette nouveauté.

Récemment, on a observé une hausse du prix de la tonne carbone, probablement en raison de l’anticipation de la mise en place d’une « Réserve de Stabilité du Marché ». Pour la première fois, le seuil des 40€/tonne était dépassé. Ce prix, jugé trop élevé par les industriels, est une des motivations du vote de la taxe aux frontières. D’une certaine manière, cela veut donc dire que lorsque le coût de la tonne carbone augmente, tout en restant bien en-deçà des objectifs écologiques, le système n’est plus jugé viable. Dès lors, quelle était l’intention initiale de ses promoteurs ?

On pourrait bien sûr ironiser et attendre les excuses de ceux qui ont voté le MACF, après s’être moqué et avoir délégitimé durant des années leurs collègues parlementaires qui portaient l’idée de contrôle aux frontières. Mais qu’importe. Le plus gênant est que ce vote, dont le résultat a été célébré en grande pompe, porte bien des incertitudes.

Le calendrier du déploiement du MACF, qui ne s’ajoute pas au SEQE, mais s’y substitue progressivement, reste à préciser. Après une phrase transitoire, purement déclarative, les premiers paiements interviendraient en 2026.

De même, le montant de la « taxe » est à déterminer. Comme l’explique le communiqué de la Commission européenne : « le prix des certificats sera calculé en fonction du prix moyen hebdomadaire des quotas du SEQE de l’UE vendus aux enchères, exprimé en EUR/tonne de CO2 émise. »

Le périmètre des biens touchés par le MACF est encore sujet à négociation. Cinq secteurs ont été ciblés initialement : ciment, fer et acier, aluminium, engrais, électricité. L’hydrogène y a été ajouté. Pour la suite, rien n’est précisé. Le communiqué annonce vaguement : « d’ici la fin de la période de transition, la Commission évaluera le fonctionnement du MACF et déterminera si sa portée doit être étendue à davantage de produits et services, y compris en aval de la chaîne de valeur, et s’il y a lieu de couvrir les émissions dites « indirectes » (c’est-à-dire les émissions de carbone provenant de l’électricité utilisée pour produire la marchandise) »). Pour l’heure, par exemple, l’acier turc serait taxé, mais une voiture fabriquée au Maroc avec de l’acier turc ne le serait pas.

En outre, il reste des incertitudes sur le fléchage des secteurs bénéficiaires des revenus de la taxe.

Bien évidemment, les instances de l’UE tiennent à ce que leur mécanisme soit conforme aux règles de l’OMC et on peut donc s’attendre à un dispositif lâche et à ce que l’agriculture en reste exclue. Pascal Canfin, dans une tribune donnée au Monde, tient à rassurer : « la taxe carbone aux frontières adoptée par l’Union européenne n’est pas une mesure protectionniste ». Le but n’est donc pas de s’opposer au capitalisme, mais de s’y conformer.

Le capitalisme sauvera-t-il la planète ?

L’expérience du passé (échec du SEQE), le flou des annonces et les multiples tractations et réticences relatives à l’adoption du MACF n’incitent guère à l’optimisme pour l’avenir. Le MACF pourrait ne devoir sa survie qu’à la condition de n’être que peu contraignant. Mais qu’il fonctionne ou pas, il est, dans tous les cas, porteur de menaces.

Comme le SEQE, le MACF part du principe que le marché peut permettre une régulation efficiente des questions environnementale. Ce modèle, qui a aussi été adopté aux États-Unis dans le cadre de l’Acid Rain Program, est aujourd’hui repris par le Brésil et l’Australie pour la gestion des « services écosystémiques » (biodiversité, ressources en eau, pollution des sols…). Le MACF s’inscrit donc dans une mue générale du capitalisme : la financiarisation et la marchandisation de l’environnement. Il n’est en rien un « tournant historique » ou une « bataille » contre les intérêts marchands.

Analyser le SEQE et le MACF comme une adaptation du capitalisme, qui serait contraint de lâcher du lest, c’est passer à côté de l’essentiel. Le capitalisme est en réalité en train d’étendre le domaine de la marchandise et d’ouvrir de nouveaux secteurs aux profits. C’est ce qui avait poussé, en 2013, un regroupement d’associations du monde entier (notamment ATTAC et Les Amis de la Terre, pour citer les plus connues en France), à demander à l’UE d’abandonner son marché carbone.

Dans un rapport d’évaluation remis en 2022, l’IPBES, le « GIEC de la biodiversité », relève qu’une personne sur cinq dans le monde dépend encore des espèces sauvages pour ses ressources (champignons, algues, poissons, bois, plantes pour consommer ou autres usages : médicaments, cosmétiques…), dont 70 % des populations pauvres. Le principal danger pour ces populations, et l’environnement [5], est la commercialisation de ces espèces. L’année précédente, le rapport Dasgupta (2021) arrivait aux mêmes conclusions : la croissance a un « coût dévastateur pour la nature » et les bénéfices que les humains tirent de services offerts par la nature ont chuté de 40 % par habitant au niveau mondial, depuis 1992, en raison de sa marchandisation.

Comme le note Éloi Laurent : « les écosystèmes et la biodiversité ne sont pas surexploités faute de valeur économique, mais par la faute de la valeur économique. Le problème, en d’autres termes, n’est pas la valeur de la nature, mais la nature de la valeur. »

De fait, le capitalisme poursuit sa logique : transformer de la valeur d’usage en valeur d’échange. Dans la logique capitaliste, une forêt, un stock de poisson, du blé, ne sert pas à manger ou à trouver du bois, mais à faire de l’argent. Le carbone ne représente pas un élément réel, fût-il nocif, mais une valeur d’échange, valorisable sur le plan économique. Il est donc à craindre qu’après le SEQE le MACF ne soit pas une limite au capitalisme, mais une extension du capitalisme.

Cédric Kheírôn

[1Pour une synthèse, lire Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (Paris, La Découverte, 2014). On peut aussi mentionner l’ouvrage collectif Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire (Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015) ou le Dictionnaire des biens communs (Paris, PUF, 2021).

[2Les conditions de base répondent à ces fameuses « robinsonnades » des théories économiques libérales : identifier et mesurer les externalités à prendre en compte ; évaluer si une action sur les prix est préférable en situation d’information imparfaite ; assurer une bonne coordination du dispositif, aux échelles les plus larges possibles.

[3Pour l’anecdote, dans son rapport, la Cour des comptes européenne relève, notamment, que « l’allocation de quotas à titre gratuit a favorisé les déplacements en avion au détriment du transport ferroviaire » !

[4Pour le GIEC, le prix de la tonne carbone devrait être autour de 100$ pour un impact significatif. Un rapport de France Stratégie remis au gouvernement en 2019, La valeur de l’action pour le climat Une valeur tutélaire du carbone pour évaluer les investissements, évalue le prix de la tonne jusqu’à 900€ à l’horizon 2050 : « Pour 2030, horizon des investissements qui sont déjà ou vont être prochainement décidés, la commission propose une valeur tutélaire de 250 € la tonne d’équivalent CO2, soit un relèvement substantiel par rapport à la cible de 100 € fixée en 2008. Ce relèvement reflète le caractère limité du budget carbone à notre disposition ; elle révèle la nécessité d’investir durablement dans les technologies bas carbone, et le coût de ces technologies. Au-delà des années 2030, la valeur proposée s’aligne progressivement sur une règle de Hotelling, c’est-à-dire la règle de bonne gestion d’une ressource épuisable, dont la valeur a vocation à croître au rythme du taux d’actualisation – et n’est donc pas écrasée à long terme par le jeu de l’actualisation. Elle est à l’horizon 2050 en ligne avec les coûts prévisibles des technologies structurantes nécessaires à la décarbonation – soit une fourchette prudente de 600 à 900 € /tonne de CO2. »

[5Sur la manière dont le capitalisme étend le champ marchand (à la terre, aux biens immatériels, au vivant...), on peut se reporter à l’ouvrage récent de Katharina Pistor : Le Code du capital Comment la loi crée la richesse capitaliste et les inégalités (Paris, Le Seuil, 2023).

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