Le Suaire et la Bannière

« L’État-nation, dans sa forme moderne, est une production historique liée à la consolidation du capitalisme et de l’impérialisme. »

paru dans lundimatin#468, le 26 mars 2025

Il est des étendards qui claquent au vent comme des oriflammes de conquête, et d’autres qui pèsent sur les épaules comme des chaînes invisibles. Choisir un drapeau, c’est choisir un héritage, un récit, une allégeance. Mais sous quelle bannière marche-t-on vraiment ? Sous celle que l’on croit tenir fièrement ou sous celle qui, en silence, nous tient captifs ?

Ulysse, après dix ans d’errance, vit flotter au loin les rivages d’Ithaque et sut qu’il touchait enfin au port. Mais que reste-t-il d’Ithaque quand la mer a tout lavé ? Que vaut un retour quand la maison n’est plus qu’un palais usurpé ? Ainsi en est-il du patriotisme dans un monde rongé par les ombres du passé colonial. Derrière l’appel à l’unité nationale, derrière l’étoffe tricolore brandie comme un talisman, il y a des spectres qu’on refuse de nommer. On veut le drapeau sans l’histoire, l’emblème sans les cicatrices.

La colonialité du pouvoir ne se dissipe pas avec le temps ; elle s’infiltre dans les affects, dans les structures économiques, dans les manières de dire « nous ». Aníbal Quijano l’a montré : elle ne se limite pas à la conquête brute, à la domination visible, elle opère dans la fabrication des subjectivités, dans l’intériorisation de la dette envers la métropole, dans l’assignation identitaire qui fait du citoyen un sujet avant d’être un acteur politique. L’État-nation, dans sa forme moderne, est une production historique liée à la consolidation du capitalisme et de l’impérialisme. Il ne se contente pas de gouverner des corps, il gouverne des récits, des émotions, des attachements, à l’image de ces penseurs qui ont, dans les cendres des empires, débusqué les rouages subtils d’un pouvoir qui se dissimule sous les mythologies nationales. Fanon, déjà, nous mettait en garde contre l’illusion d’une indépendance qui ne serait que la continuation de la dépendance par d’autres moyens.

Le rêve patriotique se nourrit d’un imaginaire héroïque et sacrificiel. Il façonne une mythologie où l’unité nationale prime sur les fractures sociales, où le drapeau flotte comme une promesse de grandeur retrouvée. Ce rêve, saturé d’affects et de nostalgie, mobilise les masses par le récit d’une appartenance totale, d’un destin collectif façonné par les épreuves et les victoires. Pourtant, ce rêve est un mirage : il nie la complexité des rapports de pouvoir, il gomme les luttes internes, il travestit les inégalités en vertus républicaines. Aimé Césaire le disait bien : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente ». Ceux qui, naguère, ont démonté les fables fondatrices des empires savent combien ces récits sont bâtis sur du sable, combien ils reposent moins sur la vérité que sur l’adhésion forcée des vaincus.

Dans un monde où le capitalisme racialisé organise la précarisation des corps postcoloniaux, la revendication patriotique agit comme une injonction à l’intégration dans un ordre qui repose précisément sur l’exclusion. On nous dit qu’aimer la patrie, c’est en accepter l’héritage sans condition, comme l’enfant reconnaissant embrasse la main du père. Mais quel père impose l’oubli, nie la douleur, maquille les violences en gloire ? Dans la légende de Laïos et Œdipe, c’est le refus d’affronter la vérité qui condamne une lignée à la malédiction. À force de ne pas vouloir regarder en face l’histoire de ses conquêtes et de ses rapines, la nation s’enferme dans un mensonge qu’elle prend pour une fierté, répétant à l’infini le destin tragique que tant de dramaturges ont su mettre en scène. Hannah Arendt l’a bien souligné : un pouvoir fondé sur le mensonge finit toujours par s’écrouler sous son propre poids.

Les figures du passé, celles qui ont renversé les idoles de la nation et de l’empire, nous rappellent que toute mythologie sert un ordre établi. Se tenir face au drapeau, c’est voir la peau tannée des colonisés sous l’étoffe des vainqueurs, c’est deviner la déchirure sous la couture, la violence sous la couleur. C’est comprendre que l’histoire n’est jamais qu’un tissu d’absences tissé par ceux qui écrivent. De grandes plumes ont déjà dénoncé cette absence, ont fouillé les silences, ont arraché aux archives les murmures des opprimés pour faire entendre la dissonance sous l’hymne officiel. Edward Saïd nous a appris à lire entre les lignes de l’histoire officielle, à percevoir l’Orientalisme comme une fabrique de fantasmes, une entreprise d’assignation.

Mais faut-il alors renoncer à rêver ? Peut-être pas. Peut-être faut-il simplement apprendre à rêver autrement.

Plutôt qu’un rêve qui enferme, un rêve qui libère. Plutôt qu’un mythe de la nation indivisible, un récit où la pluralité n’est plus une menace mais une richesse. Un rêve où l’histoire ne s’écrit pas à coups de glorifications mais par l’examen lucide des passés occultés. Où l’appartenance ne signifie pas soumission, mais émancipation. Ceux qui ont défendu les utopies insoumises, les avant-gardes brisées et les fraternités souterraines nous l’ont déjà appris : un autre rêve est toujours possible, mais il ne se dessine qu’à la marge, dans la brèche, à l’ombre des drapeaux que l’on brûle pour se réchauffer. Derrida nous a enseigné à déconstruire les évidences, à voir dans chaque institution un spectre qui hante ses propres fondations.

Que reste-t-il, alors ? Un dilemme qui n’en est pas un. On voudrait faire croire que refuser le drapeau, c’est être apatride, ingrat, étranger à soi-même. Mais peut-être est-ce tout le contraire : c’est refuser d’être enfermé dans un héritage imposé, c’est chercher une patrie qui ne soit pas un mausolée. C’est comprendre que l’appartenance ne se décrète pas au rythme des hymnes, mais se construit sur la justice et la mémoire. Car un drapeau qui ne sait pas se confronter à son passé n’est qu’un suaire flottant au vent.

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