Le Jeu du Front National

paru dans lundimatin#102, le 4 mai 2017

Depuis quelques jours, la gauche-de-droite enjoint vertement les électeurs de la gauche-de-gauche à se précipiter, tambours battants, sur le chantier de construction citoyenniste du Barrage-Au-Front-National. Voir. Parce qu’en l’état, le programme d’En Marche et ses non-dits dressent de sérieux obstacles sur la route déjà boueuse de ces présidentielles. Et si, tout bonnement, ceux qui devaient principalement se retrousser les manches pour construire ce foutu barrage n’étaient pas ceux qu’on croit ?

Depuis trois jours, je fais le jeu-du-front-national. Il paraît. C’est-à-dire que je pointe, ça et là (et pour tout dire assez mollement) les quelques pleins saillants du grand vide macronnien qui me donnent à penser et bien souvent à vomir. Au milieu du volapük citoyenniste dont on peut légitimement se foutre, quelques propositions attirent méchamment l’œil (que j’en ai la rétine qui gratte) : la suppression de 120.000 emplois publics, le recours aux ordonnances dès l’été pour nettoyer à grandes eaux le code du travail, le dialogue social ramené à l’état de nature (id est, la négociation boîte par boîte). Les Français auraient donc voté pour la purge thatchérienne ? À majorité des votants, oui, mais pas tous (voir « à majorité »). Depuis quatre jours, on assiste à une tentative de recomposition de la gauche-de-gauche — que nous appellerons la gauche pour des raisons évidentes de clarté. Le leader dudit bloc, Jean-Luc Mélenchon, rechigne à signer des deux mains le blanc-seing du barrage-contre-le-front-national comme il le fit en 2012, avec les résultats qu’on sait. Pas d’inquiétude, ça devrait venir.

Las. Mais gageons qu’il y a matière à redire, même pour l’électeur bolivarien moyen. Que Jean-Luc Mélenchon souhaite organiser la France insoumise, dans ses formes et avec son calendrier d’entre-deux-tours, c’est bien son droit, je n’y ai aucune part. Mais qu’on vienne voleter comme un corbeau mort autour de mes oreilles en me traitant de rouge-brun qui fait le jeu-du-front-national si je ne m’insère pas tout entier dans l’urne en hurlant « C’est notre projeeeeeet ! », le nom d’Emmanuel en lettres rouges tatoué sur les côtes, voir.

Il n’est pas totalement interdit de penser politiquement pendant une élection présidentielle, même si ce n’est pas le moment le mieux choisi. De projet d’En Marche - soyons sérieux - point. De périmètre des futures alliances parlementaires, que tchi. De l’eau dans le vin épais des « réformes structurelles » qui partout échouèrent et partout firent monter les partis fachos, peau de balle. Au « programme », de vagues bons sentiments de reconfiguration du cadre politique - sans dépassement de ses institutions essouflées (spoiler : y’a un loup) - une vision social-autoritaire du travail et de la réorganisation de la protection sociale, emballée dans une morgue de petit marquis quand on évoque les quelques millions de gueux qui sont allés s’oublier dans le castro-chavezisme - « Je suis triste pour eux ».

Autant le dire bien net. Je ne suis pas d’accord avec ce que je vois et ce que je comprends de ce « programme ». Et je m’inquiète de ce qui n’est pas dit. Je suis enfin terrifié des silences du Marcheur-en-chef sur des questions centrales, de la transition écolo aux violences policières. Je ne vais donc pas me précipiter dans l’urne et tatoué (voir plus haut) dimanche-en-huit. Ça n’est pas tant qu’il faudrait en dire un peu plus ou préciser, on n’en est plus là à ce stade, et la famille-zombie Le Pen évite opportunément de faire ce travail un rien honnête qu’on attendrait du moindre chômdu devant son conseiller Pôle Emploi. Les compromis et les accords avec les composantes de gauche ? On apprend que ça n’est pas d’actualité par la voix des porte-paroles, dont acte.

Nous en sommes donc rendus, très simplement et avec beaucoup de clarté, à vos propres et seules responsabilités, chers marcheurs.

Il faut faire barrage au Front national ? Allez-y. Quand Franz-Olivier Giesberg ou François Fillon me pressent d’aller voter comme un seul homme pour En Marche, je tréssaute. Et je me repasse la bande. Il faudrait donc faire barrage à l’ennemie fascistoïde de la République ? Mouais. Qui a organisé patiemment, et depuis des années, la haine des étrangers, des pauvres, des musulmans, des fraudeurs, des banlieues ? Qui est véritablement comptable de la vague tsunamiesque de vomi racelard qui menace à chaque élection de nous submerger ? Les électeurs de gauche ? Qui pointe l’étranger, le fraudeur, l’allocataire du RSA comme le premier et principal ennemi ? Poutou, Mélenchon, Hamon, Arthaud ?

Votre manque de considération pour les électeurs qui se sont portés sur ces quatre candidats vous fait sans doute oublier qu’une bonne partie d’entre eux ne se seraient sans doute pas mobilisés sans leurs campagnes, les thèmes qu’ils portèrent, l’analyse de la crise et des solutions qu’ils proposèrent. La jeunesse ? Réputée acquise à la famille Le Pen, elle a pourtant voté massivement pour la France insoumise. Une sociologie plus fine du vote révèlerait sans doute combien la gauche dans cette campagne a été le premier et le seul rempart au Front national.

Il faut faire barrage au Front national ? Allez-y. Allez détailler par le menu la recette de vos méchants cataplasmes austéritaires dans les près de 18.000 communes qui votèrent majoritairement pour la famille Le Pen. En marche et en porte-à-porte, n’hésitez plus à cibler - logiciels obamiens en bandouillère - ceux qu’il convient de convaincre que la fin des service publics, c’est bath autant que la protection sociale, c’est out. L’autonomie des facs et le flicage des chômeurs, le gouvernement par ordonnances et la règle d’or budgétaire, la « transition numérique » à l’école primaire ; ce sont certainement de puissants leviers pour lutter et faire barrage contre le Front national. Allez-y, on vous regarde, affligés.

Le barrage au Front national, il ne s’organise pas dans les quinze jours d’entre-deux-tours. Dans cette période, ça sera sans moi, sans les vacataires de l’éducation nationale, les infirmières des urgences, les intérimaires et précaires, les permanents d’associations d’éducation populaire, les chômeurs de longue durée, les indépendants et les intermittents, sans nous, les militants de l’antiracisme politique, les marcheurs du 19 mars, les éborgnés des manifs de la Loi Travail, sans eux, les effacés et les oubliés de cette campagne, qui d’affaires en petit clapotis creux, n’ont eu de cesse de démonter et de faire reculer, au quotidien, sur-le-terrain, le Front national. Hors de votre calendrier électoral, de vos ambitions de réformes, de votre vision pour la France-notre-mère-patrie.

Ça sera vraiment sans nous, et c’est vraiment de la dernière indignité de nous accuser, nous, nous tous, de faire le-jeu-du-Front-national quand c’est un social-libéralisme austéritaire et autoritaire qui en fait chaque jour le lit à baldaquin, par la bouche pouponne du Marcheur-en-Chef, et ainsi le qualifie et l’utilise comme marchepied de sa propre domination.

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