Or, il semble que dans la très légitime volonté d’offensive contre un éditorialiste réactionnaire du Point (pardon pour le pléonasme) récemment goncourisé, cette boussole ait été perdue ici-même. Dans cet article de Yassid ben Hounet, il est en effet prétendu que Houris, le roman de Kamel Daoud [1], repose sur une fausse rumeur répandue en Algérie et surtout diffusée en France par « quelques journalistes passe-plats, naïfs, ethnocentrés, arrogants et/ou qui dédaignent l’Algérie ». Cette rumeur porte sur l’histoire de la « décennie noire » : ces années 90, durant lesquelles l’État algérien et les maquis islamistes se sont affrontés, principalement aux dépens de la population civile (150 000 morts). Ceux qui, comme moi, prennent au sérieux la prétendue « rumeur », soutiennent que le Groupe Islamique Armé était infiltré par le DRS, le Département du Renseignement et de la Sécurité (qui a remplacé la Sécurité militaire de Boumediene, et qui est devenu en 2016 Département de Surveillance et de Sécurité). Il s’agissait pour le principal Service secret algérien d’utiliser ces maquis pour affaiblir ceux du Front islamique de salut, de punir par une série de massacres les zones rurales qui soutenaient les maquis du FIS et de faire pression sur la France. Selon ben Hounet, « aucune recherche sérieuse ne corrobore cette thèse ». Or, ce qu’il prétend être « une grande fake news », « un grand récit complotiste », est en réalité une description de la réalité très largement documentée.
Rappel historique
Tout l’argumentaire de l’article litigieux repose sur un sol particulièrement mouvant : l’assimilation, sous le nom générique d’« Algérie », du gouvernement et du peuple algérien. Comme si c’était tout un. Mais si tel était le cas, pourquoi ces émeutes récurrentes depuis les années 1980 (Kabylie - 1980 ; Oran et Saïda - 1982 ; Oran - 1984 ; Casbah d’Alger - 1985 ; Constantine et Sétif -1986) ? Pourquoi les émeutes de 1988, si atrocement réprimées (plus de 500 morts, une grande créativité dans les tortures infligées aux émeutiers interpellés) ? Et, la parenthèse de la décennie noire refermée, pourquoi le Hirak (voir ici et ici) ? En réalité, dès que le peuple algérien se manifeste, il n’hésite pas à faire exactement ce que ben Hounet reproche aux « intellectuels décadents » français : jeter « l’opprobre sur les actions des services de sécurité de l’État algérien (police, gendarmerie, armée) ».
Quand ben Hounet prétend que durant la décennie noire « l’Algérie a dû faire face, seule, au terrorisme des groupes islamiques armés », cette prétendue solitude dans la lutte contre l’islamisme mérite un petit rappel historique. Après l’indépendance de l’Algérie et l’illusion lyrique des premières années, où l’on parlait d’autogestion dans les usines [2], le coup d’État de Boumediene a cadenassé le pouvoir politique autour d’une caste militaire prédatrice qui, trop occupée à se remplir les poches, n’a jamais développé un pays à fortes potentialités économiques en se contentant d’acheter la paix sociale grâce à la rente du pétrole. C’est la crise de cette dernière, entraînant l’appauvrissement général de la population (hormis la caste militaire) et de sa jeunesse en particulier, qui explique les émeutes des années 1980.
Après le soulèvement de 1988, un processus de démocratisation est lancé et les premières élections libres se déroulent en janvier 1991, à la suite de quoi il apparaît clairement que « le peuple veut la chute du régime » - fut-ce en portant au pouvoir un parti réactionnaire. Le Front islamique du salut avait été, dans un premier temps encouragé en sous-main par un pouvoir soucieux avant tout d’affaiblir les oppositions démocratiques – comme cela s’était passé dans l’Égypte d’Anouar el-Sadate bienveillante envers les islamistes et comme il adviendra en Palestine avec la politique israélienne favorisant le Hamas. Fort de son implantation locale et des services sociaux qu’il assumait à la place d’un État défaillant, le FIS frôle la majorité absolue au premier tour des élections. Sur quoi, le président Chadli démissionne et l’armée prend le pouvoir : il n’y aura jamais de deuxième tour. Le paradoxe est que ce coup d’État, qui s’oppose directement au fonctionnement du suffrage universel, est accueilli par le soulagement diversement dissimulé des démocraties occidentales. Ni la France ni l’Europe n’auraient aimé avoir un régime islamiste à leurs portes. Cependant, le gouvernement français, bien renseigné sur le fait que son homologue algérien s’est lancé dans une guerre sans merci contre une bonne partie de sa population, est partagé sur l’idée d’afficher son soutien à la politique de ceux qu’on a surnommé les « éradicateurs », à savoir les généraux partisans d’en finir avec l’islamisme à force de massacres. Le Monde diplomatique, peu soupçonnable de sympathies néocolonialistes, dans un article de 2005 écrit par deux spécialistes du Maghreb, résume bien la situation au début de la décennie noire :
« Fin 1993, le commandement militaire algérien, engagé depuis près de deux ans dans une guerre sans merci contre l’opposition islamiste, cherche à faire basculer la France en sa faveur. À Paris, au ministère de l’Intérieur, M. Charles Pasqua et son conseiller Jean-Charles Marchiani soutiennent fidèlement sa politique “éradicatrice”, contrairement à l’Élysée et au Quai d’Orsay – où François Mitterrand et M. Alain Juppé souhaitent une attitude moins répressive. Pour mettre Paris au pas et neutraliser les opposants algériens réfugiés en France, les chefs du DRS et M. Jean-Charles Marchiani prennent l’opinion en otage en organisant, fin octobre 1993, le “vrai-faux” enlèvement des époux Thévenot et d’Alain Freissier, fonctionnaires français en poste à Alger. M. Édouard Balladur finit par autoriser M. Pasqua à déclencher l’opération “Chrysanthème”, la plus importante rafle d’opposants algériens en France depuis le 17 octobre 1961. Satisfaits, les services algériens montent une opération “bidon” afin d’accréditer l’idée qu’ils sont parvenus à libérer les otages français des griffes de leurs “ravisseurs islamistes”. »
« Fin 1994, le DRS franchit un pas supplémentaire dans la “guerre contre-insurrectionnelle” en favorisant l’arrivée, à la tête du sanguinaire Groupe islamique armé (GIA), d’un “émir” qu’il contrôle, M. Djamel Zitouni. D’octobre 1994 à juillet 1996, celui-ci et son groupe vont revendiquer des actions sanglantes : détournement d’un Airbus d’Air France en décembre 1994, attentats dans le RER parisien en 1995, enlèvement et assassinat des moines de Tibhirine en 1996, massacres de civils… Tout cela sert, de facto, les objectifs des généraux éradicateurs : discréditer les islamistes, confirmer le soutien de Paris et torpiller toute perspective de compromis politique en Algérie. »
Une thèse très étayée
De l’utilisation des attentats du GIA en France (juillet-octobre 1995) pour empêcher celle-ci de soutenir le processus des pourparlers de paix avec le FIS lancés par les principaux partis algériens sous l’égide de la communauté de Sant’Egidio jusqu’à l’infiltration du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (2003) dont un chef, ancien garde du corps d’un des principaux généraux « éradicateurs » s’est retrouvé promu chef d’Al Qaeda au Sahara, (avant d’être ultérieurement remplacé par un ancien contrebandier lui aussi manipulé), le double jeu des services algériens avec l’islamisme est trop documenté pour qu’on puisse le présenter comme une fake news. Critiquer un éditorialiste réactionnaire et islamophobe et sa vedettarisation par tout ce que la France compte de traqueurs de wokistes, d’obsédés de l’islamo-gauchisme et de laïcards islamophobes est une bonne chose. En profiter pour refiler le récit mensonger produit par une kleptocratie régnant sur l’Algérie depuis 50 ans, c’est d’autant plus douteux que l’auteur s’appuie principalement sur le témoignage d’un Mohamed Sifaoui, dont le c.v. de faux témoin professionnel, proche des Services algériens, est long comme le bras. Et jeter au passage le soupçon sur l’engagement pour l’émancipation des peuples du regretté François Gèze, militant depuis sa jeunesse du Cedetim, c’est vil [3]. Comme dans la guerre des mémoires engagée entre une France qui refuse de reconnaître le crime contre l’humanité que fut la colonisation et un pouvoir clanique qui instrumentalise les horreurs coloniales pour se légitimer ad vitam aeternam, certains critiques du néo-colonialisme nous somment de choisir entre d’un côté le narratif de Daoud et de la France réac, qui comporte pourtant, dans son flot islamophobe, un élément vrai : l’implication des Services algériens dans les crimes de la décennie noire, et de l’autre côté, le récit des dits services niant leur implication tout en avançant une vérité : le caractère effectivement répugnant et criminel de l’islamisme. Mais dans les deux cas, comme disaient les situationnistes, le vrai est un moment du faux. Le Hirak et les mouvements qui l’ont précédé, nous indiquent au contraire la voie à suivre : ni avec les uns ni avec les autres.
La vérité historique travaille aussi pour la chute du régime, en Algérie comme ailleurs.
Serge Quadruppani