Le Guinarou

Des cailloux, un monstre et des machines
Arcadio Wang

paru dans lundimatin#353, le 3 octobre 2022

Après nous avoir partagé l’histoire d’une cité post-effondrement dans une nouvelle en huit parties l’hiver dernier [1], Arcadio Wang nous propose cette semaine un nouveau récit, qui sera publié le 14 octobre dans la revue Corrodes des éditions Dynastes.
C’est l’histoire d’un homme seul, qui s’obstine, pour pouvoir planter du blé, à retirer à la pioche tout le calcaire d’une terre où pas grand chose ne pousse. Un jour, coup de bol : il plante sa pioche dans le crâne d’une créature aux pouvoir stupéfiants, qui va l’aider à opérer la transition d’une agriculture low-tech et franchement galère vers un modèle industriel et productif qui lui permettra de s’en mettre plein les poches (mais créera quelques tensions dans le voisinage). Merci le Guinarou !

Il creusait la terre et en sortait des pierres depuis des mois. Mais c’était un projet trop vaste pour un seul homme. Cela, tout le monde le lui avait dit. La propriété était trop vaste, la terre inexploitable, du moins tant qu’elle serait ainsi emplie de ces pierres blanches. Lui voulait devenir un très gros exploitant, avoir un immense terrain sur lequel semer ses graines à perte de vue et il n’avait pas les moyens de se payer une large terre déjà pleinement arable.

« Non mais tu es complètement fou, toutes ces collines n’ont jamais été bonnes qu’à nourrir les chèvres... Pourquoi t’acharner ainsi ? Écoute un peu ton père !... Et puis on la dit mauvaise cette terre, si nos vieux n’ont pas osé l’exploiter jusqu’à maintenant ce n’est pas pour rien. Quand tu te penches sur le sol et tends l’oreille, là-bas, tu entends une vibration, un vrombissement sourd, comme un chœur qui chantonne au loin. Tiens-toi à distance de ces collines. »

Il s’était tu mais cela ne l’avait pas empêché de vendre la petite propriété familiale pour acheter les six collines.

De toute manière, la modernité arrivait dans cette région rurale, bientôt il n’y aurait plus de fermette comme celle où il avait grandi. L’âge des grandes exploitations avait commencé et ces bouleversements faisaient déjà brutalement évoluer les idées des paysans soudain pris de rêves de grandeur. Lui n’avait jamais cru en leurs superstitions. Il crachait sur leurs peurs et méprisait les interdits. Il en avait assez de la terre, il ne voulait plus la cultiver. Il allait se démener et une fois qu’il se serait débarrassé de ces maudites pierres, il ferait vite fructifier ses profits. Il avait des projets pour s’éloigner des mains caleuses et sales, des habits rêches et des terreurs liées au ciel. Le premier de sa race, il ne demeurerait pas un exploitant. Alors il creusait, il les extirpait ces maudites pierres et il les transportait d’un pas vif en bas, là où un talus débouchait sur une dépression, presque un petit précipice.

Mais il aurait fallu des mois à une armée d’hommes seulement munis de pioches pour venir à bout de ces pierres ; comment avait-il pu croire qu’il serait à la hauteur d’une telle tâche ? Il était seul et n’était pas même vraiment là, perdu dans ses rêves d’avenir prospère pendant tous ces jours où il se levait à l’aube et travaillait jusqu’à la fraîche pour séparer la pierre de la terre, pour faire remonter ces cailloux obstinés qui semblaient repousser à mesure qu’il les extrayait de cette belle terre presque sableuse. Pendant tout ce temps, il ne semait ni ne récoltait ; quand ses journées de bagnard volontaire touchaient à leur fin, il rejoignait la modeste bâtisse qu’il avait établie au sommet de la sixième colline, et croisait avec amertume son père qui lui tenait rancœur. Et le lendemain il repartait, sans paroles. Il restait absent à ce présent qui défiait sa volonté.

Des pierres, il en avait extrait des centaines, des petites comme des plus massives. Leurs arêtes aiguës l’avaient bien souvent fait saigner. Certaines lui avaient demandé jusqu’à une demi-journée de dur labeur. Après tous ces efforts, il les avait extirpées avec un cri de rage et de triomphe, conservant longtemps sur sa face l’éternel sourire de ceux qui exhument des choses de la terre. Il rentrait ensuite chez lui et poursuivait son rêve de grandeur future en observant les fissures dans le plafond, entre veille et sommeil.

Un de ces jours tous semblables où il se dirigeait pioche à l’épaule sur l’une de ses six collines après s’être échiné des heures durant, il traversa une zone qu’il avait déjà travaillée : elle laissait voir ça-et-là de nombreuses pierres blanches, au point qu’il était difficile de faire la différence avec d’autres coins où il n’était pas encore intervenu… Ses yeux se dessillèrent. Il reconnut enfin que son travail ne libérait nulle part cette belle terre sableuse à laquelle il rêvait, ce trésor brun qui devait lui permettre de s’extraire de cette trop rétive campagne.

Il était épuisé, il revint s’asseoir sur l’une des plus grosses pierres qui dépassait de la terre. Celle-ci, il la connaissait ; quelques semaines plus tôt, il avait passé tout un jour à tenter de s’en débarrasser et avait dû renoncer.

Pour qui s’était-il pris ? Les autres allaient le lui demander, railler ses stupides prétentions. Il allait être ramené aux limites dans lesquelles les siens s’étaient toujours tenus, il aurait sa petite ferme et ferait de maigres profits, jusqu’à ce qu’un autre, un plus gros exploitant, ne le rachète.

Alors il s’emporta, déjà relevé ; il s’en prit à cette grosse pierre, la plus obtuse de ce champ. Il entreprit de la briser avec sa pioche pour déplacer sa colère, colère contre son père, colère contre lui-même plus encore, contre cette insupportable résistance du monde à nos projets. Il frappa plus fort, il frappa encore et encore, et encore, jusqu’à ce que soudain la pierre semble exploser, projetant des éclats biseautés de multiples côtés. Il se protégea le visage avec ses bras pour ne pas être blessé.

En rouvrant les yeux, il découvrit qu’il avait fait comme un cratère dans la roche et mis à jour une boule anthracite, mais dure, de la taille d’une balle, ou de celle d’un casque ; sa fureur avait concentré ses forces et sa pioche s’était enfoncée profondément dedans. Sa stupeur redoubla, car cela se mit à remuer, de droite à gauche, doucement d’abord, puis avec plus de frénésie, se dégageant de la rocaille. Deux mains semblables à de longs coléoptères commencèrent à remuer autour du crâne, puis deux bras maigres prirent appui sur les côtés pour aider ce corps grêle à s’extirper du sous-sol. Il aurait dû tourner le dos et tenter sa chance, fuir, même s’il pressentait déjà que c’était impossible, qu’on ne lui laisserait pas la défaire cette erreur qu’il avait commise ici. C’était le Guinarou, Guinarou des Guinées, et c’était lui qui l’avait réveillé. Il avait fini de s’extraire de la terre et semblait contrarié, d’autant plus contrarié que la pioche était toujours fichée dans son crâne. Ce petit avorton anthracite ne le regardait même pas. Il se mit à tâter doucement le sommet de sa tête pour évaluer les dégâts, puis de sa voix métallique il s’adressa à lui :

« Ôte-la moi. »

L’homme hésita, puis il se saisit du manche et tira, mais le Guinarou était si maigre et petit qu’il se soulevait du sol, remuant des pattes en maugréant de sa voix de métal. Alors l’avorton anthracite se cramponna aux restes de la grosse pierre pour que l’homme pût tirer plus fort. Son cou s’allongeait tandis que l’homme fournissait un effort plus prononcé pour extirper le fer de la pioche, qui jaillit enfin du crâne lisse du Guinarou dans un bruit de succion. Et du crâne trop gros du fœtus anthracite il vit sourdre avec abondance un liquide noir qui imprégna tout le corps et la face du Guinarou. Il ne se plaignait pas pourtant, le Guinarou, il attendait que cela se tarît en fermant ses paupières dénuées de cils. Autour, la terre était toute souillée. L’homme voulait s’excuser mais il avait peur, comme dans ces rêves où l’on se retrouve figé à quelques centimètres d’un serpent ou d’un fauve ; il craignait que le moindre geste ou la plus brève parole ne fît prendre pleinement conscience à la créature de sa présence et qu’elle déchaînât enfin sa férocité sur lui. Il ne pouvait reculer ni parler ni même bouger et espérait bêtement que son effacement le rendrait invisible. Le Guinarou rouvrit les yeux, pas plus préoccupé de cette coulée noire qui le recouvrait que du trou au crâne qu’on lui avait fait. Derrière sa pluie poisseuse, il observait l’homme sans ciller. Stupéfié, celui-ci lui retournait son regard.

« … J’ai acheté cette terre. J’ôte les pierres de ma terre.

– Tu l’as achetée ? Alors attends, je vais t’aider. Montre-moi comment tu fais. »

L’homme le regarda, apeuré, puis devant l’immobile attente de la créature il finit par s’exécuter. Il montra au Guinarou comment il déplaçait une à une les pierres : il se pencha lentement vers la terre et sortit d’elle une pierre grosse comme une miche. Puis il la jeta mollement sur le sol, aux pieds de l’avorton.

C’était le Guinarou, Guinarou des Guinées. Aussitôt, un long vrombissement se mit à sourdre depuis les profondeurs de la terre ; puis les pierres, partout autour, et sur les cinq autres collines, sortirent lentement du sol comme si des milliers de mains invisibles les poussaient de par en dessous. D’où venaient-elles toutes ces mains ? S’agissait-il d’extrémités invisibles partant de cet être minuscule ? Ou bien appartenaient-elles à des êtres à part, créatures sans forme et sans volonté propre, troupeau de serviteurs au service du Guinarou ? L’homme dut reculer car les pierres venaient toutes s’abattre là où lui-même avait jeté la sienne. Elles firent bientôt un immense tas, plusieurs milliers de pierres, certaines grosses comme des tables et d’autres tenant dans la paume de la main. L’homme refusait d’y croire. Le Guinarou avait rendu l’impossible possible.

L’homme attendait suspendu à la vision du petit être dont le crâne déjà se refermait, laissant seulement une croûte sombre au milieu de sa peau anthracite, l’homme attendait qu’on lui donnât le prix que ce miracle allait lui coûter ; il craignait pour sa vie. Mais de sa voix métallique, de sa voix cuivrée le Guinarou lui demanda juste :

« Et maintenant ? »

Alors l’homme, toujours timidement, prit une autre pierre, plus petite que l’autre et il la jeta non loin, au fond du petit précipice.

« Attends, je vais t’aider. »

Et le ballet reprit, les pierres se soulevèrent de nouveau et allèrent en planant nonchalamment rejoindre celle que l’homme avait jetée. C’était le Guinarou, Guinarou des Guinées et l’homme dès lors décidé à laisser ce miracle ou ce cauchemar se dérouler donna au Guinarou toute une série d’ordres, que son infernale domesticité exécutait sans jamais rechigner — juste en entonnant encore et toujours cette espèce de marmonnement qui vous étourdissait, comme si l’on vous avait glissé sous une vaste cloche sur laquelle on aurait frappé. Et le Guinarou tandis que son armée s’exécutait restait immobile et les yeux fixes, absent, ou concentré, jouant – mais jusqu’à quand ? – le rôle d’intendant pour l’homme.

Dès le premier jour la terre fut préparée, les sillons furent tracés. Et une semaine plus tard l’homme revint sur le champ, champ que nul n’avait encore vu si bien préparé, l’homme portait sur une charrette des sacs remplis de graines. Ceux qu’il avait croisés l’avaient cru demeuré ; ils ignoraient que grâce au Guinarou il les avait déjà quittés.

Devant le Guinarou qui n’avait pas bougé, il versa quelques graines dans un sillon, avec application, « Attends, je vais t’aider », prononça encore la voix dorée, et déjà les sillons se remplissaient précautionneusement de graines, le même geste était invisiblement répété cent et mille fois, c’était le Guinarou, Guinarou des Guinées et les ordres n’avaient pas même besoin d’être énoncés pour que l’armée de ses mains invisibles se mît à entonner son chant d’esclaves, chant de damnés dont l’homme échouait à comprendre le sens. Et l’homme prit un seau pour aller puiser de l’eau, dans un puits, là, en contrebas, « attends, je vais t’aider », et il n’y eut pas même de ballet des balais enchantés, il n’y eut pas même de seau pour porter toute l’eau qu’il fallait, les mains invisibles semblaient assez larges pour la porter et elles n’en perdaient pas une goutte. Le champ fut arrosé, ce soir-là, et tous les autres aussi ; avec les mains invisibles, l’homme était désormais le seul capable d’irriguer seul un si vaste territoire. Ses voisins avaient fini par voir tout ce blé pousser, ce blé qu’un homme seul n’était pas capable d’irriguer, ils s’étaient déplacés et avaient vu les pierres, là, en bas, ils avaient vu les six collines ondoyer avec ces blés déjà poussés, et ils avaient dit de l’homme c’est le diable !
Et l’homme s’était tenu sur ses gardes, il se doutait que l’un d’eux allait tenter de mettre un frein à ses projets, et l’un d’eux avait en effet commencé à les faucher, ses beaux blés, encouragé par ses voisins, alors l’homme lui avait botté le train, botté d’autorité, fort de se trouver dans sa propriété privée, alors le Guinarou avait dit je vais t’aider, et il l’avait aidé. Et l’homme découvrit que les mains invisibles avaient aussi des pieds, des pieds qui eurent tôt fait de botter les derrières de tous ces voisins assemblés pour les bouter hors de sa propriété.
Et les mains invisibles continuèrent d’arroser, et les ongles de l’homme se mirent à blanchir, et ses mains à retrouver la douceur de la peau des nouveaux-nés.
Et les autres, dans les fermes alentour, continuaient de dire c’est le diable ! quand on le mentionnait, et ils l’auraient bien éliminé cet homme qui s’élevait par des moyens qu’ils réprouvaient, mais il était déjà parti, l’homme, il ne vivait plus parmi eux, il avait profité de la vente de tout ce blé pour gagner la ville.
Et tout ça grâce au Guinarou, Guinarou des Guinées, qui avait dit je vais t’aider lorsqu’il avait fauché, avec sa voix profonde, sa voix de cuivre, sa voix dorée, le Guinarou dont les mains invisibles avaient vanné dans un immense et invisible van, récoltant des tonnes de blé, dont les mains avaient transporté tout ce blé loin, loin, là où un meunier, qui devait avoir lui aussi trouvé son Guinarou, Guinarou des meuniers, avait troqué son moulin contre une fabrique.
Et lorsque l’homme avait voulu vendre son blé, le Guinarou avait bien entendu répété je vais t’aider, et le chant fut entonné, mais un chant qui se perdit dans les airs, qui se déplaça dans les airs et vint trouver un acheteur à la mesure de la prospérité de l’homme, un acheteur qui avait lui aussi sans nul doute trouvé son Guinarou, Guinarou des acheteurs, et qui avait les moyens de tout acheter de ces immenses quantités de blé, et ils s’entendirent pour déterminer un prix bas, un prix qui fit s’effondrer le marché.
Et l’homme n’eut plus jamais à aller fouler de ses pieds ses six collines dénudées, car il avait ruiné ses voisins qui ne vendaient de blé que de très maigres quantités, et ses voisins écœurés disaient encore que cet homme, c’était le diable, mais cela ne les aida pas à s’acquitter de leurs dettes, et leurs fermes, ils les vendirent, ils les vendirent à l’homme, et ils n’eurent plus d’autre choix que de travailler pour lui.

Mais ils ne travaillèrent pas longtemps pour lui car l’homme trouvait qu’ils lui coûtaient ; il avait engagé des ingénieurs pour réfléchir à un moyen de s’en passer, mais leurs avancées étaient timides encore, alors le Guinarou des Guinées dit une fois de plus je vais t’aider, et il l’aida, l’homme, et il remplaça le travail de ses mains invisibles par celui de machines, des machines bien plus bruyantes que le chant de ses mains esclaves et damnées, des machines qui employaient pour se remuer un drôle de liquide, un liquide qu’on trouvait loin sous la terre mais le Guinarou la connaissait bien la terre, c’était de là-dessous qu’il venait, et il le connaissait bien ce liquide noir et poisseux car il en avait plein la tête.
Et les machines remuaient, taillaient, poussaient, comme si les mains invisibles s’étaient encore multipliées. Et comme cela ne suffisait pas, comme le liquide noir ne pouvait nourrir toutes les machines, les mains inventèrent une autre source d’énergie, le Guinarou leur commanda d’encore aller creuser la terre et de trouver un minerai, un minerai dont il ne fallait pas approcher, un minerai qui s’échauffait dans de colossales usines et mettait des siècles à perdre de sa nocivité.
Et les machines poussèrent les voisins de l’homme loin, loin des champs, là, là, dans les villes où ils se mirent à les fabriquer ces machines, à enfanter les petits des machines qui les avaient délogés. Et ils ne disaient plus que l’homme était le diable parce qu’ils l’avaient déjà oublié, car l’homme était loin, plus loin encore, il s’était installé dans une plus grande ville encore et les mains invisibles que le Guinarou, Guinarou des Guinées, commandait elles aussi ne touchaient plus la terre, elles planaient, planaient au contraire pour transporter l’argent, un argent invisible, dématérialisé, qu’il engrangeait plus vite que ses blés, pour aussitôt lui commander de s’envoler, et il acheta des usines, et bientôt ses usines ne lui parurent plus générer assez de cet argent invisible qu’il aimait savoir là, quelque part, en train de voler dans les mains invisibles, vers un endroit où il pourrait nidifier, engendrer, se multiplier.
Alors le Guinarou dit comme à son habitude je vais t’aider, alors les usines, là, dans ce pays trop prospère semblèrent s’enfoncer sous la terre et elles resurgirent loin, loin dans d’autres contrées où les travailleurs lui coûteraient moins cher, et les autres patrons dirent cet homme est le diable, mais finalement ils l’imitèrent ; et les ouvriers, dont certains avaient été ses voisins à une époque lointaine, se retrouvèrent sans emploi, alors l’homme dit qu’il ne pouvait les laisser crever au milieu de toutes ces prospérités, le Guinarou dit, faut-il le préciser, il dit je vais t’aider, et les politiciens l’écoutèrent, et les autres ouvriers, ceux qui avaient encore un emploi, et l’homme lui-même reversèrent un peu de leurs profits pour les faire subsister.
Mais bientôt il pesta qu’ils lui coûtaient trop cher, à l’homme, et il fit en sorte que leur pension fût intégralement ou presque reversée à lui ou aux hommes qui lui ressemblaient, ceux qui avaient compris tôt que nous étions entrés dans l’ère du Guinarou, de cet être doré, et de ses mains invisibles, ses mains esclaves et damnées.

Quand le mois était terminé, ces paysans transformés en ouvriers puis relégués à l’état de nourrissons attendant leur purée découvraient que leur pension, cette pension invisible qui leur avait été versée s’était comme enfoncée dans la terre. Mais elle ne s’était pas enfoncée dans la terre, elle s’était envolée par morceaux et ces morceaux de pension planaient dans les mains invisibles, ces mains qui ne connaissaient ni sommeil ni vacances ni retraite ni fête, car poursuivre l’argent, même invisible, est déjà une fête ; et ces mains cherchaient un endroit où faire nidifier ces morceaux prélevés à des paysans qui n’étaient plus ni paysans, ni ouvriers, qu’on avait réduits à l’état de nourrissons, auxquels on avait prélevé par morceaux une maigre pension qui les faisait subsister. De toute manière tout s’envolait désormais, tout filait dans les airs à une vitesse irraisonnée, et les lettres qui se passaient de papier, et les voix transportées en quelques centièmes de secondes jusque dans de lointaines contrées, et la musique désincarnée et démultipliée.
Et certains en profitaient, de ces mutations, et l’homme, l’homme qui jadis avait remué des pierres dans son champ était parmi les premiers. Et les hommes continuaient tous de creuser, espérant tous trouver leur propre Guinarou, et le Guinarou de l’homme leur disait je vais t’aider, et ses mains invisibles en tiraient, de la terre, de nouveaux minerais, des gaz invisibles, des matières premières imperceptibles, qui devaient encore tout accélérer, tout précipiter.

Et l’homme riait avec le Guinarou en lui confiant qu’il l’avait jadis redouté, et il clamait à qui voulait l’entendre que le Guinarou n’avait rien dégradé, qu’il avait plutôt tout changé, tout arrangé, et il dit pour finir : Cela est bien. Car tout le monde avait retrouvé sa place dans ce monde où ne comptait plus que ce qui bougeait, où ne comptait plus que ce qui était invisible, comme les maudites mains du Guinarou, et l’avion de l’homme volait comme un immense jouet porté par des mains invisibles, et il continuait de dire tout est bien. Il avait bien entendu, comment n’aurait-il pas entendu, il avait bien entendu parler de gens insatisfaits, même si des hauteurs où son avion l’avait hissé les sons étaient étouffés, comment ne lui serait pas parvenu le vague écho des injustices que tout cela provoquait, mais des injustices il y en avait eu aussi, jadis, et de toute manière les mains invisibles allaient tout équilibrer ; le Guinarou, lui, était dans la soute, enfermé dans une valise et peu rassuré de se trouver à une telle distance de la terre que l’homme lui avait fait quitter.

Mais il savait que tout était libéré, déchaîné, il savait qu’un processus était enclenché et que rien ne pourrait plus l’arrêter. L’homme lui volait, volait, il ne touchait plus guère terre désormais, invisible à ses locataires à ses employés aux directeurs qu’il avait tous placés, mais il balaya tout cela d’un geste en disant que, somme toute, là-dessous, tout allait pour le mieux, tout était en train de s’équilibrer. Il n’entendait pas, très bas, là-dessous, les rumeurs de toutes ces misères de tous ces maux de toutes ces extinctions – car rien ne fait moins de bruit qu’une extinction – sourdre avec des cris de damnés, cris de damnés somme toute comparables au marmonnement des mains invisibles, il n’entendait rien l’homme qui volait en riant de s’être un jour méfié du Guinarou, Guinarou des Guinées, du Guinarou qui somme toute l’avait tant aidé et l’homme ne savait pas qu’un matin ou un soir, parce qu’il lui faudrait bien se poser, son avion ne trouverait plus rien ni personne pour lui permettre de se poser, si ce n’est peut-être des mains sales pour le déchiqueter ou des laves libérées, libérées hors de cette terre que finalement il n’aurait pas fallu trop remuer, ou des terres ensablées, ou des terres immergées, et qu’il allait s’écraser et que seul le Guinarou serait satisfait, satisfait d’avoir atteint toute la somme ; et toute la somme atteinte il pourrait retourner là, là-bas, tout en dessous, lorsque l’homme et son avion se seraient écrasés, et il rappellerait en silence ses mains, ses armées de mains invisibles, sans plus avoir à la pousser, sa voix des profondeurs, sa voix métallique, dorée, parce qu’il n’y aurait plus personne pour l’écouter. Satisfait, le Guinarou pourrait enfin se reposer.

Arcadio Wang

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