Le rire des foules est l’hilarité de la folie
Le nationalisme ne croit plus tout à fait à lui-même. C’est pourquoi il prend des traits caricaturaux, comme toute chose qui se nuit à elle-même et s’aveugle volontairement. Son élément délirant se manifeste dans la crainte d’une réapparition de la catastrophe aux formes multiples : de l’abandon des énergies carbonées à celui du nucléaire, de la Chine au Mexique, des fous qui déferlent de l’étranger aux Haïtiens illégaux mangeurs de chats et de chiens, de l’Islam au « grand effacement », qui peine à euphémiser le « grand remplacement ».
Des hommes et des femmes reviennent, sous des formes régressives, à l’instinct mimétique impérieux, au détriment des attitudes rationnelles. Au service du pouvoir de répression, ils s’abandonnent avec haine et mépris à peine voilés, aux impulsions taboues. Le Grand Agitateur tire parti de ce besoin. Sa principale source d’excitation, et de celle de son auditoire, il la puise dans la traduction par le geste des impulsions mimétiques socialement refoulées. Le point culminant de son discours tient dans le moment où il personnifie l’ennemi. Il imite alors celui qu’il voudrait voir anéanti, déclenchant l’hilarité chez des spectateurs qui peuvent ainsi donner libre cours à une impulsion naturelle défendue. Le rire des foules est l’hilarité de la folie.
Imiter l’impuissant pour faire naître la haine contre lui
Le Grand Agitateur imite l’impuissance parce qu’il veut revenir en arrière. Tendance régressive. Il joue le chaotique. Les suprémacistes blancs – aux activités desquels le père d’un grand agitateur contemporain a pris part dans les années 1920 – ne s’y trompent pas : « Tant qu’il génère du chaos et crée des dégâts auprès des citoyens, il convient parfaitement. J’adore », s’enthousiasme Tom Metzger, ancien dirigeant du Ku Klux Klan, fondateur du groupe de séparation raciale White Aryan Resistance.
Dans le ton qu’il prend, l’agitateur imite mais aussi violente la vérité, grâce au spectacle, car le mimétique refoulé se rapporte toujours à la non-vérité. N’a plus besoin de preuves celui qui a les rieurs de son côté.
L’agitateur éveille la colère que le refoulement produit : imitant l’inconscient de celui qu’il a en face de lui, il montre aux hommes ce qu’ils voudraient bien faire. En répétant l’impuissance sans l’incarner, il fait porter la colère sur les autres, ceux du dehors. S’il était lui-même l’impuissant, la colère irait contre lui, mais la mimésis a la fonction de distancier le sujet de sa faiblesse, du fait qu’il joue la faiblesse. Il s’agit de faire naître la haine contre l’impuissant. Un jour les handicapés, un jour les Noirs, un jour les Juifs, un jour les Palestiniens. L’agitateur régresse aux yeux des spectateurs d’une manière permise par la fin qu’il vise. C’est déjà un pogrom.
Le retour du « nouvel homme brut »
Les proscrits éveillent fatalement le désir de proscrire les autres. La violence s’enflamme à la vue des marques que la violence a laissées sur eux. Est continuellement imité celui que l’on ne peut souffrir. Colère, dédain et imitation fielleuse sont en réalité la même chose. L’agitateur au visage de bonimenteur, hystérique sur commande, conduit la danse. Son personnage, figurant d’un étatisme ubuesque, offre en représentation et en image tout ce qui est refusé aux autres dans la réalité. Il peut gesticuler comme un clown, bien qu’il n’en soit pas un. Ainsi les impulsions normalement taboues et incompatibles avec la société dominante sont transformées en comportements conformistes.
Les démagogues sont souvent dépeints comme des histrions. Mais leur fonds de commerce réside dans leur utilisation maligne de l’instinct mimétique. Le recours à une panoplie de simagrées, à des gestes abrupts et exagérés pour exprimer des impulsions refoulées, donne à penser que l’agitateur se rebelle ouvertement contre la civilisation et promeut la révolte de la nature opprimée contre la domination. Il s’agit en réalité d’inciter la nature à se joindre aux forces de répression par lesquelles la nature elle-même doit être écrasée.
Car si l’agitateur fait usage du mensonge, c’est autant en affirmant des contre-vérités, qu’en appelant chacun à cesser de se mentir à lui-même et de nier le naturel en soi, fait de force et de volonté d’exterminer ses ennemis. Conquérir l’inconscient de son auditoire en suggérant qu’il peut forger un pouvoir au nom duquel l’interdit portant sur la nature refoulée peut être levé, telle est la visée de l’agitateur. Ni la raison, ni la démocratie ne peuvent faire face à cette marée de la révolte de l’homme naturel, que le philosophe fasciste Oswald Spengler qualifiait de « nouvel homme brut », à moins de compromettre le mode de vie démocratique lui-même en stimulant les forces inconscientes destructrices.
Un fasciste pseudo-conservateur
Le Grand Agitateur est un fasciste pseudo-conservateur dont la structure psychologique s’organise autour du conformisme et la soumission autoritaire au niveau du moi, tandis que violence, impulsions anarchiques et destructivité sont remisées dans la sphère inconsciente. Tous les mouvements fascistes se servent officiellement d’idées et de valeurs traditionnelles mais leur confèrent, de fait, une signification anti-humaniste entièrement différente.
Les idées de conservatisme politique et de libéralisme traditionnel sont neutralisées et utilisées comme un simple travestissement de désirs répressifs et, en dernière analyse, destructeurs. Le pseudo-conservateur est un homme qui, au nom du maintien des valeurs et des institutions traditionnelles, et de leur défense contre des dangers plus ou moins fictifs, vise, consciemment ou inconsciemment, leur abolition.
Alors que les conservateurs authentiques sont ceux qui ont essentiellement réussi dans leur identification aux modèles autoritaires, sans trop reporter leurs conflits émotionnels et sans développer de fortes ambivalences et des contre-tendances destructrices, les traits pseudo-conservateurs renvoient à une identification autoritaire qui n’a pas réussi, ou qui n’a réussi qu’à un niveau superficiel. Le pseudo-conservateur est ainsi continuellement contraint à exagérer cette identification afin de se convaincre lui-même, et les autres, qu’il appartient à la bonne strate sociale. L’énergie obstinée qu’il déploie pour accepter des valeurs conformistes menace constamment de détruire ces valeurs elles-mêmes, de les tourner en leur opposé, tout comme son énergie fanatique à défendre Dieu et le Pays le conduit à s’associer à des organisations extrémistes et à sympathiser avec les ennemis de son pays.
Le Grand Agitateur accuse les progressistes de la chose même qu’il voudrait faire : pervertir la démocratie, usurper le pouvoir en s’isolant de manière dictatoriale. Il en appelle à une défense de la démocratie contre ses « abus » – la « malhonnêteté des médias », des agissements dignes d’une « Allemagne nazie » – et finirait, à force d’en attaquer les « abus », par abolir totalement la démocratie elle-même. Le Grand Agitateur joue les assassinés pour mieux fomenter ses assassinats.
Thierry Ribault
chercheur en sciences sociales au CNRS