Le 9 septembre, les prisonniers des États-Unis entrent en grève

« En pleine campagne Clinton-Trump et dans le prolongement du mouvement Black Lives Matter, l’émergence d’un mouvement anti-carcéral de masse dénonçant le racisme institutionnel à l’intérieur et à l’extérieur des prisons pourrait s’avérer explosif. »

paru dans lundimatin#71, le 7 septembre 2016

Depuis des mois, une mobilisation sans précédent se met en place. Dans toutes les prisons américaines, des prisonniers s’apprêtent à se mettre en grève de la faim, des plateaux ou du travail. À l’extérieur des manifestations sont prévues dans tous les états.

La date n’a pas été choisie au hasard, ce 9 septembre on commémorera le 45e anniversaire de la mutinerie d’Attica. [1]

Le système carcéral américain avec ses 2,3 millions de détenus (près d’un adulte sur cent dont 40% sont afro-américains) est une des conditions même du maintien de l’ordre et de l’économie. En pleine campagne Clinton-Trump et dans le prolongement du mouvement Black Lives Matter, l’émergence d’un mouvement anti-carcéral de masse dénonçant le racisme institutionnel à l’intérieur et à l’extérieur des prisons pourrait s’avérer explosif.

Nous avons interviewé un membre du Comité d’Organisation des Travailleurs Incarcérés (IWOC) qui se mobilise avec beaucoup d’autres pour que le 9 septembre soit historique.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il va se passer le 9 septembre ?
Dans quasiment chaque état du pays, il y a au moins un groupe de prisonnier qui s’est engagé à se mettre en grève et une action prévue à l’extérieur des prisons.
Peut-on imaginer que cela soit, dans l’histoire de la prison, la plus grande grève de détenus jamais organisée ?
Du point de vue de la résistance des prisonniers aux Etats-Unis, cela sera certainement la plus grande action jamais vue. Et ce sera certainement plus ample que ce qui s’était passé à Attica il y a 45 ans.

Depuis deux siècles, le système pénitentiaire est l’un des dispositifs clef du capitalisme et des sociétés de contrôle, comment pensez-vous que le gouvernement et la police vont réagir au mouvement du 9 septembre ?
Nous sommes très inquiets de la répression des prisonniers. Nous les incitons à communiquer vers l’extérieur dès que cela arrivera. Si nous espérons qu’il n’y aura pas de répression, nous nous attendons à voir des gazages, des tabassages et possiblement des morts. Les prisonniers en grève de la faim seront certainement alimentés de force. Le soutien de l’étranger est particulièrement important, nous invitons donc vos lecteurs à se tenir au courant et à agir. En ce qui concerne les manifestations à l’extérieur des prisons, nous nous attendons aussi à de nombreuses arrestations. Nous souhaitons des manifestations pacifiques, mais c’est la police qui en décidera. Nous n’avons prise que sur nous-mêmes.

Dans quelle mesure cette grève nationale des prisonniers est-elle liée aux mouvements massifs de protestation qui se sont déroulés ces deux dernières années aux Etats-Unis à la suite des meurtres répétés de personnes noirs par des policiers ?
Depuis la mort de Mike Brown à Ferguson, les victimes de la brutalité policière ont bénéficié d’une énorme coup de projecteur. Particulièrement Black Lives Matter mais aussi les hispaniques, les trans, et les autres minorités qui se font tuer par la police. La proportion d’incarcération dans le pays en est une extension. Le réflexe raciste qui pousse un policier à supposer qu’une personne est plus dangereuse ou mérite moins de rester en vie est le même que celui qui le pousse à arrêter une personne qu’il aurait laissé repartir si elle bénéficiait de privilèges blancs. Un homme afro-américain sur quatre est incarcéré. Il est certain que cette prise de conscience de la brutalité policière a ouvert la voie à ce que les travailleurs incarcérés se soulèvent eux aussi. De fait, l’un des hashtags de la grève des prisonniers est #IncarceratedLivesMatter. Beaucoup des activistes mobilisés à l’extérieur sont d’ailleurs impliqués dans les deux campagnes.
Pouvez-vous donner aux lecteurs français un aperçu de ce qu’est le système pénitentiaire américain ? Pourquoi parlez-vous de « Complexe carcéral industriel » ?
Il existe un mythe selon lequel les prisons américaines auraient pour but de réhabiliter les prisonniers, ou bien que les prisons seraient nécessaires afin d’isoler les populations dangereuses et de sécuriser la communauté. La réalité c’est que les prisons sont un gigantesque business. Construire des prisons est une entreprise extrêmement lucrative car les prisonniers constituent une main d’oeuvre gratuite exploitable à merci. Ils élèvent des troupeaux qui sont vendus à McDonald’s, travaillent dans des centre d’appel pour AT&T et Verizon, produisent des vêtements, du papier, des meubles. Tu prends n’importe qu’elle marchandise, il y a de grandes chances qu’elle soit produite dans une prison quelque part. Ces travailleurs ne sont pas payés ou au mieux quelques cents de l’heure, il y a donc quelqu’un quelque part qui gagne de l’argent sur leur travail. Ce serait peut-être acceptable si cet argent servait à indemniser d’éventuelles victimes, mais ce n’est pas le cas. Il en va de même avec l’idée que la prison « sécuriserait » la société. Lorsqu’ils sortent, ces hommes et ces femmes, sont encore plus accoutumés à la violence et souffrent souvent de Syndromes de Stress Post-Traumatique. Le taux de récidive aux Etats-Unis est incroyablement élevé au point que l’on pourrait se dire que l’objectif est de disposer à l’infini de cette main d’oeuvre bon marché.

Slavery in the USA from subMedia.tv on Vimeo.

De ce que nous en avons lu sur internet, il semble que la campagne autour du 9 septembre s’articule beaucoup autour des questions raciales, pouvez-vous nous en dire plus ?
Je suis certain que jusqu’en France, on sait que le maintien de l’ordre aux États-Unis est profondément raciste. Une personne de couleur a beaucoup plus de chances d’être tuée ou arrêtée par la police qu’un blanc. De fait, à chaque étape, une personne de couleur a plus de chance de passer à celle d’après : plus de chance de se faire arrêter, plus de chance de passer en procès, plus de chance d’être reconnu coupable, plus de chance d’écoper d’une peine sévère. Un homme afro-américain sur quatre est incarcéré. Au sein du système carcéral américain, les détenus s’organisent souvent à partir de distinctions raciales – parfois par choix mais aussi du fait d’une stratégie mise en place du « diviser pour mieux régner ». La prison crée les conditions pour que les gens s’organisent autour de ces lignes raciales. Par exemple, des blancs qui ne sont a priori pas particulièrement racistes vont rejoindre des groupes suprémacistes pour obtenir leur protection. Je connaissais un gars qui s’était allié au « cercle arien », il se détestait pour ça, mais après trois mois de bagares chaque soir pour éviter d’être violé, il a accepté leur protection. Pour défaire la suprématie blanche dans ce pays, il faut lutter contre le complex carcéral industriel, qui produit des gens racistes et dévaste les communautés des personnes de couleur. C’est une question majeure.

De ce que l’on perçoit ici de la campagne qui oppose Clinton et Trump, il semble qu’une partie gigantesque de la population américaine est intégralement et irréductiblement tenue à l’écart du spectacle électoral. Pensez-vous que le néant qu’incarne la représentation politique américaine aujourd’hui peut favoriser l’émergence marginale mais massive d’agrégations politiques nouvelles ?
Je l’espère ! (rire) Ce qui est certain, c’est que beaucoup de gens qui auraient pu se laisser embringuer dans la campagne pour Bernie Sanders s’aperçoivent un peu plus tôt que prévu du caractère désuet du spectacle électorale ; ce qui les amène à se tourner vers des actions plus directes pour changer les choses. L’une des raisons pour lesquelles nous encourageons les gens à écrire aux prisonniers c’est que c’est une acte qui a un impacte immédiat sur la personne qui reçoit le courrier, et cela peut aussi aider à créer un changement structurel. Les communications d’un côte à l’autre des fils barbelés rendent plus difficile pour le pouvoir de maintenir cette mentalité « Hors de la vue, hors de l’esprit » qui est nécessaire pour que la brutalité et l’exploitation des prisonniers perdure. Si Clinton gagne, il n’est pas impossible qu’elle prenne le revers des politiques mises en place par l’administration de son mari et qui avaient amené à une explosion de l’incarcération de masse. Enfin disons que c’est plus un espoir qu’une prédiction. (Cependant, mon avis personnel qui n’implique pas l’IWOC c’est que j’ai plus peur d’une victoire de Clinton, précisément parce qu’il y aura moins de mobilisation si c’est une « Démocrate » qui gagne la présidence – on se rappellera d’ailleurs qu’elle avait commencé sa carrière auprès de Nixon avant de changer de camp, ce qui n’était certainement pas le signe d’un changement idéologique mais plutôt lié aux plus grandes possibilités de carrières pour une femme chez les démocrates. Elle est par ailleurs l’une des forces qui a influencé le partie démocrate à se droitiser.) Si Trump l’emporte, je pense que la mobilisation anti-raciste va massivement s’intensifier, par pure nécessité. J’ai confiance dans le fait qu’il y a un « esprit » qui nous mène à travers l’histoire et le matérialisme vers une libération universelle et que cela sera la fin de l’économie et un anarchisme durable. Mais c’est peut-être une croyance religieuse. Quoi qu’il en soit cette élection est vraiment terrifiante pour beaucoup de gens et certainement que nous sommes de plus en plus nombreux à nous rendre compte que la politique électorale ne change rien et que l’action directe et là seule manière d’avancer.

[1En réaction à l’assassinat du militant des Black Panthers George Jackson, 2200 détenus prenaient le contrôle de la prison et séquestraient 42 gardiens. 33 prisonniers furent tués.

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