Lancement du grand débat national : notre reportage à Bourgtheroulde

Ou comment deux reporters de lundimatin se sont fait interpeller par le PSIG et crever les pneus de leur voiture

paru dans lundimatin#175, le 22 janvier 2019

C’est à Bourgtheroulde, commune de l’Eure de 3700 habitants qu’Emmanuel Macron avait décidé, mardi 15 janvier, de lancer son grand débat national. L’enjeu était de taille : mettre en scène devant 600 maires et tous les médias que compte le pays, une tentative de « renouer le dialogue » avec les Français. Grand classique de la contre-insurrection : d’un côté, réprimer par la violence les éléments les plus vigoureux de la contestation, de l’autre, mimer le dialogue et la réconciliation. C’est en tous cas de cette manœuvre dont Bourgtheroulde a été le théâtre mardi. Il s’agissait, tant pour les services de communication que de police, que le débat ait lieu tout en empêchant des foules de gilets jaunes de venir le perturber. Pour assurer de tels enjeux d’image et de sécurité, la ville a été « bunkerisée ». Deux de nos reporters se sont rendus sur place pour enquêter sur cette bataille des images qui leur a tout de même coûté deux pneus.

Depuis plusieurs jours, de nombreux appels à perturber le meeting du président bruissaient sur les réseaux sociaux, relayés par la presse locale et nationale qui donnait la parole aux gilets jaunes du cru pour qui il semblait impensable de ne pas manifester ce jour-là. Le dispositif policier qui accompagne habituellement tout déplacement présidentiel était donc décuplé pour l’occasion.

Sur demande de la préfecture de l’Eure un arrêté municipal avait aussi été pris afin d’interdire l’alcool et les véhicules sur la voie publique.

A cela s’ajoutait un arrêté préfectoral d’interdiction de rassemblement et de manifestation. Notons que cet arrêté ainsi que 22 autres interdisant des manifestations dans l’Eure ce jour-là ont été attaqués au tribunal administratif par deux avocats parisiens. L’autorité administrative a dû contraindre la préfecture à les annuler tous à l’exception de celui de Bourgtheroulde.

L’accès à la ville était strictement interdit sauf évidemment pour ses habitants qui devaient se munir d’un justificatif pour pouvoir rentrer chez eux.

Sur la route qui mène de l’autoroute la plus proche à Bourgtheroulde, nous avons dénombré pas moins de 7 barrages de policiers ou de gendarmes. Les deux premiers semblaient contrôler les voitures aléatoirement tandis que le cinquième dérivait chaque véhicule sur un petit parking au milieu des bois afin de procéder à une fouille systématique et des contrôles des passagers. S’il était possible de passer chacun de ces barrages, arrivé à l’entrée de la ville, chaque route était intégralement bloquée par d’imposants contingents de gendarmerie. Au fil de la journée, plusieurs centaines de gilets jaunes s’agrégèrent donc à la lisière de cette petite ville de l’Eure, ce qui produisit quelques tensions mais pas d’affrontements. Une journaliste du Monde a par ailleurs rapporté que les gendarmes exigeaient des manifestants qu’ils ôtent leurs gilets de sécurité sous peine de recevoir une amende de 135 euros. Il s’est avéré que ce délit était imaginaire et la menace fantoche, comme l’avait tout de suite relevé notre juriste sur twitter. [1]

Pour mieux comprendre la suite et la chute de ce reportage, précisons que nous avions anticipé ces barrages de police mais que ne connaissant pas à l’avance leur ampleur ni leur niveau d’étanchéité, nous avions choisi de garer notre véhicule à plusieurs kilomètres de la ville, entre le 2e et le 3e barrage, tout en les ayant contournés par la seule petite route sur laquelle googlemap n’indiquait aucun ralentissement. Nous n’avons donc pas croisé de forces de l’ordre et une fois garés, nous avons fini le trajet en VTT, par la forêt. Une fois arrivés à l’entrée de la ville, constatant que personne n’était autorisé à y entrer et que l’Elysée ne nous avait toujours pas transmis d’accréditations, nous décidâmes de ne pas renoncer à notre reportage en empruntant un chemin escarpé mais libre.

Contrairement à ce que de nombreux journalistes ont pu écrire, la ville était loin d’être déserte. Il y avait bien évidemment des centaines de forces de l’ordre qui tournaient en rond désoeuvrées mais aussi de nombreux habitants curieux qui vaquaient à leurs occupations dans la rue comme dans les bars. Devant la mairie, une quarantaine d’affiliés gilets jaunes étaient par ailleurs tolérés mais bien gardés. La plupart étaient domiciliés à Bourgtheroulde et donc « autorisés » à être présents et quelques autres semblaient s’être organisés pour dormir sur place la veille. Au reste, la disproportion entre le nombre de protestataires et les forces pour les encadrer ne laissait que peu de place à la fantaisie. Le rassemblement attendait donc tranquillement le moment où le président de la République arriverait.

Alors que nous déambulions et discutions avec les thérouldebourgeois depuis plusieurs heures nous décidâmes d’aller déjeuner dans le restaurant qui donne sur la place de la mairie. Une très bonne adresse avec un menu du jour à 15 euros. Nous y rejoignons de nombreux confrères d’autres médias qui eux ne semblaient pas être arrivés à vélo. Entre le dessert et le café, nous sortons du restaurant pour fumer une cigarette tout en observant le rassemblement. Au bout de quelques secondes une trentaine d’hommes du peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) nous saute vigoureusement dessus et nous interpelle, laissant derrière nous vélo, sac à dos et pièces d’identité. Les gilets jaunes présents à quelques dizaines de mètres sur la place s’exclament et demandent qu’on nous « libère » mais les gendarmes semblent très stressés et nous amènent derrière un camion à l’abri des regards. Professionnels, ils feignent de nous demander notre identité ce à quoi nous leur répondons que s’ils nous sautent dessus à 30 alors que nous n’avions même pas terminé notre repas, c’est qu’ils devaient bien en avoir une petite idée. Le contrôle dure quelques minutes et à défaut d’avoir quoi que ce soit à nous reprocher, ils nous rendent nos affaires et nous laissent continuer notre reportage. Notons qu’à notre connaissance aucun journaliste, aucun manifestant et aucun habitant n’a été ciblé et interpelé de la sorte ce jour-là.

A partir de 14h un balai d’autocars plus ou moins remplis de maires débuta. La petite foule d’habitants et de gilets jaunes plus ou moins assumés les accueillait par des hués ou des « collabos ! » mais dans une ambiance toujours joviale et détendue. Une fois la haie de déshonneur passée, le car passait l’ultime barrage policier pour aller lâcher ses élus dans le gymnase où le président s’apprêtait à les rencontrer. À plusieurs reprises, des vans aux vitres teintés eurent eux aussi à fendre la foule des mécontents dont les cris et quolibets redoublaient à l’idée qu’il puisse s’agir de personnages plus importants tels que des ministres voire le président lui-même.

Pendant une bonne heure, les riverains ne manqueront pas d’houspiller les gendarmes et de les interpeller avec humour. Dans le clocher qui surplombe la place, deux gilets jaunes en sont persuadés, ils ont aperçu le bout du fusil d’un tireur d’élite. Tout le monde lève les yeux, nous ne sommes pas convaincus. « Ah mais si, c’est sûr qu’il y a quelqu’un là haut, il n’y a aucun oiseau alors que normalement ils sont des dizaines accrochés à cet endroit-là. C’est des trucs qu’on repère nous à la campagne ! ».

Un homme en tenu de cycliste se tient à côté de nous, nous lui demandons s’il a traversé les barrages en pédalant : « Non, ma sœur habite ici et ma voiture est chez elle à côté du gymnase donc depuis 10h du matin je suis bloqué là. Apparemment il faut que j’attende jusqu’à 19h ». Un drône vole au dessus de nos têtes.

Peu avant 15h, heure annoncée du début du débat et donc de l’arrivée du président, les gendarmes décident de repousser les habitants et leur haie d’honneur dans une rue adjacente.

Un peu de lacrymogène, une personne interpellée, la situation reste relativement calme et tout le monde imagine que cette manœuvre annonce l’arrivée imminente de M. Macron par cette route. Les centaines de gendarmes se mettent en place dans toutes les rues, képis bien posés et forment à leur tour une haie d’honneur beaucoup plus favorable au président. Au bout d’une dizaine de minutes, c’est la déception. Emmanuel Macron est arrivé au gymnase et personne ne sait par où il a bien pu passer, à commencer par les gendarmes en position.

Après avoir passé 5 heures sur place, nous décidons de ne pas attendre la fin du meeting présidentiel et de monter sur nos vélos pour aller récupérer notre véhicule. Nous croisons les barrages sur la route et les automobilistes excédés. Lorsque nous rejoignons notre véhicule stationné à l’entrée d’un chemin de forêt, surprise !, nous découvrons que nos deux pneus droits ont été crevés.

Qui a bien pu passer les barrages policiers muni d’un couteau pour venir lacérer nos pneus ? Un promeneur écologiste radical ? Un garde forestier excentrique ? Un garagiste local en mal de clients ? Le mystère reste entier. Ce qui est certain c’est que le ou les coupables n’ont vraiment pas apprécié notre balade à Bourgtheroulde ce jour-là.


[Photo de Une : Jean-Pierre Sageot]

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