La vision de BHL - par Ivan Segré

À propos de L’Empire et les cinq rois, (Grasset, 2018)

Ivan Segré - paru dans lundimatin#146, le 25 mai 2018

« L’Occident se présente, selon le mot délicieux du directeur du Nouvel Observateur, comme la civilisation universelle. Je préfère appeler un chat un chat, l’Occident Occident, et l’universel, je le laisse dans son énigme pour le moment. »
Benny Lévy, Le Livre et les livres

« La Captive parlait comme on récite une prière, de mémoire, mais moi j’avais entendu dans la rue les Indiens du désert et leurs cris. »
Jorge Luis Borges, Le livre de sable

L’Empire et les cinq rois est un livre de Bernard-Henri Lévy qui emprunte son titre, et peut-être son intrigue, à un épisode biblique, lorsqu’Abraham se trouve mêlé à un conflit qui oppose apparemment des impérialismes rivaux. B-H. Lévy adapte la fable aux temps présents et, la nouant à la question kurde, en tire un fil géopolitique ou, comme il l’appelle, « géophilosophique » :

« Je n’ai pas la religion des Etats-nations. Mais le moins que l’on puisse demander à un monde est d’être cohérent avec ses principes. Qu’il y ait, au Proche-Orient, un Etat, né de la volonté d’un duo de diplomates franco-anglais se partageant les dépouilles de l’empire ottoman, qui s’appelle « la Syrie », je le conçois. Que l’on donne la même dignité à cette autre fiction sanglante, sans identité véritable, qu’est « l’Irak », c’est la logique des monstres froids et il faut croire que cette logique a ses raisons que le bon sens n’a pas. Mais qu’à l’un des peuples de la région qui ont des motifs à la fois anciens et solides de croire en leurs propres droits, à l’un de ceux qui ont payé leur obstination à durer d’une somme de souffrances rare dans l’histoire moderne, on dise « vous n’existez pas ! vous n’êtes en rien fondés à demander cette indépendance qui fut, depuis plus d’un siècle, le rêve et la gloire de vos pères », voilà qui heurte le sens de la plus élémentaire équité » (p. 7-8).

Le fil directeur de la fable, c’est donc l’aspiration autonomiste ou indépendantiste kurde, que « l’Empire et les cinq rois » ont de nouveau refoulé : le référendum démocratique organisé par Barzani dans le Kurdistan irakien (qui avait obtenu l’adhésion massive des habitants) a été disqualifié par la force. Bagdad, et au-delà Téhéran, Ankara et Damas, reprennent manu militari le contrôle des régions autonomes kurdes. Et « l’Empire » regarde faire sans broncher. La realpolitik l’emporte : les Etats-Unis et l’Europe abandonnent les kurdes - combattants victorieux de Daesh - à leurs oppresseurs arabes, perses et ottomans, qui sont trois des « cinq rois ». Car il y a, dans la fable de B-H. Lévy, le royaume arabe (représenté principalement par l’Etat saoudien), le royaume perse (représenté par l’Etat iranien) et le royaume ottoman (représenté par l’Etat turc). Les deux autres royaumes sont d’une part la Russie, d’autre part la Chine. Cinq « rois » aux velléités impérialistes, donc, et un « Empire », « l’Occident », dont le moteur et l’âme sont la démocratie nord-américaine.

Qu’est-ce que « l’Empire » américain sous la plume de B-H. Lévy ? Pour le faire entendre, il évoque Virgile, Dante, Hegel (commenté par Hyppolite) et bien d’autres auteurs classiques. Coupons court : un « Empire », c’est un pouvoir doté d’une vision et de moyens à la hauteur de celle-ci. Par différence avec « l’Empire », les rois disposent de moyens mais pas de vision ; ils sont impérialistes sans être impériaux. À tout prendre, « l’Empire » est donc préférable. C’est la leçon « géophilosophique » de l’auteur ; si ce n’était que l’abandon des kurdes, précisément, ferait symptôme, selon lui, du fait que « l’Empire » s’aveugle…

L’abandon des kurdes obscurcit aujourd’hui l’horizon du Moyen-Orient comme hier, en 1938, l’abandon des tchèques à la conférence de Munich. B-H. Lévy ne le dit pas ainsi, mais il le laisse entendre. C’est au fond sa conviction : la question kurde nous parle aussi, en écho, d’Israël, de sa solitude essentielle. Car une affinité élective existerait entre l’un et l’autre drapeau, israélien et kurde, deux peuples « qui ont des motifs à la fois anciens et solides de croire en leurs propres droits », mais placés dans une région du monde où nul royaume ne veut leur reconnaître. B-H. Lévy pense donc avoir eu une vision : le refoulement des kurdes vainqueurs de Daesh signale que « l’Occident » vainqueur du nazisme commence de déchoir, qu’il risque de trahir sa vocation et de perdre son innocence. Pour qui sait déchiffrer les signes, en effet, la mythologie antisémite, avec le désert, croît…

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Que penser de ce livre, une fois l’essentiel restitué ? Comme on sait, ce qu’on appelle la « gauche anti-impérialiste » juge que par la voix de BHL parle le pire des royaumes, le grand Satan, les Etats-Unis. (On sait aussi que selon certains, c’est Israël qui, en dernière analyse, parle par la bouche de « l’Empire »). Il conviendrait donc, contre « l’Empire », de prendre le parti des « rois », qu’il s’agisse de Saddam Hussein, de Kadhafi, de l’Iran des Ayatollahs, de Assad père et fils, ou des groupes armés (Hezbollah, Hamas, Talibans, etc.). Car ils sont les agressés, pas les agresseurs. Ils sont les « résistants ».

Ce courant idéologique, lorsqu’il n’est pas antisémite (hélas, le fait n’est pas rare), peut être porté par une intelligence aigüe de l’histoire et des situations, une culture marxiste et décoloniale, une vision généreuse, raison pour laquelle on ne saurait l’écarter d’un revers de main ; mais on en voit rapidement les limites, les automatismes, les fascinations, par exemple en Syrie, où toute une frange de la « gauche » arabe et occidentale a pris fait et cause pour le pouvoir féroce d’Assad au nom de la « contradiction principale ». Obnubilés par celle-ci, ces militants « anti-impérialistes » n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les bombardements israéliens sur Gaza, mais soutiennent sans état d’âme la maison Assad. Certes, les soldats de Tsahal assassinent deux mille palestiniens, quand les soldats du parti Baas assassinent deux cent mille syriens ; cependant, vous assurent-ils, les premiers sont « impérialistes », les seconds « anti-impérialistes ». Lorsque la vision fait défaut, le dogme y pourvoit ; c’est à quoi leur sert la « contradiction principale ».

L’intérêt du livre de B-H. Lévy, c’est donc de porter la « question kurde » sur la scène politique et d’interpeller en ces termes : que chacun, en vertu de ce qu’il juge être la « contradiction principale », prenne position sur cette question et alors, en cartésiens, nous ferons le décompte des générosités et l’examen des philosophies. Il faut reconnaître que le coup est judicieusement porté. Avec cependant quelques obscurités :

[1] Que parmi les oppresseurs des kurdes on compte un royaume arabe (pétromonarchique ou nationaliste), un royaume turc et un royaume perse, certes ; c’est déjà moins évident d’y compter un royaume russe ; mais introduire un royaume chinois, c’est faire violence aux faits. Il n’est que d’observer ce qui se déroule sous nos yeux : les royaumes arabe, perse, turque ou russe roulent des mécaniques, en impérialistes, chacun à son échelle, ici ou là ; ce n’est pas le cas du royaume chinois, qui à ma connaissance ne bombarde nulle part. Si B-H. Lévy est conséquent, la Chine n’est donc pas, ne peut pas être le cinquième « roi », que sa civilité soit due à son éthique politique ou à sa taille.

[2] L’auteur s’est engagé dans la défense d’un Kurdistan démocratique, celui du référendum de Barzani, et il appelle « l’Occident » à prendre ses responsabilités. Mais pourquoi l’Occident s’inquiéterait-il ici plus qu’ailleurs des aspirations démocratiques d’une minorité nationale qu’on dit progressiste ? Les indépendantistes catalans ont été réprimés par le royaume d’Espagne sous les yeux des européens complaisants. Bien sûr, la situation des catalans en Espagne n’est pas celle des Kurdes en Irak, Turquie, Syrie, Iran. Il n’empêche : le cinquième « roi » plutôt que la Chine pourrait bien être l’Europe, avec la France sur le versant militaire (qu’on songe à la Libye ou à la « Françafrique »), l’Allemagne sur le versant économique (qu’on songe à la Grèce). Et à cette lumière, les royaumes européens rivalisent avec le royaume de Russie en Ukraine ou au Moyen-Orient, plutôt qu’ils ne combattent pour la liberté des peuples. Pour preuve, lorsque Saddam Hussein, en 1988, a massacré autour de 150 000 kurdes, afin de rétablir l’ordre, il n’en est pas moins resté l’allié des européens, notamment des français.

[3] Par ailleurs, cela pourrait être aussi l’Etat d’Israël, le cinquième « roi » de cette fable d’aujourd’hui, non pas lorsqu’il bombarde les positions iraniennes en Syrie, mais lorsqu’il bombarde les habitants palestiniens de Gaza. Car si B-H. Lévy a raison de rappeler que le royaume perse, en 1935, deux ans après l’accession des nazis au pouvoir en Allemagne, s’est rebaptisé « Iran », c’est-à-dire, en farsi, « pays des aryens », et que de fait ce sont les gardiens de la révolution iranienne qui roulent des mécaniques aux frontières d’Israël, en vertu de l’axiome selon lequel la promesse de « rayer Israël de la carte » vous érigera en Père de la meute, il omet toutefois de mentionner dans sa fable les palestiniens, dont les droits à l’auto-détermination ne sont pas moins bafoués que ceux des kurdes.

[4] « L’Empire », soutiendrait B-H. Lévy, est impérial plutôt qu’impérialiste ; surtout, il est moderne. L’inspiration est hégélienne, d’est en ouest. Mais qu’il relise avec Jean-Claude Milner ce qu’est la « logique d’ensemble » de la démocratie la plus occidentale depuis 1776 : « un semblant d’égalité intérieure peut être préservé grâce à l’exportation, sous forme de conquête militaire, des inégalités [1] ». Pas question, donc, de prier pour « l’Empire ».

[5] B-H. Lévy parle exclusivement du Kurdistan de Barzani. Or, c’est un trait précisément « géopolitique ». Car aspirer à la « géophilosophie », cela aurait nécessité de parler du Rojava [2], par exemple, à défaut de commenter les versets de la Bible.

L’Empire et les cinq rois est donc un livre de « géopolitique » intéressant, parce qu’il y a une vision, et un engagement louable en faveur des kurdes. Mais pour ce qui est de la « géophilosophie », mieux vaut regarder le dernier Godard.

[1Relire la Révolution, Verdier, 2016, p. 32.

[2Voir, outre les articles de Lundimatin sur cette question, la tribune de Ballast « Rojava : brisons le silence » : https://www.revue-ballast.fr/rojava-brisons-le-silence/

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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