« La ville et la métropole »

Giorgio Agamben

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Nous republions ici « La ville et la métropole » / « La città e la metropoli », de Giorgio Agamben, communication faite lors de la rencontre « Métropole / Multitudes : séminaire en trois actes et (peut-être) une conclusion », Uninomade, 11 novembre 2006 (acte deux), Faculté d’architecture de l’université de Venise (IUAV), reprise dans la deuxième partie de l’e-book Città, Spazi abbandonati, Autogestione du site www.infoaut.org, « Cadres théoriques introductifs ».

A première vue cette intervention peut paraître datée (elle a bientot 15 ans, et ces quinze années ont été l’occasion d’une accélération du processus de métropolisation qui a été largement étudiée, dans ces colonnées notamment) et les références mobilisées sembler "vues et revues" en ces temps de Coronavirus (les fameux dispositifs de gestion des lépreux et des pestiférés étudiés par Foucault), il nous semble que Giorgio Agamben arrive mieux que quiconque à en tirer l’essentiel.

Il nous rappelle notamment que si la métropole (comme le révèle parfaitement la crise) est "l’espace qui résulte [d’une] série complexe de dispositif de contrôle et de gouvernement", "chaque dispositif implique nécessairement un processus de subjectivisation, et chaque processus de subjectivisation implique une résistance possible".

Il y a de nombreuses années, lors d’une conversation avec Guy [Debord] que je croyais être sur la philosophie politique, à un certain moment Guy m’interrompt et me dit : « Regarde, je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège. ». Cette déclaration m’a frappé parce que j’avais l’habitude de le voir comme un philosophe, comme moi-même pensais en être un, mais je pense que ce qu’il voulait dire était que chaque pensée, aussi ‘pure’, générale ou abstraite soit-elle, est toujours marquée par des signes historiques et temporels, et ainsi capturée, et en quelque sorte engagée dans une stratégie et l’urgence. Je dis ça parce que mes réflexions seront clairement générales, je ne vais pas entrer dans le thème spécifique des conflits, mais j’espère qu’elles vont porter la marque d’une stratégie.

Permettez-moi de commencer avec quelques considérations évidentes sur le terme « métropole ». En grec, celui-ci signifie « ville-mère » et se réfère aux rapports entre la polis et ses colonies. Les citoyens d’une polis qui partent pour fonder une colonie étaient, comme il se disait, en apoikia – littéralement « éloignés de la maison » - respectivement à la ville, qui, dans ses relations à la colonie, était alors appelée metropolis, ville-mère. Cela signifie que le terme est resté jusqu’à nos jours pour exprimer le rapport entre le territoire de la patrie, défini justement comme métropolitain, et celui des colonies. Le terme métropole implique donc le maximum de dis-location territoriale, et, dans tous les cas, une essentielle dis-homogénéité spatiale et politique, qui est justement celle qui définit le rapport ville-colonies. Cela fait naître bien plus d’un doute sur l’idée courante de métropole comme tissu urbain continu et relativement homogène. L’isonomie spatiale et politique qui définit la polis est, au moins en principe, étrangère à l’idée de métropole.

Dans cette communication je me servirai pourtant du terme « métropole » afin de désigner quelque chose de substantiellement hétérogène respectivement à ce que nous sommes habitués d’appeler, que nous appelons, ville. C’est-à-dire que je vous propose de réserver le terme métropole au nouveau tissu urbain qui s’est formé parallèlement au processus de transformation que Michel Foucault a défini comme passage du pouvoir territorial de l’Ancien régime au biopouvoir moderne, qui est, dans son essence, un pouvoir gouvernemental.

Ce qui signifie que, pour comprendre ce qu’est une métropole, il est nécessaire de comprendre le processus qui, à partir du XVIIIe siècle, porte progressivement le pouvoir à assumer la forme d’un gouvernement des hommes et des choses, ou, si vous voulez, d’une « économie » (lorsque le terme « économie » fait son apparition dans les théories politiques des Lumières, celui-ci signifie essentiellement « gouvernement ». L’exorde de l’article de Rousseau de 1755 sur l’Économie politique dans L’Encyclopédie est parfaitement clair dans sa proposition : « Je prie mes lecteurs » et là il écrit « de bien distinguer encore l’économie publique dont j’ai à parler, et que j’appelle gouvernement, de l’autorité suprême, que j’appelle souveraineté [...] »).

Une première définition que je vous propose est que la métropole est le dispositif, ou l’ensemble des dispositifs, qui s’impose sur la ville quand le pouvoir assume la forme d’un gouvernement des hommes. La ville cesse alors d’être, comme c’était le cas dans le système féodal et encore dans l’Ancien régime, une exception respectivement aux grands pouvoirs territoriaux, exception dont le paradigme était la « ville franche », et qui devient le lieu par excellence de la nouvelle figure économico-gouvernementale du pouvoir.

Il n’y donc pas de croissance et de développement de l’ancien modèle de ville, mais une sorte de rupture historique et épistémologique qui coïncide avec la mise en place d’un nouveau paradigme, dont les caractéristiques restent à analyser. Une première constatation est qu’on assiste avant tout ici au progressif déclin du modèle de la polis centré essentiellement sur la dimension publique et politique. Bien que la ville a cherché à défendre comme elle a pu sa nature originaire d’organisme politique (et cette résistance a encore produit lors de moments relativement récents des épisodes d’une extraordinaire intensité politique), il est cependant certain que, dans la nouvelle spatialisation métropolitaine, est à l’œuvre une tendance dé-politisante, dont le résultat extrême est la création d’une zone d’indifférence absolue entre privé et public. Cette neutralisation de l’espace urbain est aujourd’hui un fait à tel point acquis que l’on ne s’étonne plus que les places et les rues des villes soient transformées par les caméras vidéo en l’intérieur d’une immense prison.

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault a essayé de définir le nouvel ordre disciplinaire du pouvoir à travers la convergence de deux paradigmes, qui jusque là étaient restés distincts : la lèpre et la peste. Je voudrais me servir de ce modèle foucaldien pour préciser ma description de l’espace urbain de la modernité.

Le paradigme de la lèpre est celui de l’exclusion : il s’agit de mettre les lépreux hors de la ville, de créer une nette division entre le dehors et le dedans. L’idéal est celui de la communauté pure, qui constitue le modèle que Foucault appelle « le grand renfermement ». La peste donne lieu à un paradigme complètement différent. Puisque le déclenchement de l’épidémie rend impossible d’exclure les pestiférés, il s’agira alors de diviser, surveiller et contrôler dans chaque quartier chaque rue, dans chaque rue chaque maison, et dans chaque maison chaque famille, dont les membres sont enregistrés préventivement. Chaque rue est un lieu sous l’autorité d’un maire, qui en a la surveillance. Le jour établi, chaque famille doit s’enfermer dans sa maison, avec l’interdiction d’en sortir sous peine de perdre la vie. Seuls circulent les soldats, les médecins et les fossoyeurs, auxquels sont confiés la tâche d’une surveillance et d’un enregistrement continue. À l’intérieur de la ville, les zones sont distinguées et articulées selon l’intensité de l’épidémie, les désinfections et les quarantaines. Alors que le lépreux est pris dans une pratique d’exclusion et de rejet, le pestiféré est catalogué, surveillé, contrôlé et soigné à travers un système complexe, dans lequel les différenciations individuelles sont l’effet d’un pouvoir, qui se multiplie, s’articule et se subdivise. « La lèpre et son partage ; la peste et ses découpages. L’une est marquée ; l’autre, analysée et répartie. L’exil du lépreux et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L’un, c’est celui d’une communauté pure, l’autre celui d’une société disciplinée. Deux manières d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. » [1].

Selon Foucault, le pouvoir politique de la modernité résulte de la convergence et de la superposition de ces deux paradigmes. Il s’agit de traiter les lépreux comme des pestiférés et les pestiférés comme des lépreux, de projeter l’espace ainsi articulé et distribué des disciplines sur le simple espace de l’internement, d’individualiser les exclus et de se servir des processus d’individualisation pour déterminer les exclusions. Le résultat est la superposition sur les sèches oppositions binaires (du type : inclusion/exclusion ; sain/malade ; normale/anormale) d’une série de répartitions différentielles, de stratégies et de dispositifs visant à subjectiver, individualiser et contrôler les sujets. Si nous appliquons ce double paradigme , nous avons un premier modèle permettant la compréhension du nouvel espace métropolitain de l’Occident. Il s’agit d’un modèle complexe, à l’intérieur duquel les dispositifs simples d’exclusion et de division (de type « lèpre ») cohabitent avec une articulation complexe des espaces et de leurs habitants (de type « peste »), afin de produire un gouvernement global des hommes et des choses. L’expérimentation peut-être la plus exemplaire et extrême d’un tel gouvernement global de l’espace urbain est advenu à Gênes en juillet 2001 à l’occasion du G8. Un ordre préfectoral distingue dans la ville des zones différenciées : 1) zone rouge avec une surveillance maximale, où, à quelques exceptions limitées, l’interdiction d’accès et l’arrêt des véhicules est en vigueur et où les citoyens résidents sont enregistrés ; 2) zone jaune, dans laquelle sont interdites les manifestations publiques, la distribution, le passage et l’arrêt à proximité de certains lieux et édifices.

Avec l’ordonnance suivante, les manifestants sont classifiés en blocs distincts (rouge, jaune, bleu et noir) selon leur dangerosité supposée. Dispositifs traditionnels d’exclusion, comme les grilles, les murs et les marques de couleur (le jaune est la marques des pestiférés, outre celle des juifs) se transforment en dispositifs plus complexes, visant à contrôler les flux et à articuler et distinguer les individus.

L’exemple de Gênes durant le G8 est, naturellement, exceptionnel ; mais l’expérience enseigne que c’est à partir de la situation exceptionnelle que s’expérimente et sont mis en œuvre les dispositifs de gouvernement qui deviennent normaux. Alessandro Petti, dans un livre récent (Archipels et enclaves) a montré que les expérimentations de contrôle global de l’espace, basé sur la fragmentation, sur le contrôle des flux et sur la création d’espaces d’exception, se vérifient non seulement dans les villes et les villages d’Israël et dans les territoires occupés, mais aussi dans les nouveaux projets d’urbanisme de luxe off-shore, comme The World ou The Palm Island à Dubaï, dont nous espérons que les architectes seront un jour soumis à un procès comme les médecins d’Auschwitz.

La métropole est donc l’espace qui résulte de cette série complexe de dispositif de contrôle et de gouvernement. Cependant chaque dispositif implique nécessairement un processus de subjectivisation, et chaque processus de subjectivisation implique une résistance possible, un corps à corps possible avec le dispositif dans lequel l’individu a été capturé ou s’est laissé capturer. Pour cela, si l’on veut comprendre une métropole, à côté de l’analyse des dispositifs de contrôle, de distribution et de gouvernement des espaces, il est nécessaire de connaître et enquêter sur les processus de subjectivisation que ces dispositifs produisent nécessairement. C’est parce qu’une telle connaissance manque ou est insuffisante, que les conflits métropolitains apparaissent aujourd’hui aussi énigmatiques. Parce que la possibilité et le résultat de tels conflits dépendra, en dernière analyse, de la capacité d’intervenir sur les processus de subjectivation autant que sur les dispositifs, pour mettre en lumière cet Ingouvernable qui est le début et, en même temps, le point de fuite de chaque politique.

Traduit par Damien Almar

[1Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, éd. Gallimard, coll. Nrf, 2004 (1re éd. 1975), p. 200.

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