La tragédie de l’adaptation

« Se préparer au pire devient le discours officiel »
Olivier Fournout

paru dans lundimatin#467, le 21 mars 2025

10 Mars 2025. En même temps que le 3e plan d’adaptation au réchauffement climatique gagne en vigueur en France, claironnant que ce sera 4°C de hausse, des publicités vendent des grosses voitures à des joueurs de golf. On va dans le mur, on le sait et on y va quand même. Telle est la tragédie du monde occidental : une tragédie de l’adaptation.

Pour sauver le monde, il faudrait mettre en réserve de biodiversité la moitié de la terre, seule mesure à même d’enrayer la chute. Le scientifique qui tient en premier ce raisonnement, voici une dizaine d’années, n’est pas un gauchiste : Edward O. Wilson, écologue de renom, en expose le principe dans son livre Half-Earth, Our Planet’s Fight for Life [1], se fondant sur les lois observables de la vie sur terre – dont l’humanité fait partie.

Dix ans plus tard, début mars 2025, à observer le monde, il ne semble pas que celui-ci prenne la tournure de ne pas courir à la catastrophe. Une publicité circule, qui cible la vente de grosse voitures vers les joueurs de golf : « Lexus, témoin de vos plus beau swings ».

Publicité pour Lexus, campagne d’affichage, 8 mars 2025, photo O. Fournout.

L’argent va à des grosses voitures et à l’entretien de golfs plutôt qu’aux réserves naturelles.

Les Porsche, les Mercedes, les BMW, les Tesla, les Lexus se garent sur les parkings des golfs. Les deux en alliance – les golfs et les voitures de luxe – consommées par le même segment de la population, sont des puits de consommation énergétique et en eau : il y a à tondre, ramasser les milliers de balles sur les zones d’entraînement, actionner des faux faucons avec des piles qui font fuir les campagnols, arroser avec des machines, se déplacer de swing en swing avec des voiturettes électriques, exploiter les métaux rares et dépenser toujours plus d’énergie pour la fabrication des voitures, etc.

Et pendant ce temps, le petit pourcentage du territoire mis en réserve de biodiversité – très loin des 50% souhaitables pour être efficace selon Edward O. Wilson – n’a même pas de quoi entretenir un observatoire de la nature dont l’accès est condamné, comme au Lac de la Forêt d’Orient près de Troyes (cf. illustration ci-dessous).

Observatoire de la réserve du Lac de la Forêt d’Orient, 8 mars 2025, photo O. Fournout.

Pour sauver le monde, il faudrait massivement privilégier la correction de la trajectoire sur le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité, la pollution des milieux, la déforestation, l’artificialisation des sols, l’agriculture industrielle, l’extractivisme et la captation de l’eau. Autrement dit, prendre des mesures énergiques, de coopération internationale et de planification écologique, pour éviter le pire. Mais rien ne permet de se convaincre que, dans un futur proche, les propositions de mise en réserve de biodiversité de la moitié de la terre, reprises par Troy Vettese et Drew Pendergrass en 2022 dans Half-Earth Socialism [2], ou de « redirection écologique » à la manière d’Alexandre Monnin en 2023 dans Politiser le renoncement [3], ou encore de « bifurcation écologique » et de « planification écologique » développées en 2024 par Cédric Durand et Razmig Keucheyan dans Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique [4], aient une chance d’aboutir à une hauteur suffisante. Les « Plan B 2.0 » [5] et « Plan B 4.0 » [6] qui se sont enchaînés pour sauver la planète et la civilisation – 2006, 2009 – ne se sont pas soldés par plus de réussite.

L’inverse est désormais acté par le plan d’adaptation au changement climatique.

Dans son livre-programme pour l’élection présidentielle de 2017, intitulé Révolution [7], Emmanuel Macron consacrait un chapitre à « sauver la planète ». Il notait que le défi écologique « bouscule (…) la pérennité de notre civilisation » et ajoutait que « si rien n’était fait », la température du globe pourrait « s’accroître de quatre degrés d’ici 2100 », et « les conséquences environnementales seraient terribles », notamment pour « les plus fragiles, les plus pauvres, les plus jeunes ».

En 2023, après six ans d’Emmanuel Macron à la tête de la France, un de ses ministres lance donc le plan d’adaptation à une hausse de plus de quatre degrés à la fin du siècle. Logique implacable, dont l’Histoire est écrite, mot à mot, dans l’exercice du pouvoir présidentiel :

2016 : si rien n’était fait, on serait à quatre degrés de hausse et les conséquences seraient terribles pour la pérennité de notre civilisation et les plus fragiles.

2023 : pas grand chose n’a été fait, donc on se prépare à quatre degrés de hausse et les conséquences seront terribles pour la pérennité de notre civilisation et les plus fragiles.

Des moyens convergents et colossaux de communication, calés sur la politique gouvernementale, se mettent alors en branle pour faire admettre aux peuples, à l’opinion publique, aux populations, aux consommateurs, qu’il n’y a pas d’autre alternative. Impossible d’échapper au mouvement.

L’aptitude à vivre dans le plus haut degré de la catégorie du mauvais

Le 30 octobre 2021, sur la station de radio privée française RTL, nous entendions :

« Alors que la COP 26 s’ouvre à Glasgow, une augmentation des températures de 2 degrés pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour la planète ».

à peine 15 mois plus tard, le message change. Soudain, les communications s’orientent vers l’adaptation à une hausse de quatre degrés, passant de

deux degrés seront catastrophiques
à

quatre degrés, il faut s’adapter !

La campagne est lancée en France le 3 février 2023. Les médias reprennent la sortie du Ministre de la transition écologique, annonçant que la catastrophe sera pire que prévue. Sandy Dauphin, journaliste de radio publique, déclare :

« Pour la première fois, le Ministre de la transition écologique dit que la stratégie d’adaptation au changement climatique doit être dimensionnée pour un réchauffement de plus quatre degrés d’ici la fin du siècle, et non plus seulement deux degrés. C’est un tournant. Ça veut dire qu’il faut se préparer au pire ».

À partir de ce signal, SE PRÉPARER AU PIRE devient le discours officiel, monolithique et discipliné, faisant converger les institutions publiques, les médias, les experts et les ONG à l’unisson :

4 mai 2023 : « Le Conseil national de la transition écologique (CNTE) a rendu (…) son avis sur la trajectoire de réchauffement de référence à +4°C (en France métropolitaine), à partir de laquelle sera notamment bâti le prochain Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) attendu pour 2024 » [8].

23 mai 2023 : la « préparation du nouveau plan national d’adaptation au changement climatique (…) se basera sur le scénario pessimiste d’une hausse de la température de quatre degrés » [9].

19 janvier 2024 : « Le gouvernement peaufine son plan d’adaptation de la France à un réchauffement de 4 °C » [10].

Un rapport est travaillé de février 2023 à mars 2024, pour anticiper les effets du + 4 °C, qui donne lieu à publication [11].

27 septembre 2024 : « L’Affaire du Siècle demande formellement au nouveau Premier Ministre la publication de toute urgence d’un Plan d’Adaptation au Changement Climatique ambitieux », car le plan annoncé n’est toujours pas sorti. La lettre au Premier Ministre est signée par Greenpeace France, Notre Affaire à Tous et Oxfam France [12].

18 octobre 2024 : la nouvelle « Ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques » promeut sur BFM TV/RMC l’« adaptation au changement climatique : comment on équipe les gens de bâtards d’eau, on a des digues plus élevées » [13].

19 octobre 2024, l’Affaire du Siècle communique à nouveau, cette fois par email envoyé aux citoyens, sur sa lettre au Premier Ministre : « Nous avons écrit au nouveau Premier Ministre, Michel Barnier. Dans notre lettre, nous exigeons la publication immédiate d’un Plan National d’Adaptation au Changement Climatique (PNACC), une feuille de route indispensable pour faire face aux impacts climatiques que subit le pays dès aujourd’hui. Le dérèglement climatique est là, et ses effets sont dramatiques : des vies humaines perdues, des maisons détruites, des territoires défigurés. Et pourtant, la sortie du Plan a déjà été repoussée à 4 reprises et a plus d’un an de retard. »

Le 25 octobre 2024, le nouveau PNACC – plan d’adaptation à +4°C – est dévoilé [14].

Le 10 mars 2025, le nouveau PNACC est l’objet d’une intense nouvelle campagne de communication [15]. La répétition du message est, à vrai dire, le seul nouveau message : puisque tout a déjà été préparé, entériné, complété, détaillé sur la période 2023-2025. En point d’orgue, Le téléphone sonne sur France Inter y consacre son émission, qui rappelle le cœur du message en introduction : « Il faut imaginer une France à plus quatre degrés, plus chaude, plus sujette aux épisodes climatiques intenses dans lesquels il faudra vivre » [16].

La communication s’est massivement métamorphosée :

plus deux degrés, c’était catastrophique ; plus quatre degrés, il faut s’adapter.

Il n’y a plus, désormais, qu’à s’adapter au pire.

s’adapter AU PIRE, la langue, si elle a encore un sens, dit tout :

SE = pronom personnel réfléchi de la troisième personne. Exemple : il se lave les mains. Concerne toute personne, qui, de son propre chef, selon sa propre réflexion, va se saisir elle-même d’une action. Autrement dit : l’action est entre nos mains – ici l’action de s’adapter.

ADAPTER = verbe dérivé de aptus (apte) : être apte à, capable de, dans les dispositions pour. Spécialement : être apte pour le service militaire. Exemple de locution appliquée à une maison : « PARVA SED APTA », traduit par : « La demeure est petite mais elle convient ». Là, il s’agit d’être apte au pire. Dit autrement : le pire convient.

PIRE = étymologiquement, le pire veut dire « le plus haut degré dans la catégorie du mauvais ».

La somme des réussites de l’humanité moderne aboutit donc à cette assertion effarante, circulant dans l’espace public dominant, sans remise en cause, qu’avec tous les progrès accomplis, il n’y a plus qu’à S’ADAPTER AU PIRE, c’est-à-dire qu’il n’y a plus qu’à cultiver l’aptitude à vivre dans le plus haut degré de la catégorie du mauvais.

Et on ne fait pas pire parce qu’on manquerait de connaissances comme les médecins de Molière qui n’y comprenaient goutte, ni parce qu’on vivrait dans l’incertain. La stratégie de l’adaptation se base sur des prévisions on ne peut plus certaines, scientifiques, documentées sur la longue durée, qui adviennent depuis plus de cinquante ans.

Dans un livre sur les pesticides paru en 1967 en langue anglaise, que je consulte dans l’édition de poche de 1975 (Kenneth Mellanby, Pesticides and pollution, Collins/The Fontana New Naturalist), je lis (et traduis) :

« Les pesticides se répandent apparemment partout dans le monde. Des poches de hautes concentrations semblent se développer dans des lieux inattendus, en fonction des facteurs météorologiques, des courants océaniques et des activités humaines. Le besoin de précaution dans l’utilisations de produits chimiques persistants est une fois de plus la principale leçon à retenir. »

L’auteur complète :

« Récemment, il a été suggéré que le C02 pourrait avoir à terme un effet catastrophique sur le climat mondial ».

« Le charbon et autres combustibles fossiles sont brûlés à un tel rythme que le CO2 contenu dans toute l’atmosphère pourrait augmenter de 25% d’ici l’an 2000, et continuer à s’élever encore. Les effets ne sont pas encore complètement compris mais des scientifiques pensent que la température et d’autres propriétés de la stratosphère pourraient en être affectées. Cela pourrait modifier le bilan radiatif de la terre et faire fondre les calottes polaires de glace. Jusqu’à maintenant peu de chose ou rien n’a été fait pour réduire les émissions de CO2 ».

Il conclut :

« Il semble aujourd’hui possible que cela puisse entraîner des changements plus importants sur le monde que tout autre facteur d’origine humaine dans l’environnement. »

Les prévisions de longue date se vérifient sur tous les segments de la catastrophe : pollution, chute de la biodiversité, réchauffement climatique, épuisement des ressources et des sols...

Bien sûr, publiquement, il faut maintenir une dose d’optimisme : « On a bien compris qu’adapter ne veut pas dire renoncer à faire baisser la température », complète Fabienne Sintes en introduction du Téléphone sonne du 10 mars 2025. Mais personne n’est dupe : à l’évidence, l’objectif des deux degrés de hausse « est mort » [17]. Il faudrait moins d’avions, mais il y aura plus d’avions, nous prédisent les experts [18]. Il faudrait moins de plastique, mais il y aura plus de plastique, nous annoncent les enquêtes [19]. Il faudrait moins de « polluants éternels », mais le lobbying en prend la défense [20]. Aucune campagne de communication ne se mobilise pour des mesures correctives de la trajectoire à la hauteur de celle en soutien de l’adaptation. Et pour cause : il y a peu à communiquer sur le sujet des années 1970 à aujourd’hui. Et ce n’est pas « l’économie de guerre » qui se profile en 2025, qui va permettre de mieux s’attaquer à la crise environnementale, au contraire.

On fait pire parce que le régime organisationnel imposé à la société est incapable de faire autrement. Blindé de compétences et richissime, l’Occident industriel et capitaliste n’offre plus que cette perspective :
L’aptitude à vivre dans le plus haut degré de la catégorie du mauvais,
martelée en permanence dans l’espace public. Comment résister ? Elle pourrait faire bondir, entraîner à la révolte, mobiliser l’opinion publique et les citoyens dans les organisations, pour enfin traiter les causes de la catastrophe. Mais rien ne bouge de significatif. L’acceptation du message domine. Tout continue comme si de rien n’était : tragédie de l’adaptation, avec cette ironie que le vocable de l’adaptation vient des théories de la nature, de l’écologie évolutionniste, mais, transféré dans l’usage social, politique et organisationnel, il se transforme en antimodèle de réussite, entretenant la catastrophe.

Olivier Fournout

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