La terre brûlée - Alèssi Dell’Umbria

« Ici l’ethnocide coïncide parfaitement avec l’écocide »

paru dans lundimatin#207, le 9 septembre 2019

On aura beau chiffrer l’étendue des dégâts en quantité de CO2 rejeté, d’hectares de forêts sinistrés et d’espèces animales menacées, le désastre est en réalité devenu incalculable. Les incendies volontaires ne sont certes pas une nouveauté en Amérique du Sud, spécialement au Brésil et en Bolivie, mais cette fois tout indique qu’un saut qualitatif a été franchi. Et tant Jair Bolsonaro que Evo Morales portent la responsabilité d’avoir délibérément joué avec le feu, pour le plus grand profit de l’agrobusiness. Les photos satellites indiquent clairement que dans les deux pays, les incendies progressent à partir des zones déjà défrichées et cultivées, et le long de grandes routes récemment percées, et selon une progression presque méthodique. Les incendies montrent que cette civilisation est déterminée à nous entrainer dans sa perte.

« La civilisation c’est la mort. Au siècle dernier, le génocide a fait place nette dans les immensités des prairies et des montagnes du Far West, ce qui a permis aux pionniers blancs de créer le plus formidable empire du monde. Maintenant on assiste au même phénomène dans les matos, les selvas et les serras du Brésil. Là aussi il s’agit de créer un des plus vastes États de l’univers. Les victimes ce sont toujours les Peaux-Rouges »

Lucien Bodard, Le massacre des Indiens

Dans le spectacle de la politique, et vu d’Europe, Morales avait le rôle du gentil et Bolsonaro celui du méchant. D’un côté, un paysan élu par un électorat en grande partie indigène dans la foulée de deux insurrections et qui invoque la Pacha Mama, de l’autre un Blanc porté au pouvoir par des lobbys mortifères, qui développe une rhétorique raciste et accuse les peuples indigènes d’être un obstacle au fameux développement. Pourtant, s’ils partent de positions différentes, le social-démocrate Morales et le nazi Bolsonaro [1] se retrouvent à l’arrivée mener la même politique de prédation qui implique la déforestation systématisée [2]. Le secret de cette convergence se trouve dans cette économie politique que les camarades latino-américains appellent l’extractivisme, et qui est une forme particulièrement virulente de l’accumulation primitive.

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¿Que pasa en Bolivia ?  A la date du 24 août 2019, on considérait que 1 800 00 hectares de forêt avaient été détruits par le feu en Bolivie, la province de Santa Cruz arrivant en tête avec plus de 1 000 000 d’hectares suivie par le Beni avec 640 000 hectares cramés. En province de Santa Cruz, le feu a spécialement ravagé la région de la Chiquitanía où 480 000 hectares sont partis en fumée et celle du Chaco (où le feu a franchi la frontière, dévastant 40 000 hectares dans le Chaco paraguayen). Quinze jours après, ce chiffre doit certainement être revu à la hausse…

Le 10 juillet dernier, le président Morales avait approuvé le Décret 3973 qui permet de passer le statut du sol de forestier à pastoral, et qui autorise les brûlis contrôlés sur des terres tant privées que communautaires dans les départements orientaux de Santa Cruz et Beni (qui couvrent environ les deux tiers du pays, et la plus grande partie des basses terres). Ce qui s’ajoutait à la loi 741, qui depuis 2015 autorise d’abattre jusqu’à 20 hectares d’arbres sur toute propriété. Il s’agit bien d’une opération pensée à long terme pour repousser la frontière agricole et développer la culture du soja transgénique et l’élevage industriel, tous deux produisant pour l’exportation en direction de l’Europe et plus encore de la Chine.

Le 23 août, face à l’étendue du désastre une déclaration signée par 21 organisations civiles demandait l’abrogation immédiate de ces nouvelles normes autorisant le brûlis et l’abattage. Morales décida de les suspendre, sans les abroger ; l’unique concession faite aux victimes fut l’interdiction de vendre des terres dans les secteurs affectés.

20 000 femmes indigènes manifestent contre Bolsonaro à Brasilia, le 14 août 2019.

Ce 27 août, alors que les incendies continuaient de s’étendre, le président de la Fédération des Éleveurs de Santa Cruz, la Fegasacruz, demandait publiquement au président de ne pas déroger au Décret 3973 et à la Loi 741. « Les normes critiquées ont été bien pensées et bien élaborées, concernant la durabilité de l’environnement et le développement productif du pays. Il ne faut pas y déroger. Ne tuons pas la poule aux œufs d’or » a déclaré cet Oscar Pereyra à l’occasion d’un premier convoi de 48 tonnes de viande bovine à destination de la Chine.

Incendier la forêt est donc l’acte initial de la colonisation intérieure. La Chiquitanía correspond à la moitié Est de la région de Santa Cruz, et fait frontière avec la province brésilienne du Mato Grosso. Les municipes de la région se sont expressément prononcés ces jours-ci contre la création de nouveaux villages dans la Chiquitanía, considérant que les incendies qui détruisent actuellement les forêts de la région sont causés par ces nouvelles installations, afin d’étendre les pâtures. A quoi le ministre du Développement Rural et des Terres a opposé une fin de non-recevoir catégorique. La priorité du gouvernement est clairement d’étendre les surfaces consacrées à la culture de canne à sucre pour l’éthanol, de soja pour le biodiésel et aux pâtures pour l’élevage. L’argument avancé par le ministre, à savoir la nécessité de pourvoir à l’alimentation du pays donne la mesure du jésuitisme gouvernemental, alors que le gros de cette production est destiné à l’exportation…Mais affirmant cela envers et contre toute évidence, il entend faire vibrer le fameux « sentiment national », à l’instar de Bolsonaro revendiquant une « souveraineté nationale » sur l’Amazonie face aux protestations mondiales. Ainsi les indigènes, bien que leur existence soit désormais reconnue dans la plupart des Constitutions, se voient chaque fois renvoyés à l’acte de naissance des Etat-nations sud-américains : ils sont toujours ceux que l’on sacrifie à l’intérêt supérieur de la Nation.

Paysage de la Chiquitanía après l’incendie.

Sur les hautes terres boliviennes vivent 1,3 millions de Quechuas et 1,2 millions d’Aymaras, dans les basses terres 110 000 Chiquitanos, 80 000 Guaranis, 45 000 Moxeños ; 75 000 personnes appartiennent à d’autres ethnies. Si les Quechuas et les Aymaras tiennent une position forte dans les hautes terres, dans les basses terres il n’en va pas de même. La province de Santa Cruz, qui en constitue la moitié, est dominée par une élite totalement occidentalisée, qui tire profit de l’exploitation industrielle de la terre. Voici quelques années, ces gens ont même mené une agitation séparatiste par rapport à une Bolivie encore trop indigène à leur goût. Il semble que des compromis aient été faits depuis… En mars dernier, le gouvernement et les agroindustriels de Santa Cruz ont signé un accord prévoyant d’ajouter 250 000 hectares au 1,3 million déjà destiné à la culture du soja. La colonisation de peuplement des régions forestières, impulsée par le gouvernement, fait le reste…

Car un autre aspect de cette colonisation intérieure est le fait que le gouvernement concède de plus en plus de droits d’installation à des petits agriculteurs qui descendent dans les basses terres. Ce qui lui permet de régler à bon compte les conflits liés à la possession et à l’usage de la terre dans les régions andines et d’avoir la paix… Il faut savoir que derrière Morales se trouve l’appareil des syndicats agricoles, qui raisonnent dans une seule perspective, celle de défendre l’intérêt privé des exploitants. Il ne s’est jamais agi pour eux de prôner le développement de l’ayllu indigène [3] comme modèle, sinon de multiplier les exploitations agricoles selon le principe de la propriété privée et dans cette perspective, la colonisation des basses terres se présente comme la solution miracle.

La Bolivie n’est pas gouvernée par des représentants des peuples indigènes, contrairement à ce que l’on raconte en Europe, mais par des bureaucrates syndicaux -dont certains sont effectivement issus du monde indigène-, qui constituent les cadres dirigeants du MAS [4]. C’est en fait depuis la réélection de Morales en 2009 que les organisations indigènes ne font plus partie du bloc politique au pouvoir, qui avait alors clairement pris l’option « modernisation du pays », impliquant un modèle extractiviste tourné vers l’exportation. La Constitution de 2009, qui proclame que la Bolivie est un État plurinational, met en fait un terme brutal aux aspirations des mouvements indigènes : la réalité indigène n’étant prise en compte qu’en terme de droits civiques et de reconnaissance culturelle, selon des critères parfaitement occidentaux. C’était à vrai dire prévisible, dès le jour où le repenti Alvaro Garcia Linera, à peine promu vice-président, avait présenté son projet de « capitalisme andin » -en gros : on va développer un secteur industriel compétitif qui permettra de financer les communautés indigènes. La bonne blague... C’était en 2005, déjà…

Le conflit entre les mondes indigènes et le gouvernement Morales s’est ouvertement déclaré en 2010 à l’annonce d’un projet d’autoroute transocéanique qui relierait la Bolivie au Brésil en passant à travers le TIPNIS, Territoire Indigène et Parc National Isiboro Secure, et qui devrait être réalisé par des entreprises brésiliennes. Cette même année, le gouvernement bolivien, toute honte bue, organisait une Conférence Mondiale des Peuples face au Changement Climatique et pour les Droits de la Terre-Mère, dans laquelle les organisations indigènes du pays firent irruption en dénonçant la politique visant à déposséder les territoires indigènes dans le cadre de l’IIRSA (Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-Américaine). Celle-ci prévoit plusieurs centaines de projets lourds dans toute l’Amérique du Sud dont une cinquantaine pour la seule Bolivie, pays qui occupe un emplacement stratégique de premier plan dans ce processus, tant par ses ressources minières et énergétiques que par sa position au centre du continent. Actuellement, pas moins de trente huit réserves indigènes sont menacées par divers mégaprojets, routiers, hydroélectriques, miniers. Par exemple le projet de quatre barrages hydroélectriques prévus sur le fleuve Madera, à la frontière avec le Brésil : le gouvernement bolivien entend en faire le phare du « développement de l’Amazonie bolivienne », et dans cette perspective l’inondation de territoires indigènes passera pour un dommage collatéral.

Mais les cours d’eaux que les gouvernants veulent bétonner risquent fort de se tarir. La biologiste Ninotska Burgoa a déclaré que l’incendie dans la Chiquitanía a d’ores et déjà détruit toutes les sources qui alimentaient les cours d’eau débouchant dans l’Amazone, et qu’il faudrait plus de deux siècles pour les récupérer. D’autres considèrent que la déforestation pourrait causer une augmentation de la température de 1°45 dans l’ensemble du bassin amazonien. Autrement dit, la déforestation rendra problématique à moyen terme jusqu’à la poursuite des activités qui l’ont causée… Si l’accumulation du capital est infinie, la planète constitue un univers bel et bien fini

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O que se passa no Brasil ? Les États de Mato Grosso, Rondônia, Acre, Maranhào, Tocantins, Amazonas et Pará sont les plus touchés par les incendies, une partie affectant la zone dite du Cerrado, étendue de savane qui s’étend de la frontière bolivienne et paraguayenne jusqu’aux Etats du Nordeste. La moitié de ce territoire est déjà exploité par l’agroindustrie et les grands élevages, et les incendies ont clairement pour but d’étendre cette moitié… Une autre partie des incendies affecte directement la forêt amazonienne, où se concentre l’essentiel du million d’indigènes recensés par l’État.

Le fait qu’il existe encore d’autres mondes, dans lesquels la forêt n’est pas une ressource quantifiable mais un lieu habité, constitue une anomalie qui n’a que trop duré pour les descendants de colons qui ont le pouvoir à Brasilia. « Beaucoup de terre et peu d’indigènes  » répète en boucle Bolsonaro depuis son élection. Du point de juridique, les zones habitées de la selva amazonienne sont considérées comme des terres publiques laissées en usufruit aux peuples indigènes [5], ou à des occupants qui, depuis plus d’un siècle vivent là de la pêche, de la récolte des fruits ou du latex (Chico Mendes était l’un d’eux) ; à cela s’ajoutent les terres à usage commun des quilombolas, qui ont acquis ces droits d’occupation du fait de l’ancienneté [6].

En confiant la démarcation des terres indigènes et quilombolas au ministère de l’Agriculture dès son entrée en fonctions, Bolsonaro, qui avait clairement annoncé durant sa campagne électorale qu’il ne leur laisserait plus un pouce de territoire, a envoyé un message sans équivoque : la toute nouvelle ministre n’est autre qu’une grande propriétaire foncière qui dirigeait le groupe ruraliste au Parlement et défendait les intérêts du lobby agro-industriel. Simultanément, il annonçait la libéralisation du port d’arme. Sur ces questions, le consensus est total au sein des différents groupes qui ont porté Bolsonaro au pouvoir (et qu’on résume par BBB : Balles, Bœufs et Bible, le lobby des marchands d’armes, celui des éleveurs et celui des sectes évangélistes).

Affiche électorale de Ricardo Salles : « Vote contre : 1) la propagation des sanglier 2) contre les vols de tracteurs, de bétail... 3) contre le banditisme en zone rurale 4) contre la gauche et le MST » .
Ricardo Salles a été nommé ministre de l’Environnement dans le gouvernement Bolsonaro...

Message reçu dans l’Etat du Pará par les accapareurs de terres qui sévissent depuis des années aux alentours de la route nationale BR-163, et qui ont donc organisé la « Journée du feu » pour fêter ça. L’un d’entre eux, interviewé par un journal local déclare ainsi qu’ils se sentent « soutenus par les paroles de Jair Bolsonaro », qui encourage l’ouverture des zones protégées de la forêt à l’exploitation agricole et minière, et l’idée est de montrer au président du Brésil « qu’ils veulent travailler, que la seule façon de le faire, c’est d’abattre la forêt, et que pour aménager et nettoyer nos pâturages, il faut y mettre le feu ». A Novo Progresso, il y a donc eu 124 départs de feux le 10 août et 203 le lendemain, à Altamira, 194 départs de feux le 10 et 237 le jour suivant… Autant d’incendies criminels allumés comme un manifeste du colonialisme ultra-libéral.

"Si on ne déboisait pas, le Brésil n’existerait pas !", avait déclaré quelques années plus tôt dans une interview à la TV brésilienne leur meneur, Ezequiel Antonio Castanha, en juin 2015, peu avant son arrestation pour déboisement illégal. Il se plaignait de ce que la loi ne permette de déboiser que 20% de forêt d’une propriété en Amazonie, ce qui "est trop rigide". Ce Castanha tient en main le pouvoir économique et politique à Novo Progresso : dans cette ville de 25 000 habitants digne du Far-West, il possède un supermarché, des hôtels, des concessionnaires automobiles et beaucoup de gens sont ses obligés. Comme on dit, « il a ses gens »… C’est autour de Novo Progresso qu’ont eu lieu les plus gros déboisements de forêt vierge ces dernières années.

Ces grands propriétaires fonciers sont les héritiers d’une violence coloniale qui ne prend même pas la peine de se dissimuler : après tout, le modèle qu’elle propage est sans discussion, à droite comme à gauche. La destruction de la forêt amazonienne se présente ainsi comme une nouvelle expédition coloniale, à mener par les mêmes moyens que jadis. On ne compte plus les indigènes assassinés, ni les petits paysans dont les terres sont convoitées dans un processus de concentration expéditif. La violence est l’élément même de ce monde de coloniaux –-la ville d’Altamira, dans ce même Etat du Pará, a été considérée l’an dernier comme la plus violente du pays, ce qui, au Brésil, reste quand même un titre difficile à remporter. Au Pará, en mars, six travailleurs ruraux ont été tués à Baião, une ville située à 80 km de Tucuruí. Parmi les victimes se trouve Dilma Ferreira Silva, coordinatrice du Mouvement des personnes atteintes par les barrages (MAB), qui se bat depuis 30 ans pour les droits de la population affectée par le barrage de Tucuruí, assassinée le 22 mars devant son mari.

D’autant plus que la fureur des grands projets se poursuit, après l’écomonstre de Belo Monte, et peu importe que ceux-ci se révèlent très vite un véritable danger public. Le 25 janvier dernier, aux abords de Brumadinho, dans la région métropolitaine de Belo Horizonte, au Minas Gerais, trois digues de contention des déchets miniers dela mine Córrego do Feijãoont cédé. Environ 14 millions de mètres cubes de résidus toxiques se sont déversés dans le fleuve São Francisco. Bilan : 300 morts, un autre mur de contention des résidus toujours en risque de rupture et l’approvisionnement hydrique des États dépendant du fleuve São Francisco sérieusement compromis. Le Mouvement des personnes atteintes par les barrages (MAB) a dénoncé cet écocrime au Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies, en insistant sur l’origine systémique de la rupture du barrage : c’est bien le modèle de développement extractiviste qui produit et reproduit de tels événements. Il ne s’agit donc pas d’une simple « catastrophe environnementale » comme le dit le gouvernement en place, mais d’un crime. Ce qui n’a aucunement empêché le ministre des Mines et de l’Énergie d’annoncer le 4 mars dernier que de nouveaux plans d’ouverture des terres indigènes et de certaines zones frontalières aux activités minières sont envisagés.

Ici l’ethnocide coïncide parfaitement avec l’écocide, révélant en négatif que la protection d’un écosystème est avant tout affaire de rapport au monde. En 1969, Lucien Bodard montrait déjà, dans son livre « Le massacre des Indiens » que l’extermination coloniale se poursuivait en Amazonie, dans l’indifférence générale. Un exemple plus récent : en 2017, une dizaine d’indigènes de la vallée du Javari, qui jouxte la frontière péruvienne et colombienne, ont ainsi été massacrés par des chercheurs d’or qui s’en sont ensuite vanté lors d’une beuverie de saloon. Ces indigènes-là faisaient partie d’une ethnie qui n’avait encore jamais eu aucun contact avec le monde occidental… Inversement, un groupe de six garimpeiros [7] a été tué à coups de flèches par des Yanomami en octobre 2016 dans l’Etat du Roraima, au nord du pays…

Les incendies révèlent en dernière issue à quel point les modèles de consommation développés par le capitalisme métropolitain, en Europe comme en Chine, reposent sur la prédation totale et illimitée. Une chaîne industrielle incontrôlable détermine désormais l’alimentation dans les pays importateurs, et qui présuppose comme point de départ la déforestation, en Amérique, en Afrique, dans le Sud-Est asiatique pour produire de l’huile de palme ou de la viande bovine. L’accord récemment conclu entre l’UE et Mercosur aura pour effet l’augmentation des importations agricoles d’Amérique du Sud. Quant à la Chine, elle dépend de plus en plus du Brésil pour ses importations de soja et de viande bovine. Un véritable appel d’air pour les prédateurs agroindustriels…

Bolsonaro ne fait là que mener à son point de tension extrême la logique marchande admise par tous les gouvernants en Amérique latine, laquelle implique la disparition de toutes les zones non exploitées industriellement et considérées, comme aux temps de la colonisation ibérique, comme res nullius. En réalité, des gens vivent dans ces zones-là, indigènes, quilombolas, paysans pauvres, qui ont appris au cours des siècles l’art de vivre en forêt, de l’habiter pleinement. Mais comme le dit un membre de l’APIB, l’Association des Peuples Indigènes du Brésil, « Bolsonaro représente le profil d’une grande partie des Brésiliens, qui n’acceptent pas les peuples indigènes » : et qu’il ait réalisé ses plus gros scores électoraux dans les régions du Sud, majoritairement peuplés de Blancs est en soi significatif. C’est bien le modèle arrivé d’Europe au XVI° siècle qui se poursuit, cette fois en tant que colonisation intérieure. C’est la situation commune à tous les pays d’Amérique latine, où une classe dominante issue de l’élite coloniale et sans cesse renforcée par l’arrivée de nouveaux colons venus d’Europe (mais aussi du Japon) a simplement déplacé l’axe que suit l’accumulation primitive. La politique agricole en vigueur dans les pays d’Amérique du Sud est de nature totalement extractiviste, ce qui implique de laisser carte blanche à ces grands propriétaires terriens soucieux d’assurer leurs positions sur le marché mondial du soja OGM et de la viande bovine, et qui disposent d’une force paramilitaire et de réseaux d’influences.

Les garanties constitutionnelles ne pèsent jamais bien lourd face à l’obsession de la croissance nationale, et le projet de ce gouvernement est bien de neutraliser les garanties reconnues aux peuples indigènes et aux quilombos par la constitution de 1988. Ainsi dans le Pará, l’entreprise Fazenda Ouro Verde a eu le temps de déboiser en toute illégalité l’équivalent de six mille stades de foot dans la réserve protégée et en principe intouchable de Sao Felix do Xingú avant que les autorités fédérales ne se résignent à intervenir… Le gouvernement entend procéder à une refonte du dispositif légal, qui limitait la déforestation et, de façon plus générale, contourner la Constitution de 1988. Dans cette perspective, la FUNAI a été placée sous l’autorité du ministère de l’Agriculture… [8] « En quelques minutes, le nouveau président du Brésil a mis par terre plus de cinquante ans de travail sur l’attribution des terres aux peuples indigènes » se lamentaient de tous côtés les défenseurs de l’Amazonie. Comme quoi tout est question de rapport de force, plutôt que de droits reconnus : ce que l’État a accordé un jour, il a le pouvoir de le reprendre un autre jour. Les garanties que la Constitution de 1988 offraient aux peuples indigènes et aux quilombolas instauraient un compromis entre d’une part l’existence des formes de vie indigènes et de l’autre les exigences d’un capitalisme néo-colonial décomplexé. Elles n’empêchaient pas la déforestation et la dépossession territoriale, mais elles leur posaient au moins certaines limites. Tout indique que le compromis n’est désormais plus de mise : le capitalisme, dans la fuite en avant exponentielle qui est désormais son mode d’existence, ne peut laisser une région aussi vaste que l’Amazonie échapper à la valorisation. L’avancée des prédateurs dans la savane et dans la selva inscrit cette nécessité sur le territoire.

Mais les jeux ne sont pas faits sur le continent américain. Au Mexique, l’un des plus beaux exemples d’autodéfense indigène est celui de Cheran Kéri, dans le Michoacán, qui depuis 2011 a réussi à bloquer la déforestation de son territoire : les indigènes autonomes de Cheran reboisent le M16 à l’épaule et interdisent l’accès de leur communauté à tous les partis politiques, complices des talamontes. Aucun homologue de Morales ou de Bolsonaro ne peut venir déverser ses mensonges dans cette communauté. En Équateur, les indigènes de Sarayaku, dans la plaine amazonienne, officiellement sacrifiés par la politique extractiviste du président Correa poursuivie par son successeur, réussissent à bloquer des projets d’extraction pétrolière ; voici dix ans, ils ont délimité le territoire de leur communauté en plantant une ceinture d’arbres tout autour, lesquels sont déjà assez hauts pour marquer une résistance de longue durée. En Bolivie et au Brésil, les mobilisations se multiplient aussi ces jours-ci, et l’on a vu des manifestations d’indigènes en plein cœur de Brasilia…

Beaucoup d’entreprises qui investissent en Amérique du Sud sont basées en Europe occidentale. On les voit intervenir dans des projets miniers, gaziers, pétroliers, hydroélectriques, autoroutiers… ou dans l’importation des produits agroindustriels sud-américains. Rien ne nous empêche de les harceler, ici même, en défense de la Terre mère. Ce qui pourrait être une bonne contribution à la lutte en cours là-bas…

« Et ce n’est pas la moindre des vertus d’une forêt que de livrer aux corps qui s’y donnent cette expérience première de la présence. A même les phénomènes, la sensation de la forêt qui me regarde, comme moi qui regarde la forêt, n’est pas une tournure de phrase mais bien une réalité irréductible, la sensation d’être présent au monde, pleinement là, sans reste. »

Jean-Baptiste Vidalou, « Être forêt »

Alèssi Dell’Umbria, début septembre 2019.

[1On ne peut qualifier autrement un dirigeant politique qui se propose explicitement d’anéantir des peuples entiers (avec l’argument qu’ils sont peu nombreux en guise de justification !) et qui par ailleurs considère que les militaires au pouvoir au Brésil dans les 70’/80’ eurent tort de ne pas exécuter davantage de « communistes ».

[2Lors de la Conférence Présidentielle sur l’Amazonie qui s’est tenue le 5 septembre, Bolsonaro s’est même fendu d’un éloge de son homologue bolivien…

[3L’Ayllu est un mode traditionnel de possession communautaire de la terre, en vigueur chez la plupart des peuples indigènes andins.

[4Movimiento Al Socialismo, fondé en 1997 par Evo Morales

[5Les 462 réserves indigènes constituent 14% du territoire national brésilien et sont en principe protégées par la Constitution.

[6Chico Mendes était un paysan métis de l’Etat d’Acre, qui a commencé par défendre les ramasseurs de caoutchouc exploités puis a mené une lutte tous azimuts en défense de la forêt amazonienne. Il a été assassiné en 1988 par des tueurs aux ordres d’un grand propriétaire terrien de la région. Il est devenu une figure emblématique de toutes les luttes aux Brésil.

[7Chercheurs d’or.

[8Fundação Nacional do Índio, organe officiel de gestion de la question indigène, créé en 1967.

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