La tactique de Cyrano

À propos de l’augmentation des frais de scolarité

paru dans lundimatin#170, le 19 décembre 2018

Ces lignes démontrent avec rigueur coment le Premier ministre, à l’heure d’augmenter les frais de scolarité des étudiants étrangers, s’inspire à la fois des artifices permettant à Cyrano de Bergerac de grapiller quelques minutes via des affabulations rhétoriques ainsi que des stratégies néolibérales pour réformer un pays sur le long terme et en s’évitant le maximum de contestation populaire. Reprenant à son compte les analyses de Chamayou (La société ingouvernable), il indique comment la micropolitique, c’est-à-dire les choix des agents économiques individuels, permet d’aveugler le plus grand nombre sur les choix de société globaux qu’ils engagent. Ajoutons qu’avec le mouvement des Gilets Jaunes, tout se passe comme si cette arnaque ne pouvait pas fonctionner éternellement : à partir de soucis « micorpolitiques » (le pri du carburant), c’est très vite un choix de société beaucoup plus large qui est mis en cause, et en péril.

Si notre Nostradamus de Premier ministre a pu être attaqué pour son irréalisme technocratique, dont les « astronomiques assertions » ne sont pas seulement de la pataphysique économique mais carrément de l’astrologie, il convient aussi de dévoiler les petites tactiques en sous-main que masquent cette apparence de Jean de la Lune.

Le pouvoir est bouffon par essence, l’indiquer et en rire équivaut à démontrer à chacun qu’Arlequin est un clown - art plaisant qui a au moins la vertu de redoubler la farce. Mais souvent le boiteux dont on rit est un Keyzer Söze. C’est pourquoi, je voudrais montrer que notre Nostradamus ne fait pas que dire des prophéties mais qu’il fait surtout une manoeuvre. Pour cela, il faudrait moins le comparer à Nostradamus - prophète duquel on interprète ou commente la vérité des énoncés -qu’à Cyrano de Bergerac - retardant De Guiche dans la scène XIII de l’acte III de la pièce éponyme.

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« Cyrano :

Comment faire perdre à De Guiche un quart d’heure ?
(Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon.)

Là !… grimpons !… J’ai mon plan !…
(Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre.) »

Cyrano a pour mission de retarder De Guiche afin qu’il n’empêche pas le mariage secret de Roxane et Christian. Quel est alors son plan ? Faire semblant de tomber tout droit de la lune (« comme une bombe / je tombe de la lune ! ») et se mettre à débiter les six techniques délirantes par lesquelles un homme peut supposément s’y rendre (« Cyrano : J’inventais six moyens de violer l’azur vierge ! / De guiche se retournant  : six ? »). Réticent, De Guiche s’arrête cependant et écoute - de plus en plus intéressé - l’énumération farfelue des techniques. Le temps passe et le mariage a lieu.

Ce n’est pas grand chose en somme : une captatio de l’attention à l’aide d’une science fantasque afin de produire un fait accompli par le biais d’un différemment ou d’un délais. Voilà la tactique de Cyrano : faire de la science, faire le « fou savant » (« De Guiche : c’est un fou - mais un fou savant. ») pour qu’on l’écoute, l’accuse ou le commente, défiant l’intelligence pour dévier l’action, jouer à un jeu pour faire perdre les enjeux. Bref, détourner et mettre en retard les corps sur le cours des événements.

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« Peu spectaculaire dans son mode d’action, cette micropolitique de la privatisation n’en est pas moins redoutable. C’est ce que l’on pourrait appeler, par référence à l’insecte xylophage du même nom, la politique du capricorne : nul besoin de tailler les poutres à la hache quand, tapies dans le bois, mille petites gueules rongent inexorablement la charpente. » (255)

Ceux qui ont lu le récent ouvrage de Grégoire Chamayou l’auront peut-être reconnu : notre Nostramadus, notre Cyrano est surtout un bon élève de la tactique du Sphinx ainsi qu’un bon élève de l’école de Saint-Andrews.

D’un côté faire le Sphinx : faire dialoguer l’adversaire, lui lancer un défi théorique (Quels moyens faudrait-il mettre en oeuvre pour aller dans la lune ?), afin qu’au lieu d’une lutte frontale il livre une lutte technicienne, théorique. De l’autre, gagner du temps, être patient, conter une première petite technique d’alunissage, puis une autre, et une autre, et encore une autre jusqu’à vous envoyer définitivement sur la Lune. Dit autrement : la tactique de Cyrano n’est rien d’autre qu’une des maintes tactiques des « microlitiques de la privatisation » dont parle avec clarté le livre La Société Ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire.

Comment faire de la société une société de marché, une société privatisée ? - se demande le Groupe de Saint-Andrews au États-Unis dans les années 1980. D’abord, comme dit le premier stratagème de Frontin : « cacher ses desseins ». Surtout ne jamais poser le problème de manière globale, surtout appuyer sur des petites choses, qui on l’air, comme ça, d’être secondaire, indirectes, mais qui, une fois acceptées contribuent « par-devers soi à construire une société que l’on aurait peut-être pas choisie si on nous l’avait présentée dès le départ comme étant le résultat attendu. » (255) C’est pourquoi il s’agit d’une micro-politique : petite, mesquine, favorisant le rétrécissement de l’horizon, de la vision d’ensemble : ce ne sont pas les étudiants français et européens qui sont attaqués ! va-t-on se battre pour les étudiants étrangers avec la même ampleur que si cela avait été une attaque envers « nous » ?

Le Premier ministre fait le bouffon et l’on commente sa géométrie de cercles-carrés. On rappelle que c’est absurde, que les plus discriminés seront les étudiants africains. Mais l’absurdité prend sens lorsqu’elle est évaluée à l’effet stratégique qu’elle recherche : contrôler l’intensité de la riposte en relativisant l’enjeu. Après tout cela ne concerne que les étudiants étrangers, ce n’est pas si grave. Une sale atmosphère de nationalisme aidant, voilà qu’on s’évite de grosses luttes, de grosses mobilisations, on déclenche une chaîne de micro-événements qui conduiront à valoriser l’université privée et à privatiser l’université publique. Et Chamayou de commenter : « l’idée étant qu’il suffirait d’amorcer le processus de privatisation pour « mettre en mouvement une chaîne d’événements qui va finir par mener au but désiré » » (255), ce en quoi consiste la recherche d’un « effet de cliquet », d’engrenage lent, patient, mais inéluctable car invisible dans sa globalité.

Le Premier ministre est un bon élève des années 80. À tel point que lors de la réforme du statut des cheminots, la team Rocket ne faisait qu’appliquer la méthode numéro 15 du manuel de Saint-Andrews : « Pas besoin de dénationaliser d’un coup. L’État peut bien demeurer le seul actionnaire - une fois introduite l’ouverture à la concurrence, un processus s’enclenche qui aboutira in fine à peu près au même résultat. » (254) Ouvrir à la concurrence, réformer le statut des seuls nouveaux entrants, autant de tactiques rassemblées, détaillées, systématisées dans les années 80, et dont nos gouvernants sont, selon Chamayou, les héritiers.

***

Ainsi, notre Cyrano voudrait nous faire débattre de cette augmentation des frais de scolarité, de sa valeur en tant que loi, de sa justice ou de son injustice, de son efficacité à terme, et autres antinomies soporifiques. Or s’il s’agit non de théorie politique, mais de stratégie, il faudrait en évaluer moins la justice que la justesse. La justesse, la pertinence de l’usage d’une tactique ancienne dans un contexte sans précédent. Sans jouer nous-mêmes aux Nostradamus, quelque chose nous semble de moins en moins efficace dans tout cet arsenal de guerre pour la conservation du pouvoir. Ceux et celles qui se lèvent à chaque occasion de lutte le font de moins en moins à partir et en raison du contenu particulier du décret ou de la loi. Le texte légal n’est de plus en plus qu’un prétexte d’insurrection générale. Aussi scandaleux, bouffon, ridicule que soit l’acte exécutif ou législatif remis en question dans les manifestations, les occupations, les bloquages ce qui est véritablement visé, c’est l’entièreté de ce monde-ci. Cela explique l’essor de l’émeute et le recul de la grève : la grève cherche à atteindre telle ou telle loi, telle ou telle réforme sectorielle ; l’émeute a souvent l’indétermination du motif pour caractère - et, pour expression, la constellation disparate de ses refus.

Les philosophes Stoïciens distinguaient entre le but et la fin, le skopos et télos. Si pour l’archer le but est d’atteindre le centre de la cible, sa fin, sa finalité, est de faire ce qui est en sa puissance pour tirer le plus juste - rater la cible, qu’importe ! - du moment que je suis allé au point culminant de ce que je peux. Visant le centre d’une série de cercles concentriques, c’est l’éthique martiale adéquate que l’archer recherche. Celui qui se lève aujourd’hui contre la loi particulière, le décret, la réforme ou l’événement se redresse aussi en lui-même. Accusant la loi, il a pour fin la fin de cette législation, et du monde qu’elle supporte. Chaque petite loi quelconque exprime, désormais, la vision de la victoire du monde ennemi. Toute offensive, même mineure, du Capital exprime à sa manière la chaîne infinie de toutes les offensives à venir, et du monde qui se fait. Aussi croyons-nous être de moins en moins dupe des « micropolitique de la privatisation », non en raison d’une élévation générale de notre intelligence stratégique, mais parce que nous sentons que tous nous pèse lourdement de partout en même temps, comme prêt à craquer sur nos crânes.

Jean-Cyrano de la Lune

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