La stratégie de la composition

De Standing Rock à NDDL en passant par Lützerath et la forêt d’Atlanta
Hugh Farrell

paru dans lundimatin#370, le 14 février 2023

De Standing Rock à Lützerath, le combat pour la défense de la terre coïncide toujours avec la construction de la commune. En situant la défense de la forêt d’Atlanta dans le contexte de l’effondrement de la gauche historique et de la multiplication des luttes « territoriales », Hugh Farrell examine les possibilités d’organisation révolutionnaire dans notre époque profondément troublée.

Cet article est une traduction d’un texte publié le mois dernier par nos amis de Ill Will.

Ressac

Nous vivons présentement une période terrifiante de ressac social. Les protections minimales mises en place au début du COVID ont laissé place à une accélération drastique des évictions et à un large consensus quant à la nécessité de l’augmentation des taux d’intérêt, visant à contrôler l’inflation et à stabiliser le marché. Puisque cette inflation était en grande partie le résultat d’un plus grand pouvoir d’achat des travailleurs, le retour à la stabilité rétablit nécessairement l’état de précarité des plus pauvres en réduisant leur part dans le système de consommation et en brisant la confiance dans la recherche d’emploi qui caractérisait la Grande Démission.

Tout comme cette confiance née de la crise devait être remise à sa place, la mémoire récente du vaste mouvement anti-policier mené par la jeunesse noire se devait d’être noyée dans des paniques morales plus insensées les unes que les autres. Les folies collectives concernant les critical race studies et le définancement de la police demeurent tout aussi déconnectées de la réalité que le mythe policier de l’augmentation de la criminalité. Grâce aux insanités qu’une dizaine de milliers de têtes d’affiche répètent depuis 2022, le définancement de la police – qui était une position ridiculement modérée durant le soulèvement George Floyd – apparaît maintenant comme un extrémisme intolérable. Alors même que la police continue de tuer à un rythme de plus en plus soutenu [1]. Comme une panique morale en entraîne toujours une autre, celles-ci ont alimenté une hystérie renouvelée concernant le détournement de mineurs, qui offre un excellent point d’entrée pour les pulsions d’extermination des LGBT, en particulier des personnes trans. Une figure comme Elon Musk, qui tient particulièrement au retour des conditions normales de spéculation, ne cligne même pas de l’oeil quand un de ses petits admirateurs assassine cinq personnes dans un bar gay du Colorado.

Au cœur de cette période de peur et de ressac, le mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta – côte à côte avec les efforts récents pour défendre le village de Lützerath contre son anéantissement par le géant minier RWE (d’où les photos ci-présentes sont tirées) – se présente comme une exception inspirante. Si l’objectif immédiat des deux luttes est de protéger un territoire en particulier, elles ont aussi réussi à remettre en question la grammaire générale de notre présent réactionnaire. Bien que l’objet principal soit ici le combat mené à Atlanta, la logique de la composition proposée pourrait aussi bien éclairer d’autres soulèvements autour du globe.

Sur les 240 hectares contestés par le mouvement, 150 sont destinés au développement d’un centre d’entraînement policier en contexte urbain et contre-insurrectionnel, incluant une maquette de quartier Noir. 16 autres hectares qui recoupent présentement un parc municipal, ont été cédés à un studio d’effets sonores pour le cinéma. Le slogan du mouvement est donc devenu : No cop city / No Hollywood dystopia.

Alors que le spectre du définancement de la police hante le champ politique américain, le mouvement Defend the Forest honore et réactualise la mémoire du soulèvement Georges Floyd en bloquant la construction d’un complexe d’entraînement visant à gonfler le moral des troupes et à mettre à jour les tactiques des services de police écrasés en 2020.

Le mouvement se fonde moins sur les manifestations que sur des rave party en forêt et sur un assemblage de différents campements. Des manifestations ont tout de même lieu assez souvent devant les bureaux des entreprises participants au projet et dans le centre-ville d’Atlanta, où un groupe d’élèves du primaire manifeste fréquemment en solidarité. Les campements permettent à différents groupes de participer à leur manière, tout en rendant le mouvement plus difficile à cerner pour les autorités. Des jeunes d’Atlanta et d’ailleurs circulent à travers la forêt, restant parfois pour quelques nuits alors que d’autres y vivent depuis plus d’un an. Le magazine Rolling Stone a récemment interviewé une jeune personne qui avait quitté son travail de bureau dans le Midwest à la fin de la Grande Démission pour s’installer dans la forêt. Son raisonnement sonne comme une évidence pour sa génération : « C’est simple. Le travail c’est l’enfer. La forêt est magnifique. Protéger ce qui nous fait vivre et détruire ce qui nous tue est la chose la plus importante qui soit. » [2]

Avec les conflits fréquents entre les camps et à l’intérieur de ceux-ci, l’occupation de la forêt est loin d’être une utopie. Certains voisins, bien qu’opposés à Cop City, sont aussi frustrés par la vulgarité de certains slogans anti-police barbouillés sur le parking occupé par le mouvement, de fait leurs enfants aussi profitent de la forêt. Pourtant, l’impossibilité de se replier sur une quelconque médiation par les institutions a forcé les participant.es à développer des pratiques de compromis et de résolution de conflits. En plus de cela, la forêt est devenue un refuge face à la vague réactionnaire qui traverse le pays. Dans un récent article de David Peisner, une personne trans décrit la « sur-représentation » queer et trans dans la forêt ainsi : « Étant marginalisés et naviguant plus difficilement dans d’autres espaces, nous sommes plus prompts à venir dans des espaces comme celui-ci. Comme des personnes trans ont aidé à bâtir cette communauté, il y a évidemment une attention particulière à la rendre accueillante pour les autres. » [3]

Tout en demeurant traversée par des difficultés et des contradictions, la forêt d’Atlanta est devenue l’image inversée de la situation politique nationale, une exception dans cette période de ressac. Une des évidences du mouvement, souvent citée comme cause de ses succès, est son caractère décentralisé et autonome, qui le rend difficile à coopter ou à contrôler tout en permettant des modes d’engagement multiples. Cependant, Peisner a raison d’écrire que cette absence de structure crée sa propre forme de rigidité et d’inertie. Il cite Wiggly, un défenseur de la forêt, qui reconnaît que dans un mouvement comme celui-ci, « tu bouges comme tu sais bouger » [4]. La décentralisation et l’autonomie ne sont pas des principes suffisants pour comprendre la résilience, la créativité et l’intelligence à la fois collective et chaotique du mouvement. Les mots de Wiggly pourraient tout aussi bien décrire l’insistance de l’Amérique à sombrer dans le déclin et la crise : dans une époque anarchique, la décentralisation et l’autonomie sont les repères de presque toutes les forces politiques en présence, et sont loin d’être suffisants pour tracer un horizon libérateur. Plus que l’engagement en faveur de la décentralisation et de l’autonomie, un autre principe actif, qui émanait déjà d’autres conflits territoriaux à travers le monde, sous-tend la force du mouvement : la composition. Dans ce qui suit, je vais tirer quelques éléments du collectif Endnotes et de leurs interlocuteurs afin de définir quelques coordonnées de notre présent incertain et interroger le « problème de la composition » à l’échelle de l’époque. Je retournerai finalement aux luttes territoriales pour comprendre la composition dans un sens opposé, comme une stratégie située d’organisation qui est particulière à la conjoncture contemporaine.

Orphelins

Dans « Barbares en avant », un retour sur l’ère de la COVID et les rébellions contre la police, Endnotes offre une grille de lecture pour comprendre les vastes flux de rebellions populaires ainsi que les réactions paniquées et sanglantes qu’ils provoquent. Pour Endnotes, la précarité, l’effondrement de la légitimité politique et le tourbillon de confusion autour des identités et des luttes se déroulent tous « sur le sol d’un capitalisme stagnant » [5]. Une croissance qui s’essouffle ne provoque pas seulement une compétition de plus en plus féroce mais mine aussi la possibilité de réalisation des aspirations progressistes : le développement mené par le marché, la tâche historique du mouvement ouvrier d’assurer une certaine sécurité aux travailleurs, l’aspiration des communautés nationales à partager un futur meilleur. Nous assistons plutôt à une prolifération de monstres, qui voulant leur part du butin ou simplement pour déplacer l’attention sur de nouveaux ennemis, jettent le blâme sur les migrants et les personnes trans.

Dans ce contexte, les mouvements contestataires se retrouvent comme des enfants perdus : orphelins de la tradition organisationnelle de la gauche historique et dépourvus de la légitimité passée du mouvement ouvrier, perdus au fil de décennies de concessions face au patronat et de l’acceptation d’une précarité croissante. Plus largement, ces mouvements sont pris dans une « confusion » des identités, alors que des secteurs variés de la société sont en lutte pour les ressources et perdent lentement leur propre cohérence : en témoigne l’abîme séparant Black Lives Matter du rôle d’avant-garde qui aurait pu être rempli dans le soulèvement. Cependant, Endnotes soutient que cette confusion, et plus largement cette condition orpheline, sont productifs. Car cela laisse place à un champ d’expérimentation qui, pour cette raison précise, demeure impossible à représenter ou à gouverner. Sans la présence d’une tradition ou d’une avant-garde sur lesquelles se baser, les mouvements demeurent dans une improvisation permanente – créative, ingouvernable, mais toujours instable. C’est ce qu’Endnotes nomme le « problème de la composition », au sein duquel les mouvements contemporains ne peuvent s’en tenir à aucune réponse ou fondement préalable. Ils font donc toujours face à des nouveaux défis. Les mouvements doivent ainsi produire leurs propres bases d’organisation et inventer de nouveaux outils afin de créer des alliances entre des secteurs de plus en plus hétérogènes et précaires. Au fur et à mesure de la prise de conscience de ce processus, la composition n’apparait plus comme un problème, mais comme une stratégie.

Dans Hinterland, son résumé du « terrain de la classe et du conflit » contemporain, Phil Neel propose une solution assez particulière au problème de la composition, prenant en compte la réalité des flux de déplacement produits par la déstabilisation de l’ordre mondial. Pour lui, les forces réactionnaires scellent des « pactes de sang », dans lesquels les mythes racistes et traditionalistes nourrissent de nouvelles communautés d’exclusion, offrant une certaine sécurité au cœur de la stagnation et de la déstabilisation. En revanche, ceux et celles qui prennent part aux mouvements insurrectionnels ne revendiquent pas l’exclusivité, mais font plutôt un serment inclusif à l’insurrection elle-même. Un « pacte d’eau » au « "parti de l’anarchie" de Marx, qui semble ne rien chercher d’autre que davantage d’érosion, la montée du déluge ». [6]

Cette interprétation porte une force à la fois éthique et expérientielle ; elle répond au problème de la composition à la hauteur de l’époque. Quiconque a participé à une révolution du XXIe siècle peut reconnaître la solidarité euphorique décrite par Neel, mais aussi le manque d’un horizon plus large qui pourrait orienter cette solidarité. En l’absence de cet horizon, ou du moins dans ses premiers balbutiements, Neel met l’emphase sur une « fidélité à l’agitation elle-même », de manière à s’orienter éthiquement vers la réalisation de communautés inclusives et la destruction du monde capitaliste déjà en déclin. [7]

Les « pactes de l’eau » nous en disent cependant très peu sur la manière de nous organiser. Ils représentent plutôt un concentré éthique de ces phases d’érosion qui prennent place lors des soulèvements. Ces séquences insurrectionnelles sont toutefois loin de constituer la majeure partie de nos vies, même dans notre contexte de stagnation capitaliste et d’instabilité croissante. Essayer de penser uniquement à partir de ces moments peut être un piège produisant une vision distordue de la réalité et nous entrainant dans une politique de l’urgence et du sacrifice. Neel, pour sa part, craint plutôt qu’en dehors des séquences révolutionnaires où le pacte de l’eau s’étend constamment, la pratique des révolutionnaires soit déformée. Il décourage en ce sens les efforts menés pour faire tenir des espaces anti-capitalistes sur le long-terme : « il n’y a pas de vraie "autonomie" face au monde du capital, seulement une fidélité à sa destruction » [8]. D’avantage encore, il associe ces espaces qui se maintiennent par-delà les surgissement ponctuels aux « enclaves nationalistes ou proto-nationalistes des mouvements populistes de la campagne globale » [9]. Suggérant ainsi un glissement vers des formes de communauté exclusives se rapprochant de celles fondées sur des pactes de sang.

Neel s’attaque ici à un certain anarchisme ne s’attachant qu’à la « reproduction à petite-échelle, à travers les squats et les occupations » [10]. Pour lui, ceux-ci représentent trop souvent des efforts conservateurs pour protéger un groupe pré-constitué par l’idéologie, la contre-culture, ou la participation commune dans un mouvement contre l’érosion de sa propre liberté. Le but devient là de simplement survivre, dans une certaine modalité localiste ou idéologique. Malheureusement, Neel confond ces expériences limitées de petits groupes avec la défense territoriale qui émerge de notre époque aussi assurément que les vagues d’insurrections qui l’intéressent.

Territoire

Alors même que la croissance capitaliste ralentit, il devient de plus en plus clair que c’est cette croissance qui conduit à la crise climatique. Le monde n’est pas seulement en train de stagner : il se réchauffe. L’instabilité créée par le ralentissement de la machine est précisément le reflet de l’instabilité climatique, souvent désigné sous le nom d’« Anthropocène ». C’est cette dynamique double qui entraîne la politisation des questions écologiques aux côtés des questions économiques. Comme l’écrit Kristin Ross : « défendre les conditions nécessaires à la vie sur cette planète est devenu l’horizon de sens indépassable de tout combat politique » [11]. En-deça de l’enchaînement effréné des horreurs qui ponctuent notre époque, persiste le sentiment que la crise climatique va en s’empirant. Crise qu’aucune solution réformiste ne semble pouvoir régler et qui se redouble désormais de la menace insoluble que représente l’apparition de nouvelles épidémies.

D’un côté, la crise climatique accentue le sentiment d’une défaite écologique dans chaque conflit local. Conflits dont les enjeux apparaissent dès lors plus élevés. De l’autre, une génération entière s’est habituée à un taux de chômage élevés et à l’effondrement de la légitimité institutionnelle, et répond de manière toujours plus offensive aux controverses locales, particulièrement depuis la crise de 2008. Finalement, l’enchevêtrement des mouvements anti-racistes et anti-policiers permet de les pousser l’un et l’autre au-delà de leurs limitations historiques. Dans ce contexte « environnementaliste », ces luttes dévoilent l’histoire de la colonisation et de la violence d’État. Elles sont, pourrait-on dire, territoriales. Au sens où elles mettent les questions de la terre et du pouvoir à l’avant-plan.

La plus grande lutte territoriale contemporaine des États-Unis demeure le blocage de la construction du Dakota Acces Pipeline. À son point culminant, cette occupation a regroupé 10 000 personnes dans une constellation de camps décentralisés sur la réserve Sioux de Standing Rock. La mémoire autochtone de la violence coloniale s’est entremêlée avec l’opposition contemporaine à l’extraction et au risque de marées noires, se rejoignant dans une certitude partagée que l’économie pétrolière nuit aux conditions de la vie sur Terre. Le mouvement No-DAPL a été la plus grande mobilisation autochtone depuis plusieurs générations, alors que plusieurs communautés continuent de vivre en dehors du cadre de l’État colonial. En plus d’impliquer des expériences de reproduction à large échelle en dehors des flux capitalistes, le mouvement a aussi réussi à maintenir par la force la police et l’armée en dehors des camps, redonnant vie au spectre de l’autonomie.

Cette autonomie bâtie à Standing Rock ne ressemblait cependant aucunement aux espaces fermés et statiques critiqués par Neel. On pouvait y voir circuler entre les campements, un flot constant de corps, de biens, d’idées et de stratégies. Cette occupation était nourrie par des strates sociales dotées d’expériences diverses, mais ayant en commun d’être les surnuméraires de l’économie. Les communautés autochtones, essentiellement exclues de l’économie salariée ou reléguées à ses échelons les plus bas dans l’économie rurale, ont utilisé Standing Rock comme un espace de regroupement. Les colons, majoritairement des jeunes laissés pour compte d’une génération définie par l’emploi précaire, ont rejoint les campements pour soutenir les revendications autochtones et pour combattre une économie fossile les prenants aussi en otage, ou simplement (pour beaucoup) parce qu’il n’y avait rien de mieux à faire. En tant que travailleurs de l’industrie du service ou diplômés endettés, leur exposition à la précarité demeure tout de même fondamentalement différente de celle des autochtones. Le déclin du système fordiste des carrières à vie a cependant rendu possible pour des milliers de jeunes non-autochtones de camper pendant plusieurs mois dans les plaines du Dakota du Nord, construisant des structures de défense, participant à des cérémonies et affrontant la police. Pourquoi ne pas quitter son emploi au Starbucks, qui n’offre aucune sécurité ou possibilité d’avancement, s’il est possible de vivre pratiquement sans argent ? Quelle autre voie nous permettrait de renouveler un sens éthique, depuis longtemps évacué de toute métropole fonctionnelle ?

Dans son livre L’Émeute prime, Joshua Clover établi un parallèle démographique entre les blocages et les émeutes : tous deux naissent d’une rencontre entre groupes racialement exclus et précaires. Pour Clover, ils appartiennent à la catégorie d’antagonisme qu’il nomme « luttes sur le terrain de la circulation » [12], qui naissent de la stagnation capitaliste, d’un marché de l’emploi peu actif et de l’importance croissante de la circulation vis-à-vis de la production. Par contre, comme le note avec raison Kristin Ross, il nous faut distinguer ces antagonismes qui, bien que nés d’une conjecture commune, ont leur logique et leur temporalité propre.

Transvaluation

Ross insiste sur ce point, et avec raison : un élément clé des luttes territoriales est une « transvaluation des valeurs ». Si Neel a raison de dire que dans les vagues insurrectionnelles, c’est l’agitation elle-même qui lie les participants, les luttes territoriales s’en distinguent parce qu’il y a quelque chose qui vaut la peine d’être défendu. D’une manière paradoxale, il semblerait que c’est seulement à travers la lutte qu’il est possible de sentir qu’un endroit peut « avoir une valeur qui n’a rien à voir avec les mesures données par le marché, par les impératifs d’État ou par les hiérarchies sociales en vigueur » [13].

La défense d’un territoire est un processus constructif, qui inclut nécessairement de plus en plus de gens à mesure qu’il se déploie, mais qui relève tout de même d’une temporalité complètement différente de celle des émeutes ou des soulèvements de masse. Avec Standing Rock, un autre exemple paradigmatique est celui de la Zone à Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. La ZAD était une occupation de masse qui a réussi à empêcher la mise en place d’un deuxième aéroport dans la région de Nantes en France. La phase territoriale de la lutte a pris graduellement forme pendant une décennie – de 2008 jusqu’à la victoire sur l’aéroport en 2018 – et continue à ce jour de nourrir des expériences collectives [14]. Le collectif de recherche et de participant.es Mauvaise Troupe, qui a écrit extensivement sur les luttes territoriales en Europe, met l’emphase sur leur aspect séquentiel :

« Il est vite devenu clair que défendre ce bocage était inséparable du fait de l’habiter, de le nourrir et d’y construire des formes d’infrastructure résistante, et que tous ces efforts étaient aux antipodes des structures économiques et gouvernementales en place. » [15]

Nous apercevons ici la temporalité complexe de la composition, qui s’étend à la fois vers le passé et vers le futur, combinant lenteur et rapidité. D’un côté, la transvaluation et la défense ont tendance à se nourrir l’une l’autre, lorsque la lutte exige la production de nouvelles vérités et d’une intelligence collective. L’exigence de la défense d’un lieu impose ainsi une certaine forme d’urgence et donne l’impulsion nécessaire à l’accroissement du mouvement. En même temps, les luttes territoriales existent dans une temporalité hybride, qui réanime et poursuit des antagonismes passés, parfois vieux de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. L’opposition à l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes s’est développée sur quarante ans avant le début de l’occupation territoriale en 2008 et Standing Rock a tiré les leçons de plusieurs siècles de lutte anti-coloniale. Même si la lutte territoriale est propulsée par un élan créatif, son développement est aussi plus lent qu’il n’y paraît.

Que nous considérions Notre-Dame-des-Landes ou le Dakota du Nord, nous sommes chaque fois devant une conjecture de crise économique et climatique, en plus d’une crise de légitimité politique, qui permettent aux luttes de long terme de gagner en intensité. Cette délégitimation institutionnelle est essentielle pour comprendre l’émergence du style de lutte marqué par la stratégie de la composition. Pendant les cinquante dernières années, le pouvoir du prolétariat s’est effrité, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De l’extérieur, la réorganisation capitaliste et la précarisation du travail a réduit la force du prolétariat et l’a fragmentée en autant de secteurs isolés. Au même moment, le mouvement ouvrier a été remis en question de l’intérieur par les critiques féministes, anti-coloniales et anti-racistes, qui ont exposé les contradictions latentes et irrésolues de l’identité de la classe ouvrière. Cette classe ouvrière se retrouve aujourd’hui prise dans un contexte capitaliste bien plus flexible que celui de la période de l’usine fordiste. Si la gauche n’est plus capable de formuler un programme stable, ce n’est donc pas seulement à cause de la dilution de ses supposées valeurs marxistes par les théories postmodernes de l’époque néolibérale. C’est plutôt parce qu’à un niveau matériel, il n’y a plus de référence possible à un expérience commune et homogène qui servirait de fondement.

Ensauvagement

Les conditions dans lesquelles nous nous organisons maintenant sont celles que Andy Merrifield a appelé la « ville sauvage », la « ville déréglementée, la ville réduite » [16]. Il s’agit d’un mode de reproduction capitaliste qui a détruit la stabilité nécessaire pour que des sujets stables s’orientent vers une proportion donnée des biens socialement produits. Atlanta en est un exemple paradigmatique dans le Nouveau Sud. Dans ces conditions, le rôle de la gauche ne peut plus être d’enseigner des vérités figées ou de coaliser la population sous un programme établi d’avance. Les formules politiques fondées sur une identité de masse ne sont plus possibles. Aucun programme, aucune plateforme stratégique ne peut aujourd’hui être unidirectionnelle. Ils doivent plutôt être perméables, c’est-à-dire constitutivement ouverts sur leur dehors, et peut-être même définis par celui-ci. En termes pratiques, cela signifie qu’indépendamment de ce qui est en jeu pour nous dans une lutte, il nous faut aussi nous intéresser à l’expérience des autres, à leurs propres raisons de s’y engager. S’il y a une vérité dont dépend notre position, ça ne peut pas être la vérité « scientifique » des vieilles orthodoxies, mais nécessairement une vérité située dans un espace intersubjectif. À partir de là, toutes les vérités sont situationnelles.

La gauche des mouvements sociaux a reconnu cette implosion après la chute du mur de Berlin, mais n’a pas réussi à la surpasser. Durant les années 1990 et 2000, la stratégie activiste de la résolution des différences dans le maintien des coalitions au sein des mouvements sociaux était consciemment post-programmatique et flexible. Elle ne se tournait pas vers une dialectique « scientifique » pour résoudre les contradictions entre les sections du mouvement, ni vers une avant-garde historique ou naturelle. Plutôt que de laisser les différences les déchirer, les activistes du mouvement anti-globalisation proposaient que les contre-sommets soient organisés suivant un principe qu’ils appelaient la « diversité des tactiques » : toutes les sections du mouvement peuvent agir comme elles le souhaitent, séparément. Le problème avec cette approche est qu’elle abandonne effectivement la possibilité d’une organisation ou d’une stratégie collective. Pour que chaque section du mouvement puisse mettre en œuvre son programme tactique, elle doit pouvoir profiter (selon les principes canoniques de Saint-Paul) d’une séparation dans le temps et dans l’espace. Conséquemment, chaque fois qu’une discussion à l’échelle du mouvement avait lieu, l’objectif était de permettre à chaque tactique d’être mise en œuvre sans qu’elles empiètent les unes sur les autres, plutôt que de gagner en un sens plus large. Cette conception libérale de l’autonomie comme tolérance-dans-la-séparation est un reflet de la structure atomisée de la citoyenneté néolibérale. C’est ce qui a permis, finalement, aux sections les plus conservatrices du mouvement d’y rétablir leur emprise de manière pernicieuse. Par exemple, en 2003, des militants de l’AFL-CIO [le plus grand rassemblement syndical américain] a utilisé la « diversité des tactiques » comme justification pour isoler le black bloc dans un coin reculé de Miami, à plusieurs kilomètres et plusieurs heures avant le début de la grande manifestation contre la Zone de libre-échange des Amériques, permettant à la police d’écraser et d’arrêter des centaines d’anarchistes.

Aujourd’hui, l’héritage de la gauche du XXe siècle nous met devant une triste binarité : d’un côté, le programme singulier du mouvement ouvrier, avec sa résolution dialectique des différences et sa dépendance à l’autorité d’un sujet-masse disparu ; de l’autre, l’approche activiste contemporaine, elle-même basée sur une priorisation de la tactique, la non-résolution de la différence et l’abandon de l’horizon stratégique de la victoire.

La stratégie de la composition se positionne entre ces deux extrêmes. La raison négative de son développement réside dans la disparition d’une quelconque identité directrice, qui amène les mouvements – poussés par les contradictions du monde capitaliste – dans une crise productive.

Mais il y a aussi une raison positive. Alors que l’approche programmatique des luttes dépend de la résolution dialectique des conflits – c’est-à-dire l’idée qu’au fil de la lutte, une synthèse pourrait émerger et produirait une nouvelle forme d’unité – la méthode de la composition propose que les multiples segments du mouvement demeurent multiples, alors même qu’ils nouent entre eux les alliances concrètes nécessaires. Vu l’échec d’une quelconque identité à prendre de manière convaincante la direction des mouvements, la multiplicité des acteurs des mouvements contemporains font face à un choix : soit ils demeurent dans une non-relation autarcique (séparation tolérante), ou bien ils développent une approche relationnelle leur permettant de travailler ensemble au-delà des différences, restaurant ainsi un horizon possible de victoire. Cela signifie nécessairement d’accepter des compromis. D’une part, « composer », comme pratique, signifie tenir ensemble et étendre des secteurs sociaux de la lutte. D’autre part, la « composition », comme stratégie, réfère à l’idée qu’une victoire n’est aujourd’hui possible qu’à condition que nos mouvements trouvent de telles voies de collaboration, des maillages à travers différentes identités. Il ne s’agit pas cependant d’une simple coalition de sujets, dont chacun resterait pareil à lui-même. Pour que cette stratégie fonctionne en pratique, pour qu’un mouvement maintienne sa composition, chaque partie doit être prête à faire un certain pas de côté par rapport à son identité. L’objectif ici n’est pas d’entrer dans une nouvelle synthèse effaçant les particularités ; il s’agit plutôt de l’idée que, pour gagner, chaque segment doit plonger dans un contexte qui invite toutes les parties à se transformer. Il est donc question de déstabiliser les engagements et les identités qui sont tenus pour vraies dans le contexte politique normal du capitalisme. La composition ne produit donc pas « d’unité sociale », mais une machine pratique alimentée par la désubjectivation de chacune de ses parties.

Par exemple, la lutte contre le Dakota Acces Pipeline est passée en 2016 d’un mouvement limité aux Sioux de Standing Rock et à leurs revendications territoriales, à un mouvement duquel d’autres groupes autochtones et non-autochtones se sont sentis partie prenante, pour leurs propres raisons politiques et matérielles. Reconnaître ce fait ne nécessite en aucun cas de réduire les intérêts et la position des Sioux de Standing Rock. L’enjeu est plutôt de comprendre que c’est la logique de composition du mouvement qui a réussi à attirer toutes ces parties et à les mettre en relation les unes avec les autres, menant à une possibilité de victoire bien plus grande que ce que chacune d’elle aurait pu imaginer de son côté.

Revenons maintenant à la lutte pour la forêt d’Atlanta. Comme Kristin Ross l’observe, les luttes de composition tendent à produire une base sociale hétérogène : « essentiellement une alliance fonctionnelle, impliquant des transformations mutuelles et des désidentifications, qui correspondent au partage d’un territoire physique, d’un espace de vie. » [17] Cette description colle particulièrement bien à ce qui se passe dans la forêt. Le mouvement n’est pas seulement « décentralisé et autonome », ce qui évoquerait une série d’éléments éparpillés et indifférents les uns aux autres. La constellation des campements et les différents segments de la lutte - les élèves du primaire et leurs parents, les visiteurs qui viennent de l’extérieur, les ravers, les organisateurs communautaires et militants des quartiers noirs environnants, les activistes trans, les naturalistes - sont définis tout autant par leurs relations que par leur autonomie. Faire l’expérience de ce mouvement ne se réduit pas à l’appréhender depuis son point de vue singulier, avec son propre registre d’action, mais à se laisser affecter par les motivations et les contributions des autres composantes, à comprendre les risques qu’ils prennent, à partager un destin commun

La séparation est la norme dans une société violente et hyper-aliénée comme celle des États-Unis. C’est d’autant plus vrai dans le milieu radical. La grande variété des parties prenantes et des modes d’actions qu’elles mettent en œuvre dans cette lutte constitue une exception à la norme, et nécessite donc un soin constant. Pour le dire dans des mots empruntés au collectif espagnol Precarias a la Deriva, maintenir les liens transversaux qui unissent ces composantes et ces méthodes requiert une « virtuosité affective » propre au monde contemporain [18]. Une grande part du mouvement pour la défense de la forêt prend place en dehors de la forêt, ce qui implique que des activités radicalement différentes doivent toujours être pensées ensemble, selon leur rythme propre : le porte-à-porte dans le quartier, les manifestations dans le centre-ville et la vie dans les campements.

Construire une coordination efficace dans une société hyper-individualisée, en l’absence d’un horizon politique plus grand est un défi de taille. La composition est le mode d’organisation d’une époque profondément désorganisée. Un témoignage poétique de la nature compositionnelle des premiers jours du soulèvement George Floyd l’a bien décrit : « On se mélange sans devenir les mêmes, on bouge ensemble sans se comprendre, et pourtant ça fonctionne. » [19]


Pour s’orienter dans cet horizon brumeux, il pourrait être utile de tracer une liste partielle des méthodes de composition en jeu dans la forêt d’Atlanta :

  • La prolifération des camps, bien que marqués par des cultures et des populations fortement différentes, ne s’est pas faite dans une simple tolérance séparée, mais plutôt dans une volonté continue d’être liés, largement grâce à des liens informels qui ont cherché à résoudre les différends dès leur apparition.
  • L’ouverture du mouvement par rapport aux différentes méthodes politiques ne relève pas simplement de la diversité des tactiques, mais d’une réflexion sur leur entremêlement potentiel. C’est ce qui permet à des approches juridiques de coexister avec des confrontations fréquentes avec la police autour de la forêt, et à une curieuse variété de sous-cultures américaines (des ornithologues, des ravers, des chercheurs, des activistes, des geek d’histoire, des punks, des charpentiers, etc.) d’entrer dans le mouvement et de définir leur participation selon leurs capacités et leurs désirs propres.
  • En maintenant une approche ouverte à la mise en place des camps, le mouvement priorise des activités pragmatiques et manuelles, ce qui désactive certaines questions et divisions idéologiques, permettant le genre de désidentification décrite par Ross. Ce côté pratique facilite aussi l’engagement créatif et réduit l’insularité des pratiques activistes. La nouvelle cuisine construite sur le stationnement appelé ’Weelaunee People’s Park’ (détruite par la police et les bulldozers le 13 décembre 2022 et déjà en reconstruction) a joué exactement ce rôle, en accueillant, l’automne dernier, des auberges espagnoles tous les mercredis.
  • L’emphase mise sur la restauration de la terre et sur la construction d’espaces de vie contribue à une large transvaluation des valeurs et permet d’articuler de nouvelles bases sur lesquelles coordonner la défense de cet endroit particulier, dans sa singularité. Les efforts mis en avant par les défenseurs de la forêt et beaucoup d’autres pour déterrer l’histoire meurtrière et raciste de la Old Atlanta Prison Farm permet de nouer des liens entre les luttes présentes et passées. Planter des arbres fruitiers et des vivaces comestibles met au jour la force nourricière de ce territoire. De nouvelles traditions naissent donc de la forêt, et sont à la base de nouvelles formes de liens et de d’appartenance.
  • Plusieurs segments du mouvement démontrent une grande intelligence dans la composition, montrant des efforts sérieux et la disposition affective nécessaire à la résolution des conflits et à l’élargissement du mouvement. Par exemple, la controverse autour des graffitis vulgaires a été lentement prise en charge par des discussions et débats, et, de manière significative, par la prolifération de nouveaux slogans et graffitis, plutôt que par une vaine tentative de censure, qui n’aurait eu aucune légitimité. La composition fonctionne nécessairement moins par des ajustements internes au sein d’une coalition, que par le processus conjonctif qui met en lien de manière positive de nouveaux éléments - c’est un « oui, et... » Bien plus important que les graffitis, d’autres ont travaillé à soutenir la nation Muscogee, autochtone de cette région, à reprendre contact avec la forêt deux siècles après leur expulsion, menant à des cérémonies, des rencontres et des transmissions de savoir très significatives.
  • Une sensibilité à la temporalité propre du mouvement signifie que chaque expulsion a été considérée avec calme et résolution, mais aussi que les vents politiques qui soufflent sur le reste du pays sont sentis moins fortement depuis l’intérieur de la forêt. Alors que la gauche nationale fait des pieds et des mains de manière embarrassante, tentant de nier les engagements anti-racistes pris lors du mouvement de 2020 (qui sont vites devenus une faiblesse électorale), la nature territoriale de cette lutte lui permet d’évoluer dans une temporalité complètement différente, résolument opposée à la police et à son monde.

Nous voyons ainsi comment les conditions générales de crise, en plus des expériences massives de soulèvement sociaux décrits par Neel, structurent le mouvement pour la défense de la forêt d’Atlanta et ses composantes. Pourtant, même s’il opère sur le terrain de la stagnation et de la crise capitaliste, le mouvement continue à opérer selon sa propre temporalité, sa propre logique de composition. C’est une logique plus lente, mais qui s’étend et qui contribue à l’horizon politique, toujours indéterminé, en train de se dégager des soulèvements à l’échelle de la planète, de notre période caractérisée par des avancées révolutionnaires et des ressacs. Tout comme Standing Rock avait redéfini l’horizon du mouvement climatique, mettant en doute la légitimité coloniale en plus de politiser la construction de son infrastructure, la forêt d’Atlanta n’est pas seulement devenue un refuge dans une époque réactionnaire, mais un espace d’expérimentation pour la résistance écologiste et pour le mouvement abolitionniste. L’intelligence du mouvement ne doit donc pas seulement faire face à Cop City et à la dystopie hollywoodienne, mais à ce qui se trouve derrière eux : la planification capitaliste qui impose violemment la précarité et cherche à accumuler toujours plus.

Illustrations : Marius Michusch sur la ZAD de Lützerath.

[1Police Shootings Database, Washington Post. En ligne ici.

[2Jack Crosbie, “The Battle for Cop City,” Rolling Stone, Sept 3, 2022. En ligne ici.

[3David Peisner, “The Forest for the Trees,” The Bitter Southerner, December 13, 2022. En ligne ici.

[4Peisner, “The Forest for the Trees.”

[5Endnotes Collective, “Barbares en avant.” En ligne ici.

[6Phil A. Neel, Hinterland. Nouveau paysage de classes et de conflits aux États-Unis, Éditions Grevis.

[7Idem.

[8Idem.

[9Idem.

[10Idem.

[11Kristin Ross, “The Long 1960s and the ‘Wind from the West,’” Crisis and Critique, Vol. 5, Issue 2. En ligne ici.

[12Joshua Clover, Riot, Strike, Riot, Verso, 2016.

[13Ross, “The Long 1960s,”

[14Mauvaise Troupe. “Remaining Ungovernable.” Lecture at the IU “Undercommons and Destituent Power” Conference. En ligne ici.

[15Mauvaise Troupe, Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, Éclats, 2017.

[16Ross, “The Long 1960s”.

[17Andy Merrifield. The New Urban Question, Pluto, 2014

[18Precarias a la Deriva. “A Very Careful Strike.” En ligne ici.

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