La science est-elle attaquée par l’obscurantisme ?

« Ce qui est ciblé aux États-Unis ce sont les programmes de recherches dont les résultats pourraient nuire aux intérêts personnels de Trump, Musk et de leur clique. »

paru dans lundimatin#466, le 14 mars 2025

La brutalité, l’inanité et l’ampleur des mesures prises par le régime de Trump à l’encontre de pans entiers de la recherche publique sont stupéfiantes et effrayantes. Si notre soutien à celles et ceux qui les subissent est une évidence, la gravité de la situation oblige au discernement. On a pu lire ou entendre, en réaction à ces événements, que la science était attaquée par l’obscurantisme, ou encore que la science c’est la liberté, ou encore que la science est émancipatrice.

Si tant est que cette entité nommée « la science » existe, il faudrait alors préciser ce qu’elle recouvre.

Que dire de toute l’histoire de la relation étroite entre les sciences et la guerre ? Ou encore entre les sciences et le fascisme [1] ? Les scientifiques qui travaillent pour Tesla, SpaceX, X, ou la prospection et l’extraction pétrolière font-ils partie de « la science » ? Car eux ne semblent pas subir de problèmes particuliers depuis l’arrivée de Trump au pouvoir. Dans nos démocraties, les sciences qui présentent la capture et le stockage souterrain du CO2 atmosphérique [2] ou la géo-ingénierie comme solutions au dérèglement climatique, ou celles qui nous disent que l’usage des pesticides est indispensable à l’agriculture, ou encore celles qui développent l’intelligence artificielle [3] (pour ne prendre que quelques exemples), font-elles partie de « la science émancipatrice et synonyme de liberté » ?

En réalité, ce qui est ciblé aux États-Unis ce sont les programmes de recherches dont les résultats pourraient nuire aux intérêts personnels de Trump, Musk et de leur clique, par exemple les sciences du climat, ou les institutions qui ne s’alignent pas sur leur idéologie machiste, suprématiste, xénophobe et anti-palestinienne [4]. Il y a donc bien une attaque massive et autoritaire mais ce n’est pas « la science » qui est visée, ce sont les services publics, la liberté d’expression et la liberté académique sur la base de critères technofascistes et d’intérêts privés.

Pourquoi est-il important de faire la distinction ?

Avant tout parce que nous avons une nécessité vitale aujourd’hui de sortir des amalgames [5] quels qu’ils soient, et « la science » en est un. Ce terme donne l’illusion d’une unité qui est justement utilisée par certains pouvoirs, y compris dans nos démocraties, pour s’auto-justifier et maintenir une domination [6].

Ensuite, il serait très bénéfique de sortir de la vision binaire qui consiste à toujours devoir choisir entre le scientisme – la croyance que « la science » peut répondre à toutes les questions et résoudre tous les problèmes – et le chaos – le fanatisme, l’inquisition, le conspirationnisme. C’est le procès de Galilée qui est sans cesse rejoué et poser « la science » comme victime de l’obscurantisme est une nouvelle manifestation de ce grand récit qui fonde nos cultures et les dominations qui s’y maintiennent. Pourtant, Trump et Musk ne sont-ils pas les n-ièmes créatures monstrueuses de l’hydre à trois têtes – état-nation/capitalisme/technoscience – qui gouverne le monde depuis des siècles [7] ? Certes, tel Frankenstein, ils s’en prennent violemment à l’être qui les a créés (à une partie de l’état et à une partie de la recherche scientifique) mais aussi et surtout à celles et ceux qui ont toujours été dominés ou persécutés par l’hydre elle-même : les femmes, la diversité sexuelle et de genre, les personnes racisées, les immigrés.

Enfin, le séparatisme de Trump et Musk – eux et leurs intérêts contre le reste du monde – ne s’inscrit-il pas dans la continuité d’un séparatisme ancré dans nos sociétés scientistes ? Dans notre cosmologie rien ne nous rattache à la Terre, nous serions extra-terrestres voire extra-universels, omniscients et omnipotents. Nous n’avons aucune raison de nous préoccuper des êtres qui nous entourent, humains ou non, nous en sommes séparés et tout est permis ou monétisable sur la base d’une analyse couts-bénéfices [8]. Une cosmologie hors-sol dans laquelle l’idéologie de la destinée manifeste avec l’imaginaire des pionniers du Far West, et d’autres comme le long-termisme ou le transhumanisme peuvent prospérer.

Invoquer invariablement les lumières contre l’obscurantisme oblitère des questions politiques pourtant cruciales pour faire face aux catastrophes en cours et à venir, notamment : toute question justifie-t-elle une recherche scientifique par le simple fait qu’elle puisse être posée ou pouvons-nous envisager de choisir collectivement celles qui nécessitent l’enquête scientifique ? Des résultats scientifiques peuvent-ils dicter la politique sans impliquer les êtres directement concernés et leurs savoirs ?

Si un tournant cosmologique ne peut être décrété, il peut être indéfiniment retardé par la mécanique du prêt-à-penser. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis devrait nous inciter à questionner nos héritages et à sortir des amalgames pour réactiver la réflexion, le discernement et le commun.

Frédéric Boone
Chercheur à l’Université de Toulouse

[1Voir par exemple « Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space » de Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin aux éditions La Fabrique, 2024

[5Bruno Latour a démontré les puissances dévastatrice des amalgames dans l’« Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des Modernes », La Découverte, 2012

[6La plupart des travaux d’Isabelle Stengers traitent de cette illusion de « la science » et des pouvoirs qui l’utilisent, voir par exemple ses « Cosmopolitiques », La Découverte, 2022

[7Robert Proctor parle d’« une synergie [des Big Tech qui soutiennent ou participe directement au gouvernement] avec un certain type d’ingénierie et de science », https://www.lemonde.fr/sciences/article/2025/03/09/robert-proctor-historien-des-sciences-nous-vivons-un-age-d-or-de-l-ignorance_6577603_1650684.html

[8Voir par exemple le travail de l’économiste, William Nordhaus, récompensé par le prix de la Banque de Suède, présenté comme le prix Nobel de l’économie, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/11/le-prix-nobel-william-nordhaus-a-toujours-promu-une-reduction-tres-mesuree-des-emissions_5367760_3232.html

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