Que dire de toute l’histoire de la relation étroite entre les sciences et la guerre ? Ou encore entre les sciences et le fascisme [1] ? Les scientifiques qui travaillent pour Tesla, SpaceX, X, ou la prospection et l’extraction pétrolière font-ils partie de « la science » ? Car eux ne semblent pas subir de problèmes particuliers depuis l’arrivée de Trump au pouvoir. Dans nos démocraties, les sciences qui présentent la capture et le stockage souterrain du CO2 atmosphérique [2] ou la géo-ingénierie comme solutions au dérèglement climatique, ou celles qui nous disent que l’usage des pesticides est indispensable à l’agriculture, ou encore celles qui développent l’intelligence artificielle [3] (pour ne prendre que quelques exemples), font-elles partie de « la science émancipatrice et synonyme de liberté » ?
En réalité, ce qui est ciblé aux États-Unis ce sont les programmes de recherches dont les résultats pourraient nuire aux intérêts personnels de Trump, Musk et de leur clique, par exemple les sciences du climat, ou les institutions qui ne s’alignent pas sur leur idéologie machiste, suprématiste, xénophobe et anti-palestinienne [4]. Il y a donc bien une attaque massive et autoritaire mais ce n’est pas « la science » qui est visée, ce sont les services publics, la liberté d’expression et la liberté académique sur la base de critères technofascistes et d’intérêts privés.
Pourquoi est-il important de faire la distinction ?
Avant tout parce que nous avons une nécessité vitale aujourd’hui de sortir des amalgames [5] quels qu’ils soient, et « la science » en est un. Ce terme donne l’illusion d’une unité qui est justement utilisée par certains pouvoirs, y compris dans nos démocraties, pour s’auto-justifier et maintenir une domination [6].
Ensuite, il serait très bénéfique de sortir de la vision binaire qui consiste à toujours devoir choisir entre le scientisme – la croyance que « la science » peut répondre à toutes les questions et résoudre tous les problèmes – et le chaos – le fanatisme, l’inquisition, le conspirationnisme. C’est le procès de Galilée qui est sans cesse rejoué et poser « la science » comme victime de l’obscurantisme est une nouvelle manifestation de ce grand récit qui fonde nos cultures et les dominations qui s’y maintiennent. Pourtant, Trump et Musk ne sont-ils pas les n-ièmes créatures monstrueuses de l’hydre à trois têtes – état-nation/capitalisme/technoscience – qui gouverne le monde depuis des siècles [7] ? Certes, tel Frankenstein, ils s’en prennent violemment à l’être qui les a créés (à une partie de l’état et à une partie de la recherche scientifique) mais aussi et surtout à celles et ceux qui ont toujours été dominés ou persécutés par l’hydre elle-même : les femmes, la diversité sexuelle et de genre, les personnes racisées, les immigrés.
Enfin, le séparatisme de Trump et Musk – eux et leurs intérêts contre le reste du monde – ne s’inscrit-il pas dans la continuité d’un séparatisme ancré dans nos sociétés scientistes ? Dans notre cosmologie rien ne nous rattache à la Terre, nous serions extra-terrestres voire extra-universels, omniscients et omnipotents. Nous n’avons aucune raison de nous préoccuper des êtres qui nous entourent, humains ou non, nous en sommes séparés et tout est permis ou monétisable sur la base d’une analyse couts-bénéfices [8]. Une cosmologie hors-sol dans laquelle l’idéologie de la destinée manifeste avec l’imaginaire des pionniers du Far West, et d’autres comme le long-termisme ou le transhumanisme peuvent prospérer.
Invoquer invariablement les lumières contre l’obscurantisme oblitère des questions politiques pourtant cruciales pour faire face aux catastrophes en cours et à venir, notamment : toute question justifie-t-elle une recherche scientifique par le simple fait qu’elle puisse être posée ou pouvons-nous envisager de choisir collectivement celles qui nécessitent l’enquête scientifique ? Des résultats scientifiques peuvent-ils dicter la politique sans impliquer les êtres directement concernés et leurs savoirs ?
Si un tournant cosmologique ne peut être décrété, il peut être indéfiniment retardé par la mécanique du prêt-à-penser. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis devrait nous inciter à questionner nos héritages et à sortir des amalgames pour réactiver la réflexion, le discernement et le commun.
Frédéric Boone
Chercheur à l’Université de Toulouse