La romance du télescope et autres impossibilités inachevées

Frédéric Bisson

paru dans lundimatin#477, le 27 mai 2025

La romance du télescope

Il était une fois un télescope amoureux d’une étoile. Si loin qu’elle fût, c’était bien elle qui se reflétait à son miroir. L’étoile mourut. Le télescope n’en sut rien, et continua de l’admirer longtemps, longtemps encore.

Efflorescence

Depuis que les arbres ont cessé de produire des fruits, des fleurs ont commencé à pousser sur les lèvres des habitants de la région. Ces fleurs, qu’ils ne peuvent pas arracher, fleurissent et se fanent selon une cadence variable d’une année à l’autre. Elles marquent les jours de ce qu’on appelle encore « printemps », saison pendant laquelle on cesse totalement de parler. Mais on dit que les fruits de ces arbres humains sont mauvais. On profite certes de la floraison, mais ce plaisir silencieux frémit déjà imperceptiblement du pressentiment des violences à venir, quand la saison sera finie.

La réforme des gestes

Chaque matin, les employés du troisième étage reçoivent une fiche officielle indiquant le nombre exact de gestes qu’ils sont autorisés à effectuer dans la journée. Quand on a atteint la limite, on ne peut qu’attendre le lendemain, assis sur sa chaise, en s’efforçant de bouger le moins possible. Toute la nuit durant, on en profite alors pour réfléchir à la meilleure manière d’économiser davantage ses gestes : fusionner deux gestes en un seul, ou supprimer ceux qui constituent encore un luxe inconsidéré de mouvement. Mais le travail inachevé du jour s’ajoute à celui du lendemain, et il faudra redoubler d’habileté pour effectuer davantage de tâches avec un nombre de gestes autorisés qui ne tient compte que du travail d’une journée. Ceux qui dépassent la limite se voient prélever le surnombre sur leur capital privé. On peut néanmoins racheter des gestes en échange de jours de congé ou en travaillant les jours fériés. Certains gestes, autrefois dépensés sans aucun souci économique, ne sont plus effectués qu’une ou deux fois par semestre, avec le sentiment très élevé de leur valeur.

La noirceur secrète du lait

Le mari entra un midi dans l’agence en vociférant qu’une réplique avait pris la place de sa femme, impeccable guichetière au tailleur blanc, qu’il larda de trente-trois coups de couteau très exactement. Des cas étrangement analogues ont été rapportés sur une période de quelques jours. L’un des traits communs aux victimes, toutes des conjointes banales, est le blanc. La peau blanche, les dents, la manière. Le blanc vous leurre, aurait dit l’un des agresseurs avant de s’effondrer. Maudit soit le blanc.

Le Mécanicien

La tâche du Mécanicien ne connaissait pas de répit. Il n’était pas un simple réparateur, comme l’avaient été les mécaniciens précédents. Il était un authentificateur de machines. Il ne devait plus y avoir sur tout le territoire une seule force effective de travail qui échappât au Contrôle. Ce à quoi le Mécanicien devait faire la chasse avec acharnement, c’était les contrefaçons. Les contrefaçons étaient un vrai fléau social. La honte d’être vivant s’était en effet répandue comme une peste. Il est vrai que le travail mécanique était non seulement plus efficace, mais aussi plus fervent, plus absolu que le travail vivant, de telle sorte qu’il était vite devenu la norme de tout travail, aussi bien dans la sphère publique que dans les rapports privés. Les machines étaient belles, exactes et belles, d’une blondeur d’animales divines. Elles suscitaient un désir contre lequel on ne put lutter longtemps. Au début, un certain ton traînant de la voix avait insidieusement plié le larynx des jeunes filles à sa froide sensualité. Puis ce fut le regard. Le regard d’une machine est un regard paradoxal, à la fois intense et détaché, étrangement déphasé de la douceur qu’il accompagne. Il faut maintenant les voir, spectrales et martiales, fendre l’air des villes dans une langueur de machine, comme nimbées dans un opium de séries binaires et d’algorithmes.

Le bureau des impossibilités

Malgré les progrès considérables de ces dernières années, il subsiste parmi nous de nombreuses impossibilités sauvages, qui n’ont pas encore été répertoriées. Quand quelqu’un croit avoir rencontré une nouvelle impossibilité, il peut se rendre au Bureau des impossibilités pour la faire répertorier. Il existe alors trois cas de figure. Dans le premier cas, le plus simple, l’impossibilité est testée et reconnue comme structurelle, puis elle est tout simplement retirée de la circulation. À la place, il reste un trou. On déploie alors toute une série de leurres et de déviations pour détourner les concitoyens du gouffre. L’impossibilité n’apparaît plus. Dans le deuxième cas de figure, le plus heureux, l’impossibilité suspectée s’avère moins résistante, elle est longuement étudiée pour pouvoir être retraitée et ainsi maintenue en état de fonctionnement, au prix de quelques inévitables ralentissements. Dans le troisième cas de figure, le plus périlleux, l’impossibilité déclarée se révèle être en fait une possibilité subtile que le déclarant trop hâtif n’avait pas perçue, et c’est alors le plaignant qui se voit répertorié à la place de l’impossibilité en tant que citoyen récalcitrant, pour obstruction à la marche du possible.

Le laps

En entrant dans la salle de bain ce matin comme d’habitude, il se regarda dans le miroir, inspectant vaguement ses traits marqués par un sommeil agité, et ce n’est qu’au troisième battement de cils qu’il se rendit compte que son reflet était en retard. Il clignait des paupières avec un laps de temps d’environ deux secondes par rapport au geste. Après quelques instants d’observation, il lui sembla que le laps croissait à mesure que l’expression devenait moins distincte, comme s’il lui fallait réfléchir. De manière inexplicable, le laps n’affectait pas les mouvements du reste de son corps, mais seulement les expressions du visage. Le reflet grimaçait en retard, souriait en retard. Un esprit rationnel et sûr de lui, comme il en existait encore au siècle dernier, aurait méprisé le reflet pour la lenteur déplorable de son imitation. L’homme, au contraire, se laissa gagner par l’hésitation du reflet et se mit à douter de la valeur même de son expression, si bien qu’il préféra peu à peu ne plus rien exprimer. Ses autres mouvements, eux, n’ont rien perdu de leur efficacité.

Le désespoir des mains

Chaque soir, les habitants de la ville découvrent que leurs mains, une fois au repos sur les accoudoirs du fauteuil, se détachent lentement et s’en vont se cacher dans les coins sombres des pièces de la maison. Personne ne sait ce qu’elles vont faire, mais chaque matin, elles reviennent, toujours un peu plus lentes, un peu plus froides, comme si elles allaient à l’échafaud.

L’hôpital des inachevés

Dans le couloir B au rez-de-chaussée du vieil hôpital, une cloison est couverte de débuts de phrases gravées à l’ongle, toutes inachevées, toutes signées d’un prénom qui n’apparaît sur aucun registre. (Le prénom est imprononçable.) On dit qu’en collant son oreille au mur sur l’une quelconque de ces phrases, on entend la fin de celle qu’on aurait pu écrire soi-même, si seulement on avait eu le courage de la commencer, si seulement.
Frédéric Bisson

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