« La révolution syrienne est une révolution acéphale » - Entretien avec Arthur Quesnay

Sur les territoires libérés de l’Armée Syrienne Libre

En Route ! - paru dans lundimatin#93, le 16 février 2017

En ce moment le régime mène une offensive sur la Ghoutta (déjà tristement célèbre pour avoir subi les attaques chimiques en août 2013), aux mains de l’insurrection dans la banlieue est de Damas. Après Alep-est, c’est le deuxième grand bastion que perd la révolution en l’espace de deux mois. Sur ces quartiers, ces villages de l’opposition syrienne soutenue par l’Armée Syrienne Libre, nous en savons très peu, alors que nous arrivent des territoires aux mains des YPG ou sous contrôle de l’Etat Islamique beaucoup plus d’informations. Depuis bientôt six ans, l’opposition syrienne aura pourtant vécu au rythme d’un riche processus révolutionnaire, déployant de denses réseaux d’organisations. Les comités locaux, municipaux répondent aux besoins vitaux et logistiques mais aussi à des questions d’ordre plus politique.
Les moments où le pouvoir est chassé d’un territoire, et où ses habitants doivent se ressaisir de la totalité de leur vie sont précieux, en ce qu’ils sont riches d’enseignements. Ils nous apprennent les dynamiques qui renforcent ou affaiblissent un camp révolutionnaire. Quelles sont les erreurs ? Quelles sont les victoires ? Quels sont les rapports de force ?

Pour jeter un peu de lumière sur cette partie du soulèvement, En route ! s’est entretenu avec Arthur Quesnay [1], chercheur et spécialiste des questions de guerres civiles, qui durant deux voyages en Syrie ( hiver 2012-2013 et été 2013) s’est spécifiquement attardé à étudier la mise en place des comités de coordinations et des administrations civiles, à Alep-Est.

Nous avons choisi de rendre compte ici uniquement de la partie « civile » et non militaire de la rébellion syrienne. Nous traiterons des aspects militaires du soulèvement depuis la formation de l’Armée Syrienne Libre dans un prochain article. Bien qu’au final ces deux aspects soient poreux sur le terrain, l’opposition syrienne tient à la distinction entre ce qui relève du « militaire » et du « civil ». Ceci est un véritable choix qui fait une des particularités de la structure du soulèvement syrien, que cet article éclairera en partie.

On sait que la société syrienne vit sous une véritable chape de plomb avant les débuts du soulèvement contre Bachar. L’intimidation et la surveillance du régime sont très sophistiquées, et toute forme d’expression politique d’opposition étouffée depuis des années. Comment s’organisent les premières manifestations dans un contexte comme celui-ci ?
Pour comprendre comment commence la Révolution de 2011, il faut contextualiser. La Syrie d’avant 2011 était une société sans parti politique d’opposition, ni associations autorisées. Tout mouvement de contestation individuel ou collectif était durement réprimé. A part le parti Baath, il n’y avait aucune expérience politique depuis des dizaines d’années. En 2011, les révolutions tunisiennes, égyptiennes et libyennes ne changent pas la structure autoritaire du régime syrien mais influent sur la perception que s’en font les syriens. Il y a un changement d’ambiance implicite. Les gens ne se réunissent plus autour de la télé pour regarder des matchs de foot, mais autour de vidéos de la place Tahrir. L’effet printemps arabe représente un vrai modèle de mobilisation face aux régimes autoritaires, une référence. Les Syriens qui s’engagent dans la révolution pensent que les modèles tunisiens, égyptiens, libyens peuvent se répéter. C’est un rapport cognitif qui bascule : la révolution devient pensable. On a beaucoup entendu que la révolution syrienne commence le 15 mars 2011 avec les manifestations à Deraa mais c’est trop simpliste. Plusieurs tentatives de mobilisations sont observées dès janvier 2011 en Syrie : immolation par le feu, tentative de sit-in, manifestations éclaires. En revanche c’est à partir de celle de Deraa que le mouvement a été médiatisé. Au fond qu’est-ce qui s’est passé le 15 mars ? Quinze jeunes se sont fait arrêter et torturer pour avoir écrit des tags contre le régime sur un mur. Mais cet acte de répression était banal en Syrie. Tout le monde savait que ça faisait partie des pratiques courantes du régime. C’est trop rapide de dire que les syriens se mobilisent pour une torture de trop, qu’ils sont tout à coup choqués par ça. S’ils descendent dans la rue c’est parce qu’à un moment ils ont la perception que l’air du temps est à la fin des dictatures. C’est quand ce basculement s’opère dans la tête des gens que commence la révolution. Au fond ça n’a pas à voir avec une question de réseaux, de structures politiques mises en place par les syriens. C’est cette question de la perception. Entre janvier et mars cette perception s’est développée chez les Syriens, Deraa a été l’étincelle.
Mais concrètement, comment ça se manifeste ? Comment le niveau de répression, et les formes très particulières qu’elle prend en Syrie vient donner un visage propre au soulèvement syrien ?
La violence de la répression est inouïe. Elle se militarise très vite, et les services de renseignement commencent immédiatement à enlever et à torturer en masse. Contrairement à la Tunisie et à l’Égypte où des rassemblements sont possibles, les Syriens n’ont aucun espace public disponible. Les Syriens vont devoir trouver un mode de mobilisation propre à leur contexte sécuritaire. Par exemple, il est strictement impossible pour un Syrien d’engager ses biens, ses ressources dans la mobilisation. Dans le cas du propriétaire d’une petite PME, mettre à disposition ses imprimantes pour imprimer des tracts et relayer la diffusion du mouvement conduit implacablement à la prison. Les services de renseignement localisent immédiatement l’activité, les membres de l’entreprise sont arrêtés, torturés et disparaissent. Le maillage sécuritaire oblige les gens à s’investir de façon totalement anonyme. En conséquence, il n’y a pas de traçabilité exacte de qui a fait la révolution, d’où viennent les ressources, les moyens engagés dans la révolution, etc. L’anonymat et la clandestinité deviennent le seul moyen de survie pour les Syriens qui osent manifester. De façon globale, on dit donc que ce sont les « tanzikiyat » [2], les réseaux de solidarité révolutionnaires, qui sont les premières formes d’organisation. On y trouve soit des gens qui se connaissent très bien et donc n’ont pas peur de se faire dénoncer par leur proche, soit des gens qui ne se connaissent pas du tout, ce qui garantit l’anonymat. Très souvent, ces gens utilisent des pseudos. Dérrière les « tanzikiyat », c’est une forme d’économie anonyme qui se met en place. La répression oblige également les Syriens à choisir les espaces où la contestation est possible. Comme ils ne ne peuvent pas faire de mobilisation ouverte, ils vont manifester dans des quartiers où l’espace urbain est suffisamment réduit pour éviter que la police s’attaque aux manifestants. Il faut utiliser des lieux que le pouvoir ne va pas suspecter, ou des endroits où il a moins de moyens disponibles. Les gens commencent à organiser les départs de manifs depuis les mosquées, en comptant sur le fait que tous les vendredis il y a beaucoup de monde, et que c’est plus simple de partir en manifestation à la sortie du prêche. Tu peux toucher plus de personnes que n’importe où ailleurs. Idem pour un marché, un souk, où tu multiplies par dix tes possibilités de te cacher. Avec deux autres chercheurs, Gilles Dorronsoro et Adam Baczko, on a fait beaucoup d’entretiens dans les régions d’Alep, d’Idlib et de Raqqa, et avec des réfugiés du reste de la Syrie. Ces derniers montrent que même des gens non religieux, voir non musulmans, vont à la mosquée afin de partir ensuite manifester. Ça devient le lieu stratégique d’organisation des cortèges. Et je précise qu’on est en Syrie. Les mosquées ont une identité islamique, mais pas du tout une identité politique jusqu’à la révolution. Ce ne sont pas des lieux de politisation avant ça. Donc il y a une transformation des espaces qui deviennent des espaces de lutte. Concernant la violence, je pense à un entretien marquant avec un manifestant qui décrit un rassemblement auquel il participe. Il se rend dans une mosquée mais les choses se compliquent parce que les services de renseignement y ont placé des agents. Les manifestants décident de les expulser. Il y a alors deux cent personnes dans la mosquée, et ils ne sont pas très rassurés parce qu’ils savent que d’autres agents du régime vont arriver. Pensant être protégés par le huit clos de la mosquée, ils se mettent à scander des slogans contre le régime. Et là, quelqu’un crie « la police est là ! », les portes s’ouvrent et des gens cherchent à sortir en courant. Sauf que devant la mosquée, il y a des shabias [3] qui attendent avec des battes de base-ball, et l’un d’entre eux a même un sabre. Et il se met à sabrer au hasard les hommes qui sortent en débandade. Les hommes s’effondrent sous les coups de sabre tandis que les gens qui sont encore dans la mosquée poussent en pagaille pour pouvoir sortir. Notre témoin raconte qu’il est arrivé devant le shabia, et qu’il a été saisi. Il s’attendait à voir les policiers, à se faire bastonner, sans doute durement, éventuellement à se faire arrêter et torturer. Mais il ne s’attendait pas à ce déploiement sauvage. Sans limite de violence. Ils étaient là pour exécuter tout le monde. Et cette violence inouïe, les gens la saisissent dans le vif. Des gens tout à fait lambda. Les exemples comme ça vont être quotidiens. Donc les syriens sont très vite fixés sur la violence d’en face, et ce à quoi ils s’exposent en sortant manifester. Très vite le régime ne peut plus faire de fichage. Il ne pouvait pas ficher tout le monde. Les informations que les services obtiennent pendant les interrogatoires, sous la torture, sont très réduites, et insuffisantes face au niveau de mobilisation. Finalement les services de sécurité changent de méthode. Ils enlèvent des gens, les torturent, les cassent puis les renvoient chez eux ; pour que de retour ils racontent à tout le monde ce qu’ils ont subi. Il s’agit de répandre la terreur, le plus rapidement possible. Les gens comprennent que quoi qu’il arrive, ils risquent d’être arrêtés. Ça les pousse à basculer dans l’anonymat, et à se regrouper dans des espaces où ils pensent être moins recherchés. Des quartiers populaires, des zones rurales, des petits villages, des zones près des frontières, avec l’idée qu’ils peuvent fuir si nécessaire.
Donc on a ces « tanzikiyat » au tout début, ces tout petits réseaux de proche en proche. Mais qu’est-ce qui se passe quand les gens rentrent en clandestinité ?
Au fur et à mesure, les gens forment des structures. Au début, elles sont surtout informelles. Il s’agit d’avoir un petit hôpital pour les manifestants parce que les gens se font tirer dessus, et ne peuvent pas aller à l’hôpital quand ils ont été blessés car ils s’y font arrêter par le régime. Il faut aussi aider les gens qui fuient les zones où il y a beaucoup de manifestations, car le niveau de répression, les bombardements sont trop importants. Et puis, il faut subvenir aux besoins de ceux qui rentrent dans la clandestinité. Vivre dans la clandestinité, ça coûte cher. Il est impossible d’acheter une puce pour téléphoner, ou alors très cher sur le marché noir. Il ne faut pas se faire repérer quand on va acheter plus de nourriture que d’habitude chez le commerçant. Et la police sait assez rapidement quand il y a trop de gens qui habitent dans un appartement. Tout ça demande de construire un vrai réseau. C’est les premières bases d’actions collectives qu’on voit apparaître en Syrie. Un des aspects frappants de ces réseaux c’est qu’ils sont multicommunautaires. A part dans certaines régions où des minorités ethniques ou religieuses sont majoritaires, la Syrie est un territoire où une coexistence communautaire est importante dans les villes. De fait, les réseaux de solidarité qui se créent sont des réseaux locaux, et les échanges intercommunautaires se renforcent dans la clandestinité.
Comment ils font pour pouvoir se reconnaître et se faire confiance ?
Les gens qui rentrent dans la Révolution prennent un pseudo et ne disent jamais leur nom (sauf les cas particuliers où ils connaissent à coup sûr la position de certains proches, mais ce sont des cercles restreints). Ils se méfient d’un cousin parce qu’il est au service militaire, et ça peut devenir un moyen de pression sur sa famille. Très rapidement, les gens construisent des réseaux pyramidaux, par cellule. Chaque cellule a un représentant, qui lui connaît la personne du niveau au-dessus mais les autres non. S’il y a un indic dans un groupe, ou un membre mit sous pression par le régime, s’il se passe quelque chose d’anormal, le représentant du groupe peut avertir la personne au-dessus qui coupe tout de suite tout lien, et le groupe est dissous. Ces structures pyramidales ne sont pas hiérarchiques dans le sens où toutes les mobilisations sont spontanées, personne ne donne d’ordre. Par contre, le passage de l’information est hiérarchisé. Ce qui est important c’est que si les services de sécurité attrapent un des activistes ils ne peuvent pas avoir accès à la totalité du réseau. Ce qui fait de la révolution syrienne une révolution acéphale. En 2011, il s’agit d’ une révolution par le bas. Les gens se réunissent pour la première fois en petites assemblées, apprennent à débattre entre eux, à se connaître, à se faire confiance. Mais ces initiatives n’auraient jamais été possibles si à un moment les révolutionnaires n’avaient pas réussi à créer leurs propres zones libérées.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment le niveau d’organisation bascule d’une multitude de réseaux anonymes, pas forcément connectés, à quelque chose d’une ampleur plus conséquente ?
Le basculement se fait par l’accès pour les révolutionnaires à des espaces qu’ils vont pouvoir contrôler totalement. Où être sûr que les agents du régime ne peuvent pas être nuisibles. Dans les années 90 et surtout les années 2000, il y a eu énormément d’exode rural en Syrie. Les villes ont explosé, les quartiers populaires se sont multipliés et ce sont des espaces où le régime n’a plus du tout de capacité de coercition. Certains quartiers d’Alep se retrouvent avec 50 policiers pour 300 000 habitants. Et le régime n’a pas eu le temps d’adapter son économie, ses outils répressifs, son administration. Les syriens le testent assez vite. Dans les quartiers riches de Damas, le dispositif policier est énorme, les rues sont très larges, et tu te fais réprimer tout de suite et très efficacement. Dans les quartiers populaires, c’est plus compliqué. La police met du temps à s’organiser pour venir, quand ils pénètrent dans le quartier ils connaissent mal l’endroit... Idem pour les villages, les zones rurales. Peu à peu, une migration des révolutionnaires s’opère. Ils tentent de se regrouper (notamment parce qu’ils rentrent en clandestinité) dans ces zones où la police a moins d’appuis. Et ces zones vont devenir des épicentres de la révolution.
Donc, pour toi, il y a vraiment une forme de corrélation entre un niveau de sophistication progressif du mouvement révolutionnaire, et le fait que ça se déploie sur des zones qui ne sont plus contrôlées par le régime ?
C’est ça. La question de la territorialisation de la révolution est très importante. Dans un régime aussi répressif, tenir des zones sécurisées devient une obsession. Comme on le disait plus haut, le régime, dans les années 2000, abandonne énormément de territoire en Syrie puisque son administration n’a plus les moyens de tenir. Mara, au Nord-est d’Alep, qui est le foyer révolutionnaire où va se créer la brigade Al-Tawid, et qui va être une des plus importantes brigade du nord de la Syrie jusqu’en 2014, est une ville de 60 000 habitants où il y a très peu de policiers. Des dizaines de milliers d’alepins vont s’y réfugier et s’y organiser. En 2012, le régime ne sait plus quoi faire face à la multiplication des espaces libérés, et envoie des chars dans certaines villes ou quartiers. Mais on ne reprend pas un territoire avec des chars. Pour faire ça, il faut recréer un maillage administratif et sécuritaire. Et ça, le régime n’en a plus les moyens. C’est à partir de ce moment que va pouvoir se construire le processus d’institutionnalisation.
Tu as surtout fait ton terrain dans la ville d’Alep. Comment les choses se mettent à fonctionner dans les quartiers libérés ? Est-ce que l’eau continue à fonctionner ? L’électricité ? Quand il y a des pannes, qui s’organise pour les réparations ? C’est quoi les comités ? Et s’il y en a plusieurs, quelles sont les interactions qui existent entre eux ?
Les « tanzikiyat », et tous les réseaux clandestins, s’officialisent et vont s’institutionnaliser en conseils locaux puis en conseils de quartiers. Ils vont permettre de rassembler les ressources dans les quartiers, que ce soit des volontaires, des biens économiques. Par exemple, des gens vendent leur magasin pour financer un point de distribution alimentaire, des choses comme ça. Ils y arrivent grâce à ces réseaux qui se consolident depuis le printemps 2011. Les conseils locaux qui se créent ont paradoxalement besoin de l’État pour fonctionner. Quand je dis « État », j’entends les fonctionnaires. Des gens qui ont l’expérience, la pratique des administrations, des machines, savent faire fonctionner les services publics comme le réseau d’électricité par exemple. Les gens continuent à travailler sur leur poste de travail d’avant la révolution, souvent encore payés par le régime. Celui-ci va avoir du mal à couper tous les salaires. Ça prend du temps, et il ne cherche d’ailleurs pas nécessairement à le faire car ça permet de garder un semblant de présence étatique, et donc un moyen de pression. C’est là que l’accaparement des structures de l’État par les comités locaux est redéployé à des fins révolutionnaires. Le conseil local va devenir le conseil municipal, qui est divisé en douze secteurs : eau, électricité, éducation, santé, alimentation, etc. Un conseil militaire se crée à côté, une police est mise en place, nous reviendrons plus bas sur ce point. La question des ressources immatérielles, le gaz, l’électricité, l’eau, est particulière. Alep-est une ville coupée en deux entre l’été 2012 et 2016. L’ouest est une zone contrôlée par le régime, l’est est un territoire libéré. Il va falloir négocier pour pouvoir accéder à certaines choses, et c’est le cas partout en Syrie. Les réseaux électriques, par exemple, ne suivent pas les lignes de front, et donc traversent à plusieurs reprises une zone puis l’autre. Évidemment, pour aller réparer sur différents endroits du réseau il faut pouvoir accéder aux deux côtés. Côté révolutionnaire, le gars qui va s’occuper de la question est un gars qui bossait avant la révolution dans l’administration électrique de l’État syrien. Du coup, il va trouver le moyen de contacter son collègue qui bosse côté régime, et qu’il connaît parce qu’ils ont tous les deux étaient dans le département national de l’électricité syrienne. Ils se contactent, et là, c’est un peu donnant donnant. Des pièces contre la promesse de ne plus bombarder à proximité de telle installation électrique par exemple. Ce n’est pas le régime qui négocie ce genre de choses. Ce sont des civils, des gens qui veulent améliorer leur quotidien, parce que côté régime aussi les temps sont durs. Tout ce qui est service public se remet en place très rapidement, et parfois même fonctionne mieux qu’avant. Des fonctionnaires qui continuent à travailler à leur poste et en plus des réseaux de volontaires viennent se greffer aux endroits où le besoin se fait sentir. Concrètement pour le ramassage des ordures. En Syrie, à Alep en tout cas, on ne peut pas dire que la gestion de l’espace urbain était très performante avant la révolution. Dans les zones insurgées, il s’améliore un peu car il y a un effet de responsabilisation des habitants. L’État n’est plus là pour faire ce boulot, et tout le monde réalise à quel point c’est important pour éviter que tout ne devienne insalubre. Alep-est se vide de ses ordures de manière très efficace. Pour les hôpitaux, c’est pareil. De plus en plus d’infrastructures lourdes des hôpitaux deviennent défaillantes au fur et à mesure. Il faut remplacer les pièces des scanners, des radios. Par contre, tout ce qui est petite médecine, petite clinique de proximité réouvre, se redéploie, là aussi avec la conscience de participer à quelque chose d’important. Sous le feu de bombardements permanents, les services de santé doivent être capables de suivre. Donc, ils se déploient avec une réelle efficacité. Pour l’éducation il y a toute l’idée de réimprimer des manuels scolaires, il y a une volonté de tenir les examens au rythme de ceux de l’État syrien, on respecte les dates de rentrée… Beaucoup d’élèves vont passer leurs examens en zone du régime, mais aussi dans les zones de l’insurrection. Les lycées font passer le bac, par exemple. Les écoles récupèrent le programme scolaire du régime en enlevant le programme d’histoire, pour avoir le niveau d’examen du système scolaire syrien, parce qu’il y a l’idée future de rejoindre le système scolaire national. Ce n’est pas la mise en place d’un système scolaire parallèle. Il y a l’idée qu’il faut calquer à tout prix sur l’organisation du régime parce que c’est l’État qu’on reconstruit. C’est aussi parce qu’il y a l’idée que les désirs de changements portés par l’insurrection seront mis en place à la fin de la Révolution. Et tout ce qui est programme politique, changement, restructuration réelle du régime, l’idée c’est de le laisser à plus tard. En tous les cas, tous ces modes d’organisation, tous ces réseaux sont le fruit d’innombrables débats. À tous les niveaux de la société. Ce qui est intéressant, c’est que le conseil local qui se créé n’est pas désincarné. La place des protestataires (manifestants, combattants, volontaires) est centrale. Jusqu’au bout. C’est vrai que des gens pour partie conservent leur salaire, mais le niveau de solidarité, de circulation des moyens ne disparaît jamais. Il n’y aurait jamais eu une telle continuité révolutionnaire entre le début des protestations et la situation en 2014 sans la participation par le bas des Syriens, sans une circulation permanente des biens, des personnes. Le problème d’un centre comme Alep-est pour le régime, c’est que les réseaux de solidarité ne meurent jamais. C’est un endroit au tissu social et économique tellement riche que c’est très dur à écraser. Même après des mois de bombardements quasi permanents, à devoir survivre par moments dans les caves des immeubles, dans des souterrains, les tissus de solidarité persistent. Cela est impossible à briser pour le régime. À part en rasant littéralement la zone, ce qu’il a fini par faire.
Comment se passe une prise de décision qui va avoir une répercussion sur toute une zone ? Comment ça se passe entre le moment des débats, le moment du choix qui est pris et qui va devoir s’appliquer plus ou moins largement ? Je ne sais pas si tu as un exemple qui permette de comprendre comment ça fonctionne.
La priorité pour les Alepins, c’est la sécurité. Quand tu ré-ouvres une école les gens vont longuement discuter dans le quartier de l’endroit où elle sera installée, sachant que les écoles sont une cible choisie du régime, et qu’il les bombarde. Donc il vaut mieux que ce soit dans une cave, un endroit le plus à l’abri possible des bombardements. Et il y a plein de petits choix comme ça à faire, et dont les décisions sont assez naturelles et reconnues largement. Par ailleurs, par rapport à ça il y a aussi tout une forme de rationalisation de l’administration. Pour l’école, c’est savoir comment on dispatche les professeurs. Où ils vivent ? Est-ce que c’est facile de les faire aller plutôt à telle ou telle école ? Parce que circuler en ville c’est quand même dangereux. Des choses très concrètes qui impliquent un niveau de décision très administratif. Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’à Alep-est il n’y a pas une « élite révolutionnaire » qui tente de s’accaparer le pouvoir, et qui essaie de se retrouver au centre des décisions. Il y a plutôt une rationalisation de l’aide selon les moyens et le nombre de personnes qui restent par quartier. Pour le civil, c’est une révolution qui dépend absolument des réseaux. C’est la population qui le nourrit d’une certaine manière. C’est un maillage d’interdépendance. Je me souviens d’une fois où nous étions au bureau du conseil municipal d’Alep-est. Tout à coup plein de gens d’un quartier débarquent dans le bureau. Ils vont d’abord dans le bureau du conseil de l’antenne locale, celui de leur quartier, qui leur dit « bon si vous n’êtes pas d’accord avec ça faut aller en parler avec le maire ». Donc ils débarquent ensemble dans le bureau du maire, qui d’ailleurs a bien compris le truc, parce que son bureau c’est pas une petite pièce, c’est un open space ! Pour que les gens puissent venir à plein, et que ce soit vraiment un espace de discussion. Les gens ne doivent pas avoir l’impression de débarquer dans un bureau de l’administration du régime. Il faut que matériellement le débat soit toujours possible. En tous les cas, ils se sont mis à faire une réunion à 150, avec tout le staff. Un autre exemple. On est dans un conseil local où c’est une femme qui est élue à la tête du conseil. C’est dans un quartier très populaire, où une majorité des habitants est constituée d’une population rurale arrivée dans la dernière décennie. Et les habitants ne sont pas du tout favorables à ce que ce soit une femme qui se retrouve à la tête de leur conseil local. C’est une révolutionnaire issue des milieux conservateurs de la partie ouest d’Alep avant la guerre. Elle est venue vivre à Alep-est par choix politique. Elle part vraiment d’une position d’affirmation quant au fait que la révolution est pour tous, et pour toutes ! Elle a été élue à la tête du conseil et elle ne veut pas en partir. Ils se retrouvent à régler le désaccord au conseil municipal. Ils font un énorme débat entre les habitants qui ne veulent pas d’elle à la tête de leur conseil local. Et à ce moment apparaît qu’elle a une extrêmement bonne connaissance des réseaux d’activistes. De ceux qui font la révolution, qui se mobilisent. Alors que ceux qui ne veulent pas d’elles, et qui voudraient prendre sa place, apparaissent vraiment comme des vieux, qui sont plutôt inertes en terme de mobilisation, qui n’ont pas du tout de réseau révolutionnaire, d’activistes pour mettre en place le ramassage d’ordures par exemple, et il apparaît assez clairement que eux à la tête du comité local, ça ne fonctionnerait pas. Ils sont dans une perspective de tenir le quartier depuis une vision un peu clanique, depuis des réseaux familiaux. Mais la révolution syrienne n’est pas une révolution tribale, ni clanique. Et donc cette vision des choses ne peut pas, en situation, fonctionner. À l’issue du débat c’est elle qui finit par remporter l’adhésion. Elle est devenue la première femme élue à la tête d’un conseil local à Alep-est.
En fait ce qu’illustre bien cet exemple, c’est un bouleversement de normes, d’une certaine hiérarchie. En fait, le processus qui mène à la chute du régime induit de fait une part de changement social assez important.
Exactement. L’institutionnalisation des premiers réseaux qui s’organisaient au sein du mouvement, c’est aussi la sortie de la clandestinité. Dans un territoire libéré, c’est la parole qui se libère, les gens qui échangent beaucoup plus d’informations qu’avant, et qui peuvent faire des trucs en leur nom, ce qui était impossible avant. Le fait d’avoir fait la révolution devient assumable. Cela confère une place et définit une nouvelle hiérarchie dans la société entre ceux qui sont vraiment à la pointe de la lutte, et qui vont obtenir dans ces institutions naissantes des postes, une position, des responsabilités, parce que des gens leur font confiance depuis leur engagement révolutionnaire. Ça c’est un point hyper important. C’est la part du changement social quand le pouvoir est défait et qu’automatiquement, il y a un bouleversement des hiérarchies initiales. La chute de l’État change totalement la hiérarchie politique. Le fait d’avoir fait la révolution est positif dans une zone tenue par l’insurrection et de l’autre côté négatif forcément, et peu à peu ça va venir bouleverser les rapports sociaux dans la société, les rapports économiques, etc. Dès qu’une zone est libérée, il y a une sorte de petite élection. Elle se passe d’abord au niveau des assemblés de révolutionnaires. Puis les révolutionnaires tentent d’associer les personnes clefs localement (des notables importants du quartier). Là, on observe des basculements au niveau des rapports de classe, des rapports économiques. Le fait d’avoir participé à la révolution apporte un prestige social dans les zones insurgées. Le maire d’Alep entre 2012 et 2013, jusqu’en 2014 en fait, est un un petit commerçant d’un quartier pas très riche d’Alep. D’origine modeste, il devient maire d’Alep-est, soit de plusieurs millions d’habitants, ce qui aurait été complètement improbable en temps normal. Ça incarne parfaitement la question du basculement social dans un contexte révolutionnaire. Idem pour l’exemple de cette révolutionnaire qui se retrouve à la tête du comité local de son quartier à Alep-est. Même si au départ, le débat porte sur le fait qu’une femme puisse avoir sa place au sein de la révolution, très vite la question devient caduque. Ce qui se met à compter c’est elle qui dit « voilà, moi je peux rassembler depuis mes réseaux 300 personnes pour ramasser les ordures. Je connais personnellement les infirmières bénévoles ou non qui travaillent à la clinique du quartier. Je sais pourquoi tel professeur va à telle école et pas une autre ». Donc elle a une capacité qui part de la réalité de son réseau, qui est un réseau révolutionnaire, de gens qui se mobilisent. Qui sont actifs. Elle a une vraie maîtrise de la situation, et une réelle intelligence à faire des choix par rapport aux besoins. Et les gens savent reconnaître cette capacité parce qu’ils vivent la même chose. En face, le vieux notable est complètement dépassé par sa capacité à elle, et sa connaissance du nouveau maillage du quartier, de cette nouvelle réalité. Les gens se mettent à interagir depuis des questions, des problématiques qui bouleversent les anciens rapports.
Quand on parle de ce qui se passe en Syrie, c’est souvent depuis un partitionnement entre la population, les institutions et les combattants. Par exemple au moment de l’évacuation d’Alep-est, on avait l’impression d’entendre parler d’une population absolument passive : «  Il faut évacuer cette population prise entre deux feux ». Alors que pour nombre d’habitants d’Alep-est, c’est aussi un choix que d’être resté y vivre jusqu’au bout. Peut-être que pour clarifier ça, il faut comprendre les rapports, les liens entre les administrations révolutionnaires qui se mettent en place du côté de l’insurrection, comment ça se passe l’engagement des volontaires, et aussi les liens entre l’administratif et le militaire. Dans quelle mesure c’est poreux ? Est-ce que la distinction est si franche que ça ? Et quelle part reste-il de ce qu’on peut appeler « la population », en tant que personnes qui subissent ce qui se passe sans y prendre part ?
Pour commencer, il faut dire que les combattants de l’insurrection ne sont pas que des militaires qui ont désertés. Ce sont aussi des civils. Les groupes armés qui se mettent en place au début, c’est d’abord pour protéger une manifestation contre la police qui tire sur la foule, puis ton village, ton espace libéré du régime. Et même les grandes liwas [4] qui se mettent en place (Ahrar-al-Cham, Al-Tahwid), ne fonctionnent pas en autonomie. Elles doivent, dans un premier temps, respecter l’engagement de leurs combattants, qui sont avant tout des gens qui veulent protéger leur famille, leur quartier, leur village. Ce qu’il faut comprendre c’est pourquoi en Syrie, alors même que la militarisation se passe assez rapidement (dès 2012 il y a des brigades avec des milliers de combattants), ces groupes militaires laissent se développer un pouvoir civil aussi important ? Aussi finalisé dans son institutionnalisation ? Tout simplement parce que ce sont les mêmes ! Ces groupes, ce qu’ils veulent, c’est faire la guerre à Bachar, faire tomber le régime. Il ne s’agit en aucun cas de contrôler la population. Aucun groupe de l’insurrection en Syrie, de l’ASL, ne cherche à contrôler le territoire. Et c’est plutôt inédit. Le cas de l’Afghanistan par exemple, étudié par Gilles Dorronsoro et Adam Baczko, est une révolution qui met énormément de temps à s’institutionnaliser. Elle est très fragmentée, tout simplement parce que chaque groupe cherche à contrôler son espace. Or, en Syrie, ce n’est pas du tout le cas. C’est une révolution qui se veut nationale, qui se pense comme telle, et qui veut faire tomber un régime. Pour ce faire, il faut certes gérer localement des affaires, et les groupes de combattants vont laisser les « tanzikiyat », les groupes locaux de quartiers, tous ces réseaux locaux de solidarité s’organiser comme ils le souhaitent, pendant que eux vont gérer le front. Et les rapports entre ces deux espaces vont générer des allers-retours permanents entre ces groupes et ces institutions. Lorsque les gens qui sont dans l’organisation de comités, vont voir les groupes de combattants en leur disant « Là, la situation n’est plus tenable, il nous faut vraiment une police civile, et surtout on ne veut plus voir d’hommes armés en ville. Ça crée une ambiance délétère, les gens ont peur. Et on veut que notre tribunal nouvellement mis en place puisse juger les combattants. », et bien dans ce genre de situation, il y a négociation. Les combattants ne veulent pas être jugés par des non-combattants et veulent constituer un conseil judiciaire militaire. Mais par contre ils sont d’accord pour ne plus être armés en ville parce que c’est pas le front, et ils proposent d’appuyer le tribunal civil si nécessaire. Donc il y a un jeu subtil d’appuis, de rapports de forces qui se met en place. Finalement, les combattants se placent à la pointe de l’effort civil. Ils se voient comme un outil qui malheureusement doit être utilisé contre le régime mais qui ne doit pas se retourner contre son mouvement révolutionnaire, au contraire.
La justice et la police semblent avoir été centrales dans la naissance des nouvelles institutions en territoires libérés. À quel moment est né ce besoin d’une justice et d’une police ? Tu peux raconter petit à petit comment ça va venir cristalliser des questions très politiques ?
La justice « arrive » avant la police. Je vais donner un exemple concret de la manière dont cette question devient vite incontournable pour la rébellion. À Al-Bab, qui est la ville où se trouvent les silos à grains où sont conservés les réserves de blé pour la région d’Alep, se pose la question de savoir à qui en revient la gestion. À la toute nouvelle municipalité ? À des groupes affiliés à l’ASL ? Ou au Jabhat al-Nosra ? Pour que la décision soit acceptée, il faut qu’elle soit prise d’une manière, et par une instance qui semble « légitime » à tous. L’enjeu est colossal. Une ville comme Alep-est a besoin de plusieurs tonnes de farine par semaine pour pourvoir à ses besoins hebdomadaires en pain. Donc savoir à qui revient le contrôle des silos va avoir d’énormes répercussions. La décision sur des choses comme ça, très concrètes, va déterminer au sein de la rébellion un équilibre des rapports de force. Et l’émergence d’un nouveau système de justice trouve ses germes dans la nécessité de trouver rapidement et efficacement des manières de solutionner ce genre de conflits. À Alep-est, cet embryon de droit commun va être élaboré par des juges, des avocats passés à la rébellion. Ils reprennent la base du droit syrien et l’associent à un code juridique qui a été créé en 1996 par la ligue arabe, qui est complètement islamisé. Tout ça fournit la base du nouveau système judiciaire. Les révolutionnaires créent différents départements : le pénal, une section familiale, etc. Ici aussi se pose la question des compétences. Donc ce qui devient peu à peu le tribunal d’Alep-est va aller puiser chez les jeunes étudiants en droit, en licence et en master pour travailler dans l’institution naissante. Elle va aussi aller chercher les étudiants en études islamiques qui y prennent une place importante. Le tribunal, c’est beaucoup plus que la dimension de justice. Il permet d’intervenir directement dans la vie sociale et économique. En bref, il est un carrefour stratégique. D’où l’enjeu politique qu’il représente. À Alep-est, deux conseils juridiques se mettent en place. Le conseil juridique civil qui dépend de la municipalité d’Alep-est, qui a quelques juges, des avocats, un docteur en droit islamique passé par l’université d’Al Azhar en Égypte (ce qui donne une grande légitimité à ses décisions). Et à côté de ça un conseil islamique, qui lui est mis en place par le Jabhat-Al-Nosra. Eux sont partisans d’appliquer une charia pure, tant dans les jugements que dans les châtiments. Et bien entendu les deux vont rentrer en compétition. Il va y avoir des manifestations devant le tribunal islamique où les gens crient « vous êtes illégaux », alors que de son côté le tribunal islamique envoie des combattants encercler le tribunal civil en disant « le droit de la famille cela ne vous regarde pas, ça devrait être à nous de juger ça ». Donc il y a de grandes tensions entre les deux. Et ce jeu dure jusqu’à la chute d’Alep, car des tensions vont exister entre les deux tribunaux. Mais il n’y a jamais d’affrontement direct. Les activistes ont conscience qu’ils ont besoin de rester unis face au régime. A chaque fois qu’il y a des tensions, des accords sont trouvés. Un autre exemple de la centralité politique que représente le tribunal en zone libérée c’est la façon dont avec Adam et Gilles nous avons assisté à l’implantation du Jabhat-Al-Nosra à Al-Bab à partir du tribunal. Il y avait un juge du Jabhat-Al-Nosra qui siégeait dans une pièce, avec plein de combattants cagoulés autour de lui. C’était un moment où le rapport de force au sein de la rébellion faisait que le Jabhat-Al-Nosra ne pouvait pas se permettre n’importe quoi. Nous pouvions nous rendre dans le bureau avec ce juge, et on regardait comment ça se passait. On passait aussi beaucoup au conseil local qui s’occupait de la gestion des silos à blé, et on s’est rendu compte que ce juge du Jabhat avait de plus en plus de pouvoir. Il mettait vraiment la pression sur les autres juges pour récupérer des secteurs qu’il considérait stratégiques pour le groupe. Il a mis en place une police au sein de la brigade d’Al-Nosra. Il se sont mis à gérer des affaires de femmes battues, de répartition du blé, bref un très large éventail de prérogatives. Et, de cette manière, l’idéologie très politique du Jabhat s’est immiscée dans les conseils locaux, ce qui s’est remarqué dans la gestion très concrète des affaires locales. Cette contamination a eu lieu parce qu’il s’était mis à investir tout un tas de domaines qui l’ont rendu incontournable.
Mais quand même, il y a une sorte d’équilibre qui existe entre les différents tribunaux dans un même endroit, les brigades qui soutiennent tel ou tel tribunal, et les comités locaux. Qu’est-ce qui vient mettre à mal cet équilibre des rapports de forces ?
Les brigades armées ne cherchaient pas à réguler le civil. Jusqu’en 2014, elles étaient concentrées sur le front. Du coup les tribunaux avaient vraiment la main mise sur leurs affaires. Un tribunal pouvait appeler une brigade en renfort en cas de problème mais globalement cela n’était pas nécessaire. À un moment, certaines brigades se sont mises à s’intéresser à la question du tribunal, laissée aux comités et aux municipalités jusqu’alors. En gros, certaines brigades se sont mis à faire de la politique. Souvent parce que les modes de financement auxquels ont dû s’adapter les brigades pour survivre est venu influencer l’identité politique des groupes. Dans les endroits où il n’y avait qu’un tribunal, ça a marginalisé les conseils municipaux de leur gestion. Finalement c’est le rapport de force militaire qui s’est mis à influencer les décisions judiciaires quant à savoir qui allait gérer les silos à grain, l’hôpital, des choses comme ça. Le tribunal s’est mis à être là pour acter et entériner des décisions. Plus pour décider des choses. Le tribunal peut continuer à juger une affaire familiale, des affaires courantes, etc. Mais pour ce qui est d’entériner une décision importante entre deux groupes, c’est devenu autre chose. Le tribunal ne peut pas rétablir l’ordre entre deux brigades. C’est là qu’il se fait dépasser. Les tribunaux permettaient de mettre en place des négociations, de laisser ouverts un certain nombre de stratégies de répartition des ressources dans un contexte qui change beaucoup, mais c’est devenu de plus en plus compliqué.
Et la police alors ?
Les forces de police viennent se greffer sur les tribunaux nouvellement constitués. Chaque tribunal va créer une espèce de corps de police, qu’il réunit à partir de différentes brigades qui lui prêtent serment. Elles doivent être disponibles pour le tribunal s’il a besoin d’elles. C’est hyper important pour les gens d’avoir une police, parce que tout le monde craint des pillages. Il s’agit donc de s’organiser pour faire des rondes la nuit, contrôler le trafic urbain, filtrer les agents du régime. Faire en sorte que la détérioration de la situation économique n’amène pas une insécurité croissante. Et du coup la constitution d’une police compte. Au départ il s’agit de groupes qui, après avoir libéré leur quartier par exemple, font le choix de ne pas monter au front, et de rester sur place pour éviter les pillages. Comme on l’a vu assez vite il y a une stratégie de démilitarisation des zones libérées qui se met en place, c’est à dire qu’on encourage vraiment les brigades à aller au front. Et à ne pas porter d’armes sur les zones qui ne sont pas des zones de combat. Les combattants qui décident de rester sont intégrés à une forme de centralisation des forces de police engagées par les comités locaux ou les municipalités, et peu à peu on recrute d’anciens policiers qui ont rejoins la révolution. Il faut savoir que la police n’était pas très puissante avant 2011, la répression était principalement exécutée par les services de sécurité. Donc, pour les Alepins, c’est pas un problème que d’anciens policiers intègrent les nouvelles forces, aussi parce qu’à un moment la sécurité devient très importante pour les gens. L’enjeu c’est de faire en sorte que l’écroulement de l’ordre du régime syrien en zones libérées n’entraîne pas un quotidien trop teinté d’insécurité.
À un moment l’insurrection s’est mis à totalement dépendre de l’aide extérieure. Peux-tu revenir un peu sur ce que ça a induit, sur la manière dont ça a transformé les brigades et les institutions naissantes ?
Tout ce qui est contenu dans cette question c’est l’implosion de la révolution produite par l’extérieur. La révolution qu’on vient de décrire est extrêmement bien pensée par le local. C’est très rare de voir une insurrection de ce type-là. Mais à un moment l’insurrection plafonne sur un manque de ressources. Elle prend des bases, des commissariats et trouve ainsi des armes, alors que de son côté le régime se réarme, réorganise ses bataillons. Il fait appel à des hommes de l’étranger (Liban, Iran) et il revient en force. Il y a des bombardements systématiques, et l’insurrection est forcée de s’organiser depuis ça. Et les ressources vont venir de l’extérieur.
Comment arrive l’aide qui se destine plutôt au « civil » ? Comment est-elle répartie ?
L’aide civile. Ce patchwork humanitaire, développementaliste, cette industrie de la stabilisation de zones de conflits... Je parle d’industrie à dessein. Dans chaque zone de guerre on observe cet appareil très occidentalo-centré qui se met en place, et qui bien sûr fait exploser les réseaux de solidarité locaux. De plusieurs façons. Par exemple, le conseil municipal d’Alep a mis en place tout un système éducatif, assez bien fait. Au vu de ses ressources et du nombre d’écoles dispatchées sur la totalité d’Alep-est, elle ne peut pas payer ses profs plus de 80 dollars par mois. Une ONG qui arrive dans un quartier, et propose 200 dollars de salaire par mois à chaque professeur, des manuels plus ou moins récents, du matériel. Or, cette ONG refuse de se coordonner avec le conseil municipal parce qu’elle considère qu’il est « politique ». Et ils ne veulent pas faire de politique. Mais une révolution c’est politique. Vouloir la chute du régime de Bachar, et s’organiser pour durer le plus longtemps possible, c’est politique. Une révolution ce n’est pas juste un soulèvement contre la faim ou je sais pas quoi. Pourtant leur discours c’est « on n’est pas pro-révolutionnaires, on est là juste pour aider les populations ». « Les civils ». Cette catégorie de « civil » qui encore une fois dans un contexte pareil n’a pas de sens. « Société civile » est un terme qui a été démonté dans tous les sens depuis 30 ans mais qui dans le monde humanitaire continue à être employé sans arrêt. Donc cette ONG finance son école, de façon totalement non coordonnée avec ce qui se passe autour, de manière totalement hors sol. Elle a un projet de financement sur six mois, un an, et lorsque le projet est fini elle déménage. Elle aura attiré dans son école les meilleurs profs du système éducatif qu’avait mis en place le conseil municipal d’Alep-est, qui de ce fait a perdu de son efficacité. Et lorsque cette école cesse de fonctionner, les profs ne retournent pas forcément dans le système d’école des révolutionnaires. Sans cette déstabilisation extérieure, si cette aide avait été centralisée et son usage pensé, le système aurait trouvé un rythme de croisière, il aurait pu progresser, le salaire des profs aurait pu augmenter. C’est un parfait exemple du fait qu’aucune aide extérieure, qu’elle soit destinée au « civil » ou au « militaire », ne va respecter la centralisation, l’institutionnalisation des structures révolutionnaires qui se mettent en place. Évidemment c’est un problème. Et pourtant la densité des réseaux qui se sont mis en place au cours de la révolution continuent à exister malgré toutes ces formes d’ingérences qui pourraient les faire complètement imploser. Malgré la désorganisation considérable que ça induit, chaque fois, ils se reconstituent, se régénèrent.
Mais tu considères quand même que c’est vraiment depuis l’extérieur que l’insurrection syrienne se voit affaiblie...
Pas uniquement, mais c’est un aspect vraiment important. L’ultime coup de massue, c’est quand les partis politiques tentent d’entrer en action. Des groupes militaires comprennent que c’est l’aide internationale qui décide du sort de la révolution, et que pour la capter il ne faut pas être dans les conseils civils, parce que ce n’est pas là que l’aide financière et matérielle arrive. Il faut vraiment être sur le front et réfléchir sa stratégie à partir de l’aide politique, qu’elle émane de la Turquie, de la Jordanie ou des pays du Golf. Là, bien évidemment, le processus révolutionnaire en prend un coup. Le camp révolutionnaire est de plus en plus éclaté, il ne décide plus lui-même de ses propres batailles, de ses objectifs. Et ça donne des situations hallucinantes. Alep-est en est la parfaite illustration. Le régime reprend la ville parce que 15 000 combattants de l’ASL sont retirés de la zone par la Turquie, qui les redéploie à sa frontière pour combattre l’État islamique et empêcher ainsi la progression du PKK. C’est typiquement un enjeu politique qui est celui d’un acteur extérieur, la Turquie, mais qui n’est pas celui de la rébellion. L’aide à Alep-est cesse car elle n’est pas jugée prioritaire dans le plan de sanctuarisation nationale turc. Ça c’est le genre de choses qui font que les réseaux révolutionnaires, aussi bien organisés qu’ils soient, perdent de leur puissance.
Mais comment expliquer qu’il y ait un tel décalage entre la manière dont se structure peu à peu l’insurrection, que tu décris comme quelque chose de plutôt efficace, et l’aide extérieure qui semble complètement la désorganiser ? Les institutions de « transition » comme le Conseil National Syrien ne sont-elles pas censées exister pour soutenir l’effort contre Bachar ?
Il faut parler des réseaux politiques de syriens exilés notamment à Gaziantep, et de comment ils viennent percuter les organisations locales. Le Conseil National Syrien est un patchwork de partis politiques dont l’idée émerge à Paris et qui se créé en Turquie. Ce sont des Syriens en exil, avec quelques personnes qui arrivent de Syrie à ce moment-là. Mais globalement ce sont des gens en exil depuis longtemps, parfois les années 80. Ce sont des gens qui sont donc assez extérieurs à ce qui se passe au sein de la révolution. Ils ont très peu de contacts dans les réseaux révolutionnaires qui se mettent en place en 2011, parce que comme on l’a dit ces réseaux sont anonymes, spontanés, pas nécessairement politisés avant le début de la révolte. Quoi qu’il en soit ce sont ces Syriens de l’étranger qui se créent en partis politiques, qui vont vouloir parler au nom des Syriens en Syrie. Et ils vont réussir à peser vraiment à l’extérieur de la Syrie. Mais il va y avoir un décalage, déjà patent au tout début, qui va aller croissant. Le CNS ne fait aucun effort pour aller parler aux conseils locaux qui se créent à l’intérieur de la Syrie. Il refuse de se rendre en Syrie tout court, parce que c’est trop dangereux, parce qu’il refuse officiellement « l’option armée ». Par ailleurs, il ne formule jamais un soutien ferme aux combattants. Mais dans une configuration comme celle de la révolution syrienne, c’est impossible de n’être que dans le civil, tout comme c’est impossible de n’être que dans le militaire. Donc, on a un Conseil National Syrien qui ne donne aucun signe à la rébellion sur le terrain, quelle que soit ses formes. Deux systèmes parallèles vont se créer. Ce qui se joue sur le terrain, et le CNS. Lui tente de monopoliser la représentation de la révolution, depuis des circuits d’élite nationale (syro-américains, syro-français etc). Tous les Syriens qui sont censés coordonner l’aide vers la Syrie, qui siègent au CNS appartiennent à une élite syrienne internationalisée très souvent déconnectée de la réalité du terrain. Ils viennent souvent de grandes familles, ont fait des études à l’étranger, et ils ne touchent absolument pas les mêmes réseaux que ce qui se déploie localement. Comme l’insurrection dépend des financements de l’étranger, ils arrivent à une forme de promotion, et deviennent incontournables. Les Syriens de l’intérieur par contre sont dans une difficulté énorme, parce qu’ils n’ont pas accès à tout ce réseau, et qu’ils peinent à constituer une forme de représentation. Quand le maire d’Alep-est, élu localement depuis sa position au sein de l’insurrection, se rend à Gaziantep pour obtenir de l’aide, c’est kafkaïen. Déjà il n’a pas de passeport. Il passe difficilement la frontière, il paye lui-même le passeur alors qu’il a très peu d’argent. Il arrive à Gaziantep, il va toquer à la porte de ces énormes buildings de verre, il débarque dans un bureau et on le regarde de travers en lui demandant qui il est... Tout ça a cassé l’élan révolutionnaire. Sur le plan militaire, la grosse fracture c’est l’État Major qui est créé à l’intérieur de la Syrie, et qui va tenter d’obtenir de l’aide. Mais finalement c’est deux autres États Majors, ralliés directement aux sponsors régionaux (la Turquie et la Jordanie notamment), qui se mettent en place et qui commencent à avoir de l’aide. Ils se mettent à décider qui doit être financé ou non, comment, etc. Ça va complètement déconnecter la manière dont les brigades tentaient de se connecter les unes aux autres pour s’organiser. Parce que sans arrêt cela redéfinit la hiérarchie militaire, les objectifs. Dans un soucis de contrôle des groupes armés, aucune bataille n’est menée jusqu’au bout. Alors qu’en face l’armée syrienne est totalement reformée par l’Iran et le Hezbollah. Par l’armement russe qui est considérable. Par le déploiement de miliciens qui maîtrisent de façon extrêmement dure les territoires restés aux mains du régime en pratiquant un harcèlement sur la population et une répression très sophistiquée. Ils mettent en place des offensives de plus en plus cohérentes qui leur prennent du temps mais qui sont pensées sur le long terme. En face, t’as une insurrection qui recule tous les mois. Qui a aussi eu de réelles avancées à un certain moment, mais qui face au régime s’épuise. Ce qui est terrible parce que, jusqu’à aujourd’hui, l’insurrection bénéficie d’un vrai soutien populaire. Tu ne peux pas dire que les populations déplacées en zone du régime et qui y vivent aujourd’hui soutiennent Bachar. Au contraire. Dès qu’il y a des possibilités de retournement, un peu d’argent qui arrive, l’insurrection se revivifie très rapidement. Ils ont un réservoir quasi inépuisable.
Peux-tu nous dire ce que sont devenues toutes ces institutions à Alep après sa chute ?
Déjà le rapport de force militaire a changé. La Turquie s’est rapprochée de la Russie, sur un deal informel au début qui s’est concrétisé, qui a été d’extraire 15 000 combattants d’Alep pour les envoyer combattre dans le nord contre l’État Islamique et ainsi empêcher la jonction des territoires kurdes entre Kobané et Afrin. Donc Alep-est était désarmée, et laissée aux groupes les plus radicaux. Le Jabhat-Al-Nosra notamment, qui était sorti de la ville, y est revenu pour briser le premier siège du régime sur Alep-est. Parce qu’ils en avaient les moyens militaires, c’est un groupe plus autonome qui dépend moins de la Turquie. Parallèlement les conseils locaux de la ville d’Alep est ont été de moins en moins capables de gérer la situation. La ville a subi des bombardements systématique du régime et des forces russes, de manière beaucoup plus ciblée qu’avant. Avant le régime n’avait pas beaucoup de moyens. Il balançait des barils et les dégâts étaient certes considérables, mais ce n’était pas très précis. Les Russes eux se sont mis à tirer des missiles depuis des renseignements de terrain très précis. Ce qui fait que très rapidement toutes les structures hospitalières, les petites cliniques, les centres de soins de quartiers, tout ça a été méticuleusement détruit. Idem pour les écoles, les points de vente de nourriture, les bureaux des conseils locaux et du conseil municipal. Or, ce qui faisait la force d’Alep, c’était la formidable densité de son tissu révolutionnaire, de ses structures. Et la précision avec laquelle les frappes russes sont venues détruire tout ça en a signé la fin. Avec moins de combattants pour défendre la ville, quelques groupes radicaux au projets politiques différents et qui n’étaient pas prêts à se risquer à défendre des lignes de front qui de toute manière semblaient condamnées, et des habitants d’Alep plus vraiment capables de se prendre en charge, car la moindre tentative d’organisation était détruite par l’aviation russe. Voilà ce qu’est devenue la situation les quelques mois précédant la chute d’Alep-est. Quand l’est de la ville tombe fin 2016, les premiers combattants à quitter la ville sont ceux du Jabhat-Al-Nosra, qui évacue tous ses hommes en négociant directement avec le régime. Les autres groupes qui restent pour tenter de tenir la ville se font déborder, et puis il y a pas mal d’escarmouches entre eux à ce moment-là pour le contrôle des stocks de nourriture et d’armes. À partir de là, c’est là débandade. Entre ceux qui disent « on prend ce qui reste du stock d’armes parce qu’on veut se battre jusqu’au bout » et les autres qui voudraient se replier ensemble sur un quartier pour rester unis. Bref, il n’y a plus aucune forme de coordination, et tout s’est effondré très rapidement. Je pense qu’à terme le régime de Bachar est condamné. La prise d’Alep ne lui apportera rien. Sur le plan militaire, oui. Mais sur le long terme… Il ne propose rien, pas de modèle alternatif, pas de reconstruction… Homs qui a été reprise, il y a deux ans, n’a pas été reconstruite. C’est toujours un champ de ruines. Les millions de Syriens qui ont quitté la Syrie l’ont quittée pour toujours. Les populations qui sont en zone régime ne sont pas forcément pro-régime. Et à terme un rapprochement russo-turc c’est plutôt un rapprochement pour trouver une solution dans le dos du régime : pour la Turquie la solution reste le départ du régime, pour la Russie sortir du bourbier syrien ça passe par une transition politique. Tous les groupes proches de l’insurrection, dans la région d’Alep ou de Damas, pensent encore qu’ils peuvent gagner. Ils pensent que le régime est épuisé, qu’il va s’effondrer. Ils disent que ça va leur prendre trois ans, mais qu’ils vont y arriver. Au fond la guerre n’est pas finie. Alep a été une bataille importante, très symbolique, mais beaucoup de choses arrivent derrière.

[1Arthur Quesnay est un chercheur associé à la plateforme « NORIA Research ». Le fruit de ses recherches a récemment fait l’objet d’un livre Syrie – Anatomie d’une guerre civile, coécrit avec Adam BACZKO et Gilles DORRONSORO et publié aux Éditions CNRS .

[2Le mot « tanzikiyat » désigne les comités de coordination de l’opposition, nés des premiers réseaux informels d’organisation au tout début de la révolution.

[3Le mot « shabia » signifie littéralement « fantôme, apparition ». Ce sont des mercenaires du gouvernement syrien qui oeuvrent en civil. Leur mission va du maintien de l’ordre aux arrestations « à domicile », en passant par l’organisation de fausses manifestations.

[4Une liwa est un ensemble de katibas (signifie compagnie ou caserne. Au sein de la révolution, cela désigne une unité de plusieurs dizaines de combattants) qui fusionnent sous un même commandement, elle rassemble alors plusieurs centaines de combattants.

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