La révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire

de Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#232, le 4 mars 2020

Ce mercredi 4 mars, les éditions La Découverte publient La révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire, de Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel, une plongée passionnante dans la mise en ordre managériale de de la psychiatrie française, c’est-à-dire dans son effondrement. Nous en publions ici quelques bonnes feuilles.

La psychiatrie est à faire et à défaire par les premiers concernés

« Nous sommes tous des schizophrènes dangereux », « Tais-toi ou je te pique », « La ferme ou je t’enferme », « Labos, lobbies, lobotomie »… Le 14 juin 2014, c’est avec ces slogans résolument contestataires que l’association Humapsy et ses membres se rendent à la première Mad Pride (littéralement « Fierté folle ») française, organisée sur le modèle de celles qui existent déjà dans de nombreux pays. Une Mad Pride, c’est une marche pour que tous, usagers, patients de la psychiatrie, proches, puissent descendre dans la rue avec ce qu’ils ont à dire. « Pas de contention, de l’imagination ! », « De l’écoute, pas que des gouttes », peut-on aussi lire et entendre ce jour de juin. La manifestation est organisée par différentes associations, des plus institutionnelles, installées dans les diverses commissions et comités de la « démocratie sanitaire », aux plus rebelles. Humapsy fait partie des secondes. Née en 2011, elle est de ces organisations de patients et d’usagers qui viennent remettre de la politique dans la psychiatrie, comme le Terrain de rassemblement pour l’utilité des clubs thérapeutiques (Truc) et le CRPA, déjà évoqués.

Mais, après l’enthousiasme de la première Mad Pride, le message subversif se trouve vite invisibilisé. En 2016, Humapsy quitte le collectif organisateur de la marche et s’en explique : « Force a été de constater que les associations agréées par le ministère de la Santé entendaient faire de la Mad Pride Paris une manifestation consensuelle, autopromotionnelle, refusant de s’ouvrir dans son organisation aux contributions et revendications des premiers concernés par la psychiatrisation. Quelle tristesse si l’on se souvient que les Mad Pride ont été inventées par des usagers et des “survivants de la psychiatrie” pour ouvrir des espaces de liberté d’expression dans la rue, susceptibles d’attirer les médias. Ils avaient l’ambition de se faire entendre des pouvoirs publics et plus largement de la communauté que les “malades mentaux” effraie. Mais à Paris, l’importation du concept par les professionnels de la représentation des usagers en aura dénaturé l’essence » [1]. Le CRPA également, qui avait refusé dès le début de participer à la manifestation, critique vertement ce qu’est devenue la Mad Pride en 2016 : « La Mad Pride parisienne est dans les mains de professionnels intervenant en santé mentale et de carriéristes de la représentation institutionnelle des patients qui manipulent tout cela, neutralisent les protestations, marginalisent celles et ceux qui ont quelque contenu offensif que ce soit, et qui ne sont pas dans une ligne caramel mou allant dans le sens de la soumission aux diagnostics et aux traitements ainsi que dans celui d’une acceptation de la condition indigne qui est faite aux personnes psychiatrisées » [2]. La « démocratie sanitaire » telle qu’elle se pratique ne fait pas l’unanimité.

Patients et familles : cogestion ou contestation

Dans les années 1970, le Groupe information asile (GIA, dont est héritier le CRPA), des revues comme Psychiatrisés en lutte (dont douze numéros ont paru jusqu’en 1979) et Garde fous remettaient en cause l’organisation psychiatrique sur le terrain politique. Leurs revendications portaient sur le sort réservé aux personnes internées, sur la liberté, sur les modalités de l’hospitalisation et du soin lui-même. « Nous exigeons l’abolition des traitements irréversibles (électrochocs, chirurgie du cerveau…), la connaissance du traitement appliqué et ses effets secondaires éventuels, le droit du refus d’un traitement ou d’un médicament, c’est-à-dire le droit de contrôle effectif sur les traitements », annonce le « Projet de charte des internés » publié en 1975 dans le premier numéro de Psychiatrisés en lutte  [3].

Deux décennies plus tard, l’époque n’est plus à l’effervescence post-68 et ce sont d’autres types d’associations qui naissent. Advocacy France se crée en 1996 comme organisation d’usagers et d’ex-usagers de la psychiatrie pour l’accès aux droits, notamment juridiques – sur les recours contre les décisions de tutelle ou de curatelle, les hospitalisations sous contrainte –, et sur un principe d’entraide entre pairs. Dans le même temps, la Fédération nationale des associations d’usagers de la psychiatrie (Fnapsy), constituée en 1992, devient un interlocuteur officiel et institutionnel de l’action gouvernementale en psychiatrie, investissant l’action publique avant tout sous l’angle du partenariat et de la négociation [4]. La loi de 2002 dite « Kouchner » sur le droit des malades renforce cette tendance cogestionnaire avec la mise en place d’un système d’agréments pour les associations dans le domaine de la santé. L’agrément est le sésame indispensable pour représenter les usagers dans les instances [5].

Pour autant, cela ne suffit pas à permettre une véritable défense de leurs intérêts, comme nous l’a expliqué en septembre 2019 Martine Dutoit, ancienne directrice d’Advocacy et bénévole à l’association : « Grâce à notre agrément, nous pouvons envoyer des gens dans les instances. Mais le constat, c’est que nous n’avons pas assez de militants pour siéger partout. Ceux qui tirent leur épingle du jeu, ce sont les parents, l’Unafam, car beaucoup sont à la retraite, ou alors les associations gestionnaires qui envoient des salariés. Le problème, alors, c’est qui représente qui ? Comment faire pour que les personnes usagères se représentent elles-mêmes ? En plus, rien n’a changé dans le fonctionnement de ces instances en y intégrant des représentants des usagers. On donne des documents très complexes à traiter. Les commissions des usagers des hôpitaux, c’est le niveau le plus accessible. C’est là que sont adressées les doléances sur la vie dans les services. Ce niveau fonctionne à peu près. Mais même dans ce cadre, ce n’est pas évident, ce sont des réunions très chronophages. » Paradoxalement, c’est au moment même où se développait la représentation des usagers de la psychiatrie que les services se sont refermés, le recours à la contention est revenu en force, le nombre d’hospitalisations sous contrainte a augmenté.

Quand arrivent, en 2008, le virage sécuritaire de Sarkozy puis la loi de 2011 qui étend la contrainte au soin en dehors de l’hôpital, au sein des associations c’est la rupture. L’Unafam nationale soutient cette loi (même si des positions divergentes existent dans les sections locales). La Fnapsy exprime « quelques réticences » quant à l’introduction des soins sans consentement en ambulatoire [6]. Advocacy et évidemment le CRPA (qui va réussir à faire modifier la loi, voir chapitre 6) se mobilisent contre. « La légalisation des soins contraints en ambulatoire est un outil pour éviter d’échanger, de parler, voire de négocier avec la personne en souffrance psychique, bref de la prendre en compte, au seul bénéfice d’un rapport de pouvoir unilatéral », proteste Advocacy. C’est aussi en opposition à cette pente sécuritaire et répressive que des patients suivis au Centre Antonin-Artaud de Reims décident de créer Humapsy. Ce centre est un service du secteur psychiatrique qui pratique la psychothérapie institutionnelle et qui comporte une salle d’accueil ouverte toute la journée, où les gens peuvent venir sans rien avoir à y faire de particulier. En intra-hospitalier, la contention ne se pratique pas ; et une assemblée générale mensuelle permet aux patients de discuter de tous les sujets, dont les événements qu’ils veulent organiser. Le centre a aussi des clubs thérapeutiques soignants-soignés, dans lesquels est gérée la vie quotidienne du lieu. « Le Centre Artaud, c’est un endroit où on reconnaît le potentiel soignant des autres patients et de tout un chacun », souligne Matthieu, suivi au centre et membre fondateur d’Humapsy [7]. Dans ce cadre, où la liberté de parole et la transversalité priment, Humapsy s’est constituée comme une association par et pour les patients (qu’ils soient de Reims ou d’ailleurs), qui seuls peuvent y avoir un droit de vote. Pour Humapsy, tant qu’il y a contrainte, il ne peut s’agir de soin. « Pour porter secours à quelqu’un, on peut déclencher une hospitalisation sans son consentement, mais le soin ne commence que lorsqu’une relation de confiance s’établit avec les soignants », dit Olivia, membre de l’association [8].

Du côté des familles, la position de l’Unafam sur la loi de 2011 a provoqué de véritables scissions. Comme on l’a déjà évoqué, au moment de l’adoption de la loi, des parents en désaccord avec l’Unafam se rapprochent du Collectif des trente-neuf et créent, deux ans plus tard, Le Fil conducteur psy, qui affirme dans son appel fondateur : « La maladie psychique n’est pas une maladie comme les autres. La psychiatrie ne peut être une médecine comme les autres. Une conception purement organique revient à nier que le lien et la relation nous constituent en tant qu’être humain. Les familles qui côtoient au quotidien la souffrance de leur(s) proche(s) savent que cette souffrance altère le lien. Soigner consiste à prendre soin des liens. » Le Fil conducteur psy demande une « psychiatrie humaine », « avec attention, écoute et parole », des structures d’accueil dans la durée, et critique la réduction drastique des lits et des moyens en personnel hospitalier.

Sur la politique de fermeture de lits, sur les moyens humains, sur les traitements, tous ces collectifs donnent à entendre une parole différente de celle qui émane en général du gouvernement et de la fondation Fondamental. « Ce serait bien si la psychiatrie laissait aux gens la liberté de se représenter ce qu’ils traversent comme ils veulent, analyse par exemple Olivia. On peut entrer dans le soin sans avoir accepté son diagnostic, ni même penser qu’il s’agit d’une maladie. Cela ne veut pas dire qu’on refuserait de prendre des médicaments : s’ils nous apaisent, pourquoi s’en priver ? Mais cela doit rester possible de refuser un traitement s’il ne nous convient pas. » C’est en rencontrant les Trente-neuf et la psychothérapie institutionnelle qu’elle a découvert une psychiatrie différente de celle à laquelle elle avait eu affaire jusque-là. Elle poursuit : « Les pratiques inspirées de la psychothérapie institutionnelle sont rares et méconnues. C’est crucial que les gens aient la possibilité d’entendre un autre discours que celui de la neurobiologie. » « Il faut défendre le pluralisme », ajoute Matthieu. Pour ce faire, les membres de l’association vont à la rencontre d’autres patients ou ex-patients, organisent des débats, parcourent la France, interviennent à l’invitation d’écoles d’éducateurs spécialisés par exemple, s’investissent dans le mouvement du Printemps de la psychiatrie…

Pour Advocacy également, il s’agit de donner à entendre une autre voix que celle qui hospitalise-diagnostique-attribue un traitement, parfois sous la contrainte, comme l’explique

Martine Dutoit : « Je reçois par exemple l’appel d’un jeune homme, étudiant, hospitalisé sous contrainte. S’il n’accepte pas l’injection retard, il ne sort pas de l’hôpital. Le médecin lui conseille de demander l’allocation adulte handicapé et essaie de lui vendre un travail en Esat (établissement et service d’aide par le travail). Sa vie est complètement chamboulée, il faut qu’il cherche son chemin seul. Je lui dis qu’il n’est pas obligé d’avoir l’allocation adulte handicapé, sauf s’il le décide, et qu’il peut traiter cela comme une étiquette provisoire qui n’altère pas son identité, que l’hospitalisation sous contrainte est certes une menace qui pèse sur lui, qu’il a peut-être besoin de ce médicament, mais que cela n’a pas à entraîner toute sa vie avec. Il faut qu’il y ait plus de numéros en France où on peut poser ces questions et où on peut répondre ainsi. »

L’émergence de pratiques différentes

Dans le domaine de l’autisme, un collectif comme le CLE Autistes, qui s’inspire du militantisme de la neurodiversité venu des États-Unis (voir chapitre 3) [9], revendique l’autoreprésentation, la liberté d’expression, la vie autonome, l’inscription dans les mouvements sociaux, ce que proclame son manifeste : « De nouvelles formes d’organisation, indépendantes des associations gestionnaires et des associations de parents, sont devenues possibles grâce aux réseaux sociaux. Un nouveau militantisme pour le handicap émerge, dénonçant le caractère inefficace et contre-productif de ces porte-parole, qui s’expriment sans légitimité au nom de tous et toutes [10] ». « Ce qui est important pour nous, c’est d’être indépendants par rapport aux institutions, par rapport aux parents, c’est la vie indépendante », nous précise Thibault, un des membres du CLE Autistes.

Hors de l’hôpital, dans le collectif, dans l’entraide entre les premiers concernés, des approches différentes émergent. Au début des années 2010 s’est par exemple constitué en France le Réseau sur l’entente de voix. Le mouvement était déjà implanté dans nombre de pays, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas notamment, et un réseau international existe : Intervoice. Avec le réseau français, Rev en abrégé, se sont montés des groupes d’« entendeurs de voix » dans différentes villes, à Lille, Paris, Marseille… Des personnes qui entendent des voix peuvent en discuter librement avec d’autres qui ont vécu des expériences similaires, sans être forcément renvoyées à un diagnostic psychiatrique ou à une pathologie, sans être médicalisées.

Certaines sont passées par la psychiatrie, par les hospitalisations sous contrainte, d’autres pas. Au sein du groupe, toutes les convictions sont admises et respectées, chacun peut donner son interprétation de ses voix : neurologique, en rapport à un trauma, spirituelle, magique… Elles sont toutes écoutées et acceptées sans qu’aucune interprétation ne s’impose à tous. Chacun parle à partir de soi, sans faire un discours sur les autres. Et pourtant, le mouvement se veut d’emblée collectif, il collectivise les savoirs, à partir de l’expertise de tous. Il ne s’agit pas d’intervention thérapeutique, mais avant tout d’entraide et de soutien. Au sein du réseau des entendeurs de voix, l’idée n’est pas de se débarrasser des voix, d’en « guérir », mais de s’en débrouiller, de se tracer un chemin, chacun le sien [11].

Là où les programmes gouvernementaux, comme celui porté par la fondation Fondamental du « passeport bipolaire » adopté en septembre 2019, parlent d’« éducation du patient », d’« adhésion au programme de soin », d’« outils numériques » (voir chapitre 5), dans les groupes d’entraide on parle surtout d’écoute et de soutien mutuel entre les participants. À Marseille, un lieu de vie monté par une association pour des personnes passées par la psychiatrie et qui sont sans logement a significativement choisi le terme de « répit » : le « Lieu de répit » qui s’est ouvert près de la gare Saint-Charles en 2017 comporte une dizaine de chambres sur quatre étages. Le projet se veut une alternative aux hospitalisations psychiatriques en urgence et le plus souvent sans consentement des personnes sans logis souffrant de troubles psychiques. En cas de crise, les habitants du Lieu de répit ne sont pas envoyés à l’hôpital, la crise est gérée sur place, dans et avec le collectif. Le projet avait commencé avec les habitants et des bénévoles. Puis des salariés ont été recrutés, principalement des « travailleurs-pairs », ex-patients psychiatriques, ainsi que des psychologues et infirmiers ; les usagers ont leur propre médecin à l’extérieur. Le principe est qu’ils sont d’abord aidants les uns avec les autres. Un lieu similaire, la Weglaufhaus, autogéré et fondé sur des principes antipsychiatriques, existe depuis le début des années 1990 à Berlin.

Chez les porteurs de tels projets et d’anciens psychiatrisés remontés contre l’institution, au sein du Réseau européen des usagers, ex-usagers et survivants de la psychiatrie (European Network of (ex) Users and Survivors of Psychiatry, ENSUP), une organisation du soin apparue en Finlande intéresse particulièrement : dans cette méthode appelée « Dialogue ouvert » (Open Dialogue), en cas de crise les services de psychiatrie envoient des équipes mobiles dans les familles et les lieux de vie de la personne en souffrance, et entament un dialogue avec elle, ses parents et amis, dans son propre foyer autant que possible. « C’est un peu une image de la psychiatrie de secteur qui fait rêver », commente Olivia, d’Humapsy.

L’« équation impossible » des groupes d’entraide mutuelle (Gem)

Les membres d’Humapsy suivis à Reims semblent quant à eux n’avoir rien à redire des soins pratiqués au Centre Antonin-Artaud. « Parfois, des parents déménagent dans ce secteur pour que leurs proches puissent être soignés ici », témoigne même Matthieu. Mais ils craignent que cela ne dure pas, que les clubs, les AG et les espaces de discussion et de négociation ne disparaissent, lentement ou rapidement, quand partira le médecin qui porte actuellement le centre, Patrick Chemla. Pour que cela tienne, ils comptent sur les soignants, mais aussi sur eux-mêmes, les soignés.

Nous en discutons autour d’un café dans la cour d’une maisonnette du centre de Reims, un jeudi de juin 2019. C’est le local de leur « groupe d’entraide mutuelle » (Gem). Créés par la loi du 11 février 2005 (pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées), les Gem sont des associations dédiées aux personnes présentant des troubles psychiques a. Ils se veulent un outil d’insertion dans la cité, de lutte contre l’isolement et de prévention de l’exclusion sociale, et disposent d’une subvention de leur agence régionale de santé, plafonnée à environ 79 000 euros par an (en 2018 ; la subvention était plus faible auparavant). En général, cet argent permet à peine de louer un local et d’embaucher deux animateurs à mi-temps, payés au Smic. Ces salariés, qui ne sont pas membres de l’association, sont chargés de la gestion et de l’organisation d’activités. Les Gem ne sont pas liés à un service hospitalier et n’accueillent pas les soignants, au contraire des clubs thérapeutiques [12].

C’est différent à Reims : la confiance régnant au sein du Centre Artaud est telle qu’à la création du Gem les patients ont demandé que les soignants puissent aussi en faire partie. Le jeudi après-midi, ceux-ci étant en réunion, les patients ont la maisonnette pour eux seuls. Ils y viennent se rencontrer, boire un café, ou même faire une lessive. « Moi, je compte beaucoup sur le Gem pour la suite », confie Fred, un des fondateurs d’Humapsy et patient au Centre Artaud, qui s’inquiète : « Dans le cas où le groupement hospitalier universitaire (GHU) récupère le secteur psychiatrique d’ici, tout cela – les clubs thérapeutiques, les assemblées générales avec des soignants qui passent des heures à discuter – ne va pas intéresser beaucoup sa direction et risque d’être mis à mal. Avant que ça ne se produise, j’aimerais qu’on informe les patients, que nous allions les rencontrer dans les services pour leur dire que le Gem existe. Si la salle d’accueil fermait, le Gem restera. Or, la salle d’accueil, aujourd’hui, c’est le creuset : des gens y passent la journée, c’est un besoin. » Fred veut aussi mieux informer les patients sur leur faculté de définir des directives anticipées, indiquant par exemple quels traitements ils ne veulent pas prendre même en cas de crise, et désignant une personne de confiance, qui peut être un membre du Gem et qui sera consultée dans le cas où eux-mêmes seraient hors d’état d’exprimer leur volonté.

En 2019, il existait environ cinq cents Gem à travers la France. Certains sont de véritables lieux collectifs et d’autogestion. Mais pas tous, selon Jean-Jacques Pierron, lui-même « gemmeur » (membre d’un Gem) à Montpellier. En 2018, il a entrepris un tour de France des Gem : « En principe, les Gem sont gérés entièrement pas les usagers-adhérents, et les animateurs sont là pour faire le lien avec l’extérieur. Malheureusement, ce sont souvent les animateurs qui gèrent tout, a-t‑il constaté. Dans mon Gem, il y a vraiment un esprit d’entraide entre adhérents. Mais il ne faut pas que les Gem deviennent seulement un lieu occupationnel pour gens fragiles [13]. » À Libourne, Jean-Jacques Pierron a été hébergé chez le président du Gem lui-même : « Dans ce Gem, il y a une véritable cohésion et des liens se sont tissés avec d’autres associations à l’extérieur, qui n’ont rien à voir avec la psychiatrie. »

Chaque année, quelques Gem de France se joignent aux clubs thérapeutiques au grand forum interclubs. Des centaines de soignés et soignants des clubs, ainsi que des adhérents de Gem, y échangent sur leurs activités, leurs difficultés, les journaux et radios qu’ils ont montés ou sur les pratiques démocratiques en leur sein : comment vote-t‑on, comment le fait d’avoir une voix fait partie du soin. En 2019, lors de la rencontre qui avait lieu à Villiers-sur-Marne, le gemmeur de Montpellier Jean-Jacques Pierron y a fait la connaissance des membres des clubs thérapeutiques parisiens, des cliniques de psychothérapie institutionnelle de La Borde, La Saumery et La Chesnaie. Des psychologues récemment retraités y échangent alors aussi avec des jeunes animateurs de Gem, comme Benjamin, qui travaille dans un groupe d’entraide en région parisienne et affiche une position ambivalente sur le dispositif : tout en critiquant la précarité financière de ces structures, il loue leur prodigieux potentiel démocratique. « Des médecins parlent à leurs patients de la possibilité d’aller au Gem quand ils sortent d’une hospitalisation, mais les gens peuvent aussi venir d’eux-mêmes, nous explique-t‑il. Car si les Gem ont été a priori créés pour des personnes avec un passé psychiatrique, dans les faits, c’est assez libre. Certaines associations font un entretien à l’entrée, mais pas nous. Nous ne demandons pas leurs papiers aux personnes qui se présentent, certaines n’ont pas donné leur vrai nom en arrivant [14]. » La loi qui a créé les Gem ne stipule pas en effet qu’il faudrait une prescription médicale ou une notification spécifique pour en devenir membre.

Dans celui où travaille Benjamin, quelque soixante adhérents viennent au moins une fois par mois, dont environ trente sont là régulièrement, actifs et investis : « Les Gem sont avant tout des associations, précise-t‑il. Le cadre de l’association, en soi, est subversif. Pour nos adhérents, ce cadre fait beaucoup de bien. Tous les membres du bureau et du conseil d’administration sont des adhérents du Gem. Nous sommes en fait une association d’expérimentation démocratique. Bien sûr, c’est une fable de dire que tous les Gem sont autogérés. L’association est cogérée par les animateurs et le CA. C’est un travail de construction permanent entre nous, beaucoup de membres ayant été auparavant habitués à être infantilisés, à ce qu’on ne leur demande pas leur avis. Au final, les Gem sont donc une des rares structures qui mettent au travail la question de l’accueil, et en cela elles sont éminemment subversives. Ils n’ont pas peur de mettre les adhérents dans des positions de pouvoir. » Dans le Gem de Benjamin, le CA a déjà pris des décisions avec lesquelles lui, salarié, n’était pas d’accord, comme de renvoyer un membre pour une semaine suite à des dérapages. « Mais c’était la décision des membres du CA, elle s’imposait à moi. La question, c’est comment travaillons-nous la décision qui est prise, quelle qu’elle soit. Au Gem, la hiérarchie existe, mais elle est toujours questionnée. On a le droit d’essayer, de rater et de recommencer. Nous nous trouvons vraiment dans une brèche. »

Dans le groupe d’entraide mutuelle de Benjamin, les membres peuvent faire du théâtre avec un metteur en scène professionnel, du yoga avec une professeure extérieure, de la chorale, des ateliers d’écriture… Ils ont aussi monté une radio et cultivent un potager. Pour autant, ce n’est pas un éden d’antipsychiatrie harmonieuse. D’autant que la subvention de l’agence régionale de santé, loin de financer toutes ces activités, suffit souvent à peine pour payer un local et deux Smic à mi-temps et qu’elle ne varie pas en fonction du nombre de membres des Gem, qu’ils soient dix ou quatre-vingts. « Et deux animateurs à mi-temps, ajoute Benjamin, c’est déjà trop peu, car nous sommes ouverts cinquante heures par semaine ! » Animateurs et membres doivent donc chercher de l’argent ailleurs, auprès de la Caisse primaire d’assurance maladie ou des fonds pour la politique de la ville. Mais aucune de ces subventions supplémentaires n’est pérenne et, chaque année, il faut renouveler les demandes, déposer de nouveaux dossiers.

Un groupe d’animateurs de Gem en région parisienne tente d’alerter depuis plusieurs années sur leur précarité, eux comme salariés sous-payés, et celle des membres, qui survivent la plupart du temps avec une allocation adulte handicapé ou le RSA. Les Gem représentent à bien des égards une « équation impossible », critiquent-ils [15]. La loi qui les a créés s’inspire des clubs thérapeutiques, mais sans leur donner les mêmes moyens. Car un club thérapeutique est lié à un hôpital, à un secteur, avec du temps de travail de soignants, de psychologues, d’infirmiers… Les Gem sont développés, sous l’impulsion des agences régionales de santé, au moment où les clubs thérapeutiques sont mis à mal dans les secteurs de psychiatrie, en particulier au sein des nouveaux GHT et GHU (voir chapitre 4). « Les Gem ne peuvent remplacer l’importance du travail effectué dans de nombreuses unités intra-hospitalières, CMP, hôpitaux de jour, CATTP… Les GEM ne peuvent pas remplacer non plus le travail des services médico-sociaux et des services sociaux », alertait le groupe d’animateurs en 2019.

« Deux choses se passent en parallèle : d’un côté, des fermetures de lits, des séjours à l’hôpital de plus en plus courts, un système hospitalier démissionnaire ; et, de l’autre, on multiplie des structures associatives comme des petits pains, analyse Benjamin. Les Gem ne sont pas qualifiés de “structures médico-sociales”, sinon, ils devraient recevoir beaucoup plus d’argent. La multiplication des Gem a à voir avec la baisse des dotations du service public de santé. Dans notre Gem, sur les trente personnes qui sont là souvent, beaucoup auraient besoin d’un véritable suivi soignant médical. Mais parce qu’elles ont été maltraitées à l’hôpital, elles préfèrent le Gem. Ici, on a le droit de ne rien faire, le droit de venir sans qu’on leur demande leurs papiers. Les Gem, c’est important que cela existe à l’extérieur de l’hôpital : des gens n’iront pas à l’hôpital mais viennent au Gem, car c’est beaucoup plus libre. Mais cela ne peut marcher que s’il y a aussi un hôpital qui marche. » Finalement, le dispositif du Gem se retrouve au cœur même de la contradiction qui étouffe toujours plus la psychiatrie, celle de politiques publiques qui veulent supprimer des lits hospitaliers sans donner de véritables moyens financiers et humains pour des accompagnements et des modes de soins alternatifs ; de politiques publiques qui disent lutter contre l’exclusion sociale tout en poussant à la précarité. Les Gem peuvent représenter de riches espaces d’échanges, de liberté, d’expérimentation collective, mais le manque criant de moyens risque fort d’avoir raison de ces élans. Comment attendre des groupes d’entraide, de leurs mémoires et de leurs animateurs qu’ils mènent à bien de telles ambitions quand il s’agit pour eux de chercher toujours les sommes manquantes pour payer le loyer, financer les activités, joindre les deux bouts à la fin du mois ?

En Seine-Saint-Denis, des travailleurs de Gem ont fait le constat d’une « foule de personnes à l’abandon » qui arrivent dans les groupes [16]. Aux troubles psychiques s’adjoignent les problèmes d’accès aux aides sociales, de papiers, de pauvreté… Dans une situation où « la “continuité des soins” chère à Lucien Bonnafé semble s’être heurtée à une rupture entre les champs du sanitaire (urgences, unités d’hospitalisation, CMP, hôpitaux de jour, CATTP…) et ceux du médico-social et du social [17] », les Gem et leur principe d’accueil ouvert et sans conditions doivent faire face à la fois aux besoins d’accompagnement psychique, à l’urgence sociale et à l’ambition d’être des lieux autogérés par et pour leurs membres. Au sein de ce qu’ils ont appelé « La Trame », ces travailleurs de Gem ont repris à leur compte le projet désaliéniste de Bonnafé, Tosquelles et Oury, « en tentant de construire savoir et savoir-faire communs avec les personnes qui peuplent les Gem de ce territoire [18] », emportant aussi avec eux Frantz Fanon et Giorgio Agamben pour « penser le croisement des problématiques cliniques et politiques dans un contexte postcolonial, en particulier les questions liées à l’ostracisme qui frappe une partie de la population du 93 ». Depuis leur local à Saint-Denis, avec tout cela sous le bras, avec les membres des Gem du département, ils comptent bien résoudre l’impossible équation : tenir ensemble à la fois l’accueil inconditionnel et la « possibilité d’un espace d’expression et de prise de responsabilité des personnes qui investissent tous ces lieux ». N’est-ce pas le sens même de la demande qui s’adresse à la psychiatrie ? Pouvoir y être accueilli sans être enfermé, pouvoir y être accompagné sans être tu.

[1Mathieu BELLAHSEN, « Pour un empowerment enfin subversif », Santé mentale, n° 212, novembre 2016.

[2CRPA, « Communiqué appelant à refuser de participer à la Mad Pride du 11 juin 2016 », 22 mai 2016.

[3Psychiatrisés en lutte, n° 1, 1er trimestre 1975 ; voir aussi « Le Groupe information asile présente une charte des internés », Le Monde, 10 février 1977.

[4Voir Jean-Pierre MARTIN, Émancipation de la psychiatrie, Des garde-fous à l’institution démocratique, Syllepses, Paris, 2019, p. 66 ; et Aurélien TROISOEUFS et Benoît EYRAUD, « Psychiatrisés en lutte, usagers, Gemmeurs… : une cartographie des différentes formes de participation », Rhizome, n° 58, Orspere-Samdarra. Observatoire santé mentale, vulnérabilités et sociétés, 4e trimestre 2015.

[5En 2019, les associations agréées pour la psychiatrie au niveau national étaient la Fnapsy, l’Unafam, Advocacy France, Schizo oui, Argos 2001 (troubles bipolaires), Aftoc (troubles obsessionnels compulsifs) ; et, pour l’autisme, Sésame Autisme, Autisme France. Le CRPA était quant à lui agréé au niveau régional en Île-de-France.

[6Claude FINKELSTEIN, « Psychiatrie : de l’internement aux soins sans consentement », L’Information psychiatrique, vol. 91, n° 6, 2015.

[7Entretien avec Rachel Knaebel, juin 2019.

[8Ibid.

[9Brigitte CHAMAK, « Autisme et militantisme : de la maladie à la différence », Quaderni, n° 68, 2009.

[10Collectif pour la liberté d’expression des autistes, « Pourquoi CLE Autistes ? », < frama. link/aCG34Z9F >.

[11Sur le Rev et l’un de ses membres, Vincent, écouter Leila DJITLI, « Vincent, entendeur de voix », France Culture, 9 mars 2015.

[12Voir Stefan JAFFRIN, « La comparaison Gems et clubs thérapeutiques : évolutions des concepts, lignes de fractures, affrontements idéologiques… », Entraide-mutuelle.net, 22 novembre 2019, < frama. link/ut8ycdmr >.

[13Entretien avec Rachel Knaebel, mai 2019.

[14Entretien avec Rachel Knaebel, juin 2019.

[15« Groupe d’entraide mutuelle, l’équation impossible ? », blog Comme des fous, avril 2019, < frama. link/v0_A7A-2 >.

[16Clarisse MONSAINGEON, Christophe MUGNIER, Julie SABATIER et Alexandre VAILLANT, « En partant des Gem : je trame, nous tramons », Pratiques en santé mentale, vol. 64, n° 2, 2e trimestre 2018.

[17Ibid.

[18Ibid.

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