La représentation est morte

À propos des élections régionales

paru dans lundimatin#295, le 6 juillet 2021

« Il faut bien un code pour comprendre ce qui se passe. Et le code est la réduction de la communication. Il n’est plus possible de parler en termes d’antipathie ou de sympathie ; les êtres sont des particules neutres d’enregistrement d’information et de renvoi d’information ». Ainsi se révélait, pour Jacques Camatte (Errance de l’humanité) un certain aspect de « la communauté (matérialisée du) capital en laquelle l’État est toujours plus immergé ».

A ce degré de dépossession totale de l’homme, de mort sociale et de mort politique, « existant ‘jeté’ dans la communauté capital et mis en mouvement par le devenir de celui-ci », on ne s’étonnera pas aujourd’hui qu’au second tour des élections régionales en France, l’abstention maintienne un taux record de près de 70% . Chaque élection, à vrai dire, marque désormais un taux record d’abstention, que la suivante dépasse.

Les raisons classiques invoquées, qui provoquent le semblant de panique des observateurs de tous poils, politologues et médiacrates, sont non seulement caduques mais sources d’enfumage trahissant l’aversion à peine dissimulée contre ces citoyens qui refusent d’accomplir leur devoir. Être ou ne pas être partisan de l’abstention est un débat lui-même éculé, tant il ne s’agit plus en effet d’antipathie ou de sympathie pour le processus électoral. La désaffection de la clientèle électorale (plus que du clientélisme) pourrait bien inscrire ce verdict définitif : qu’ils arrêtent de nous emmerder, et commencent par bien faire leur boulot, pour le reste : la politique on s’en fout, elle n’a plus aucun sens pour nous.

Mais comment peut-on encore espérer la pure et simple nomination de mandatés qui feraient bien leur boulot, si on ne les élit plus ? Secrètement peut-être, bien que de plus en plus clairement formulé lorsqu’on aborde dans les conversations « la crise de la représentation », on réclame la venue d’un gouvernement technique. L’Italie a donné la première l’exemple (comme bien souvent) depuis 2011 avec le gouvernement d’experts de Mario Monti, et encore en ce moment avec celui de Mario Draghi. Enfin on serait soulagé du devoir de choisir, et alors chacun son boulot. L’évaluation au jour le jour, comme dans les entreprises managées, fera le reste.

En France, pays de la représentation sacrée, la solution semble impensable, et n’est d’ailleurs pas à l’ordre du jour en termes partisans, malgré les quelques appels du pied infructueux de la hyène du RN. Or, si l’on y regarde bien, qu’est-ce que le gouvernement Macron sinon une gouvernance technique (comme toute gouvernance) déguisée en politique, en « c’est mon projet » ? Son projet, on l’a compris : bousiller, à l’horizon d’une croissance faible, les dernières digues résistant à la colonisation totale de la vie par le travail, et accélérer les processus de destruction par le capital « en même temps » que promouvoir le juteux capitalisme vert réparateur. Double bénef, double pari risqué de l’Économie uber alles, tant que « la planète » n’explose pas complètement, tant que les morts vivants ne se rebiffent pas violemment. Et après moi le déluge.

Là où l’on nous annonçait en mai 2022 un nouveau face à face droite Macronne/extrême droite, un deuxième tour réglé comme du vieux papier à musique, voilà que l’abstention sème à nouveau le doute puisque même l’électorat d’extrême droite ne s’est pas déplacé pour soutenir à fond, comme il aurait dû, ses poulains et vieilles pouliches. La clientèle boude, ou s’en fout. Dégoûtée de tant de mollesse dans ses rangs, attendrait-elle une nouvelle vieille carne, lie de la médiatique déshumanité, championne de la surenchère puante et cynique ? Qu’importe, il semble que l’extrême droite, même au mieux de sa forme, ne pourrait accéder seule au pouvoir…comme c’est le cas en Italie précisément, où La Ligue ne peut que figurer au sein d’une coalition, dans laquelle malgré tout elle donne le LA sur bien des points, au sein d’un gouvernement technique.

L’hypothèse est encore à l’heure qu’il est une horreur pour nos politicards franchouillards, qui tiennent encore à faire valoir le RN comme repoussoir à leur avantage, pensant ainsi recueillir leur clientèle traditionnelle, républicaine et coalisée … contre le RN. Mais là encore, l’abstention remet tout en cause, car ils ne sont plus sûr de rien, plus sûrs de ramasser la mise devant une telle défection des clients. Il faudrait au moins chez les LR du neuf, or ils sont tous des vieux de la vieille, bien usés. Et En marche, qui incarnait en 2017 la jeunesse de la « société civile » - gouvernance technique des DRH et chefs d’entreprise et experts, s’essouffle et se divise, bat de l’aile, et ne compte plus que sur la performance renouvelée du 1er de cordée pour gravir sans dévisser le prochain sommet en 2022. La « sécurité » sera au final le marqueur de l’infime différence, mais cachera mal la « crise de la gouvernance », prélude à l’avènement de solutions techniques, tel que cela s’est déroulé en Italie avec un fort assentiment de la population pour ce qui était tout de même un tour de force (https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2012-3-page-137.htm).

Plus que le dégoût face au « tous pourris », il faut donc plutôt s’attendre à une aspiration souterraine vers une fin de la représentation classique, jusqu’alors gage et rempart de la démocratie libérale, en faveur d’une gouvernance technique enfin conforme à la dépossession générale des sujets de l’économie. Ceux-ci ont maintenant autre chose à faire que de s’occuper, en plus de résoudre leurs misères quotidiennes, de réfléchir à un « choix de société ». Puisqu’on a compris qu’il n’y a plus le choix de toute façon, autant remettre dans les mains d’experts techniciens la décision chaque fois de « la seule solution possible », dictée par l’économie.

Les Gilets Jaunes pointèrent du doigt cette menace, et s’insurgèrent à hauteur. Mais ceux parmi eux (assez nombreux) qui eurent l’illusion de faire admettre l’inscription dans la constitution du Référendum d’Initiative Citoyenne, se trouvent bien dépouillés en ce moment, et sans force pour contrer l’éventuelle dérive (plutôt tendance) vers la technicité d’une gouvernance locale. Ainsi tant qu’on attribue encore celle-ci à l’autre instance décriée, la Commission de Bruxelles, dont la Troïka en effet probante de ce point de vue durant l’épisode Grec. L’Europe a eu bon dos jusqu’alors. On n’imagine pas que cela puisse se s’instituer chez nous, avec autant de froideur, de vérité glacée, de négation affirmée de toute expression politique venant du peuple.

Or c’est peut-être l’électorat lui-même, dans sa majorité silencieuse abstentionniste, qui consacrera de guerre lasse la froideur du cadavre, au profit des officiants croque-morts, qui accompliront les gestes en parfaits automates de la gestion nécromane du plus sinistre des mystères.

La mort de la politique comme représentation, pilier de la démocratie libérale, peut s’interpréter de deux manières. Ici, on se réjouira d’y voir l’achèvement d’une capture et d’une illusion. Là on prendra la mesure du risque que s’ouvre une nouvelle phase de consentement à un redoutable produit de synthèse : mélange de redressement fascisant qui veut « réhabiliter la politique » (Le Pen) et de techniques de soumission aux décisions incontestées des marchés. Une authentique politique du paradoxe en effet n’est pas exclue, dont l’exemple italien devrait nous servir de leçon, tant sur la nouvelle nature de l’oppression que sur les tentatives incertaines qui lui sont opposées du dehors, de fuite ou de résistance.

Patrick Condé

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