La puissance sans acte

Stefano Oliva

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

À parcourir l’œuvre singulière de Paolo Virno (1952), un peu connue des lectrices et lecteurs de lundimatin, on a l’impression qu’il a suivi deux chemins distincts, depuis ses premiers écrits des années 80, au sortir des années de préventive passées dans la cellule 11 du secteur des « politiques » de la prison de Rebibbia, sous le chef d’inculpation d’« association subversive » et « constitution de bande armée », jusqu’aux récents volumes, plus concentrés sur les questions du langage. Mais à s’y pencher de plus près, une fois qu’on l’a suivi sur l’un et l’autre chemin, il semble évident que, comme dit l’autre, « le chemin est un seul et le même ».

De l’impuissance. La vie à l’époque de sa paralysie frénétique, traduit de l’italien par Jean-Christophe Weber, qui vient de paraître aux éditions de l’éclat, rend bien compte à la fois de ces deux chemins et du moment où ils se confondent. En témoigne peut-être, sous la forme d’une étonnante confession, cette phrase du troisième chapitre : « À partir de là, que la fête commence, en même temps que la question la plus difficile, à savoir un de ces casse-tête qui exaspèrent et fascinent ceux qui, après l’échec de la première et unique tentative de révolution communiste au sein du capitalisme pleinement développé, n’ont rien trouvé de mieux à faire pour tuer le temps. » Paru en italien sur le site fatamorganaweb.it, voici la traduction d’un compte rendu de Stefano Oliva, philosophe et guitariste, actuellement chercheur à l’Université romaine Guglielmo Marconi, sur ce livre important qui décrit cet état d’impuissance par « excès de puissance » et de renoncement généralisé dans lequel nous nous trouvons, et auquel Virno suggère de répondre par un « renoncement au renoncement », qui ouvrirait la voie à un mode d’action non frénétique.

« Nous apprenons, cependant, qu’il s’en trouve parmi vous qui vivent une vie désordonnée, sans rien faire jamais et sont constamment agités. Nous ordonnons à ces gens-là, et nous les exhortons par le Seigneur Jésus-Christ, de gagner leur propre pain en travaillant paisiblement. » (II Thessaloniciens 3:11-12) L’exhortation de l’apôtre Paul aux Thessaloniciens contient une observation qui, au-delà du contexte dans lequel elle est formulée, offre un point de départ intéressant pour réfléchir à un phénomène anthropologique paradoxal en apparence : l’inactivité agitée ou, comme la définit Paolo Virno dans son dernier livre, la « paralysie frénétique » à laquelle est confrontée une puissance réticente à se traduire en acte. Qu’il s’agisse des Chrétiens de Thessalonique, oisifs et en même temps toujours agités, ou des travailleurs précaires suspendus au renouvellement d’un contrat à durée déterminée, l’impasse dans laquelle la vie humaine est confinée provient fréquemment non pas d’un pur et simple manque de puissance, mais, soutient Virno, d’« une impuissance due à l’excès désordonné de puissance, c’est-à-dire provoquée par l’accumulation oppressante et lancinante de capacités, de compétences et d’aptitudes » (p. 7).

Ce n’est donc pas la pénurie, mais l’infinie disponibilité de la puissance, ne parvenant pas à concrétiser l’acte qui lui correspond, qui, dans des conditions déterminées, contraint l’animal humain dans un angle mort. Ce phénomène est anthropologique, c’est-à-dire qu’il est inscrit parmi les possibilités de notre espèce, mais s’incarne dans des figures reconnaissables de l’époque contemporaine, comme, précisément, la multitude des travailleurs cognitifs. Avec une différence notable par rapport aux Thessaloniciens, auxquels Paul adressait, dans le verset qui précède le passage que nous avons cité, la célèbre formule : « Celui qui ne veut pas travailler, ne mange pas non plus » (3 :10) : le précariat contemporain se nourrit – malgré lui – précisément du non-travail, en se tenant toujours prêt à une prestation qui a du mal à se traduire en une réelle actualisation de la puissance, et finit, dans le meilleur des cas, par se réduire à une performance ponctuelle, « une exécution sans précurseurs ni héritiers, dont la valeur supposée est de n’être pas reproductible » (p. 100). La différence principale entre les Thessaloniciens, agités et inactifs, et les travailleurs précaires, impuissants et toujours prêts à un acte qui ne se réalise jamais, est que dans le premier cas l’impuissance est stigmatisée comme un vice qu’il convient de corriger par le travail, tandis que dans le second, l’adynamia, l’inhibition constante du passage à l’acte, constitue elle-même la trame de la routine du travail et, avec ses corollaires de flexibilité, formation continue, soft skills ou ‘bonnes pratiques’, est appréciée comme la plus haute vertu.

Ceci vaut comme prologue, ou comme indication des problèmes qu’examine Virno qui, dans le cours de son argumentation renvoie la phénoménologie des formes de vie contemporaines à sa racine strictement philosophique, prenant comme points de référence le traitement aristotélicien du couple puissance/acte – avec ses différentes imbrications : (im)puissance de faire, (im)puissance de subir –, la réflexion sur la catégorie des ‘actions négatives’ (omettre, renoncer, s’abstenir etc.) et la notion d’hexis, habitude, entendue sous les deux aspects contradictoires d’état ou d’activité. J’essaierai de rendre compte brièvement de l’argumentation développée par Virno en la mettant en relation avec ses précédents travaux. De l’impuissance constitue en fait un sequel idéal du livre précédent : Avoir. Sur la nature de l’animal parlant (2021), mais est aussi, par bien des aspects et avec d’autres moyens (ou selon d’autres points de vue), dans la continuité de l’enquête logico-anthropologique qui s’est mise en place à partir de Grammaire de la multitude (2001) et s’est articulée selon ses différents aspects dans Quand le verbe se fait chair (2003), Et ainsi de suite (2010), ou Essai sur la négation (2013).

Très exactement vingt ans après la publication de Grammaire de la multitude, dans lequel étaient décrits et analysés les traits principaux de la multitude post-fordiste et du general intellect mis au travail, Virno observe comment l’impuissance qui affecte les formes de vie contemporaines provient non d’un manque, mais d’un excès de puissance, et comment cette même prolifération de puissance, apparemment infinie, constitue un obstacle à son actualisation. « L’impuissance est l’expérience directe, éblouissante, paroxystique de la puissance en tant que telle, ou mieux, de la puissance qui reste telle quelle » (p. 26), entendue autant comme puissance de faire (dynamis tou poiein) que comme puissance de subir (dynamis tou paschein). L’impuissance contemporaine se révèle pour autant aussi comme incapacité d’accomplir les actes caractéristiques du pâtir : accueillir, se soustraire, adhérer, résister. Et c’est précisément « la douloureuse impuissance à subir [qui] est transfigurée en vertu citoyenne par le culte de la ‘flexibilité’ et de la ‘formation permanente’. La surabondance des actes supportés procure de quoi masquer, toujours de nouveau, la pénurie des actes du supporter » (p. 41).

À côté des actes provenant de la puissance de faire et de la puissance de pâtir, il y a une autre catégorie d’actes, que Virno définit comme ‘actes négatifs’, lesquels partagent la prérogative attribuée déjà dans l’Essai sur la négation au simple mot : ‘non’ : la capacité de suspendre sans remplacer. La faculté de suspendre, à l’origine des actions négatives, « s’applique toujours et uniquement au passage de la puissance à l’acte » (p. 51), c’est-à-dire qu’elle fait obstacle à la traduction en acte d’une faculté ou capacité qui reste en l’état. Et c’est précisément cette faculté de suspendre qui prend les traits de « la dynamis qui génère l’adynamia » (p. 52), puissance capable de désactiver quelque acte que ce soit et de rendre inactuelle de manière permanente la puissance même.

Cette sorte de méta-puissance semble tenir en otage les formes de vie contemporaines en un éternel ajournement et une hésitation infinie. Mais comment dépasser l’impasse typique de cette sorte d’« inactualité atmosphérique » ? Le remède proposé par Virno renvoie aux techniques d’interruption de la régression à l’infini déjà énoncées dans Et ainsi de suite  : en intervenant sur elle-même, la faculté de suspense suggère d’omettre l’omission, parvient à renoncer au renoncement, rendant possible une actualité nouvelle et alternative par rapport à celle que l’engorgement de la puissance tenait en échec.

Le problème de l’impuissance due à un excès de puissance ne provient pas tant du fait d’avoir une faculté ou capacité, que de la manière, du comment nous sommes effectivement en sa possession. Reprenant et amplifiant la réflexion sur l’habitude (hexis : du grec echein, avoir, comme l’habitus latin vient d’habeo), déjà développée dans son livre précédent, Avoir, Virno en distingue deux formes : comprise comme état, l’habitude ne fait qu’administrer méticuleusement la puissance ; entendue comme usage, elle sert d’intermédiaire entre le sujet et l’objet de l’avoir, soit entre l’individu et la puissance qu’il parvient à mettre en acte. L’administration des facultés du capitalisme contemporain décourage constamment l’habitude comme usage des facultés, déterminant une thésaurisation parcimonieuse (pour ne pas dire avare) des propres capacités qui ne se transforment jamais en acte. Soustraite à l’usage, la faculté administrée et mise de côté assume les traits d’une puissance illimitée et amorphe ; dépourvue d’actes potentiels, d’une grille de charges ou d’un inventaire de tâches à accomplir, elle ne trouve pas d’autres mises en acte que la performance sans passé et sans futur du travail précaire.

La proposition de Virno, développée dans le dernier chapitre, tourne autour de la notion d’institution qui « garantit l’actualisation d’une puissance indifférenciée et démesurée, en agissant comme metaxy, ou ‘maillon intermédiaire’ » (p. 109). L’institution, cet ‘entre’ réifié, acte le bon gouvernement de l’infini en délimitant et en rendant maniable la puissance qui semblait illimitée à travers des techniques, des expériences et des idées dont la multitude précaire est porteuse.

Parmi les nombreuses pistes possibles, je choisis de suivre synthétiquement une trace théologico-politique. Si l’ordre des questions qu’affronte Virno, comme on l’a vu au début, pouvait se confronter avec le texte paulinien, l’issue du livre a une saveur presque eckhartienne. Voyons pourquoi. Dans la pars construens qui conclut l’essai, Virno écrit :

« Pour vaincre l’état d’impuissance chronique, fomenté au cours des dernières décennies par les actions négatives, l’institution mobilise contre ces actions la dynamis même dont elles proviennent, faisant en sorte que l’omission soit omise, qu’on s’abstienne de l’abstention, que l’ajournement soit ajourné. […] Cette organisation existe, si et quand elle existe, non pas comme libre décision d’agir, mais uniquement comme renoncement au renoncement à agir » (p. 127).

La tâche de l’institution dessinée par Virno et sa nature même proviennent de l’exercice réflexif de la faculté de suspendre, soit de l’accomplissement des actes négatifs de niveau supérieur sur des actes négatifs inférieurs qui tiennent la multitude dans les limbes d’une impuissance frénétique et en même temps statique. Le dispositif logique qui préside à cette technique d’interruption de l’infinie (im)puissance est une forme logique déjà analysée ailleurs par Virno (2013) : la double négation : Le ‘non’ nous damne – nous condamne à l’impuissance – mais, en même temps, le ‘non’ nous sauve, c’est-à-dire qu’il nous introduit nouvellement dans le champ de l’actuel, à condition que la seconde occurrence s’applique réflexivement sur la première, en en éliminant les effets néfastes. La double négation comme forme logique de salut est désignée dans un tout autre contexte par Maître Eckhart (1260-1328), qui entend ainsi le rapport entre Dieu et la création marquée par le péché. Dieu est Un, écrit Eckhart dans le sens d’une « négation de la négation, et un renoncement du renoncement ».

La multiplicité des créatures provient d’une négation qui scinde et trouble l’unité originaire, laquelle ne coïncide pas pourtant avec l’unité de Dieu, placée à un autre niveau logique : « Toutes les créatures ont en elles-mêmes une négation ; l’une nie qu’elle soit l’autre. Un ange nie qu’il soit un autre. Mais Dieu a une négation de la négation ; il est “Un” et nie toute autre chose, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa propre Déité. » La négation qui s’applique de manière récurrente à elle-même, tant dans le cas des institutions dont se dote le précariat contemporain que dans la confluence des créatures dans l’unité divine, représente un salut nullement régressif ou nostalgique d’un retour à un stade précédent, mais désigne un horizon inédit, une actualité à venir.

C’est ainsi que le travailleur intellectuel précaire contemporain, qui languit encore dans l’impuissance due à l’excès de faculté qui peine à se renverser en acte, est un descendant des Thessaloniciens auxquels s’adressait Paul, et le confrère de ceux qui, avec Eckhart, aspiraient à l’unité comme négation de la négation. Contexte différent, même forme logique, mais cela ne doit pas occasionner de scrupules excessifs : s’il s’agit d’une enquête logico-anthropologique, retracer une même forme de différents phénomènes peut même être une confirmation du fait que l’on observe quelque chose d’essentiel de la forme de vie humaine.

Tous les livres de Paolo Virno en français ont été publiés aux éditions de l’éclat : Sont cités ici :
Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2001), traduit par Véronique Dassas, L’éclat/Conjonctures, 2002
Quando il verbo si fa carne. Linguaggio e natura umana, Bollati-Boringhieri, 2003 (non traduit).
Et ainsi de suite. La régression à l’infini et comment l’interrompre (2010), traduit par Didier Renault, L’éclat, 2014
Essai sur la négation. Pour une anthropologie linguistique (2013), traduit par Jean-Christophe Weber, L’éclat, 2016.
Avoir. Sur la nature de l’animal parlant (2020), traduit et préfacé par Jean-Christophe Weber, L’éclat, 2020.

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