« Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent,
un [texte] que n’a pas fait l’auteur,
quoiqu’un monde y ait participé.
Et qu’importe ? »
Henri Michaux, Plume, précédé de Lointain Intérieur [1]
Que signifie « avoir une idée » ? Qu’a-t-il fallu pour que l’idée jaillisse ? Être partisan de la notion de propriété intellectuelle invite à répondre : rien d’autre qu’un « moi » clairement identifiable à l’état civil, mon « moi » qui pourra réclamer son dû, en monnaie sonnante et trébuchante, chaque fois qu’autrui jouira des idées produites par « moi » (lire mon livre et en partager un extrait avec d’autres – par exemple avec des élèves si l’on est enseignant
e ; écouter ma musique et danser dessus avec des ami es ; reproduire une molécule que j’ai synthétisée en premier, etc.).On peut objecter d’emblée deux choses à cette manière de concevoir les droits de la création.
a) C’est temporellement absurde : un tel présentisme nie les conditions de mûrissement de la pensée. Par exemple, un jeune chercheur d’un laboratoire pharmaceutique, sortant de plus de vingt ans de système scolaire public, embauché depuis un an par tel groupe, vient d’avoir une idée… Peut-on dire sans rougir qu’elle est sa propriété – enfin celle de son employeur, par contrat ?
b) C’est socialement absurde : un tel égocentrisme nie le rôle fondamental d’autrui dans la circulation des croyances et la formation des idées. J’ai lu tant de livres de philosophie, j’ai discuté tant de fois des idées sur lesquelles je travaille : et voilà que j’ai une idée nouvelle. Est-ce la mienne ? Puis-je la faire fructifier en répétant partout que j’ai eu cette idée, que c’est là mon idée ?
Ce texte défend l’hypothèse que la notion de propriété intellectuelle est anti-éducative par essence puisqu’elle est un refus des partages qui renforcent mutuellement les individus. Ainsi, pour avoir trouvé telle molécule le premier, je détiens le pouvoir virtuel d’empêcher des milliers de personnes de guérir par elles-mêmes : je n’admets pas qu’elles puissent comprendre, par l’exercice d’une même raison, comment j’ai fait ; je me constitue en obstacle à leur puissance de refaire par elles-mêmes, arguant qu’elles me doivent quelque chose ; elles sont donc empêchées de produire librement cette molécule qui est bonne pour elles.
Je voudrais procéder ici à une critique radicale de la notion de propriété intellectuelle selon la perspective éducative : jamais la notion n’apparaît aussi faible conceptuellement et aussi cynique politiquement qu’envisagée au regard des enjeux éducatifs du partage et de la libre distribution des puissances de la pensée humaine mise au service du plus grand nombre dans l’intérêt général.
1. Deux faux problèmes à évacuer
Je commencerai par dégager deux faux problèmes qui encombrent la conceptualisation adéquate d’une économie de la pensée. Comme y a insisté Deleuze dans toute son œuvre, les faux problèmes sont le véritable obstacle au déploiement de la pensée, bien plus que les fausses solutions. En effet, ceux-là sont pratiquement plus dangereux, car ils épuisent notre énergie en nous faisant débattre inutilement dans des cadres mal posés. Les thuriféraires de la notion de propriété intellectuelle excellent dans l’art de nous embourber dans ces fausses pistes dont elles et ils voudraient qu’on réponde. Or, on a toujours la solution qu’on mérite en fonction du problème qu’on a su poser. Il faut donc se refuser à y répondre et en répondre, et expliquer pourquoi.
1.1. Le faux problème de la survie des créateurices
Débarrassons-nous d’emblée, pour la sérénité de la discussion, des sophismes mielleux relevant du genre du « procès d’intention » : vous voulez la mort des artistes et des intellectuel [2]
les. Ceci n’est pas un argument, car rien n’est prouvé contre l’idée attaquée : on utilise le ressort de la peur en attribuant des conséquences imaginaires à l’idée adverse.Pourtant, on entend très souvent les partisan
es de la propriété intellectuelle mettre en avant la nécessité pour un e artiste de vivre. On leur objectera qu’il n’y a nécessité que dans un cadre donné : celui des conditions économico-politiques actuelles créées par le marché capitaliste du travail. Or ce modèle ne va pas de soi. Dans la discussion sur les fins politiques visées par un certain modèle éducatif, on n’est pas obligé d’accepter une axiomatique politique individualiste, concurrentielle et marchande pour penser les conditions bonnes du déploiement le plus large possible de la pensée par le partage maximisé entre les personnes.Pour ne prendre qu’un exemple, un système d’organisation sociale du travail comme celui théorisé par Bernard Friot rend aussitôt caduc le problème de la survie de ceux qui choisissent la création (« il faut bien que l’écrivain gagne sa vie »). En effet, avec un salaire à vie basé sur la qualification des personnes (et non pas indexé sur le poste à pourvoir, donc intégré dans un système de mise en concurrence des individus [3]), le temps de la création n’est plus un investissement risqué (prendre le temps d’écrire un livre en espérant qu’il se vendra bien), mais devient une aventure libre. Historiquement, le statut d’intermittent e est une création politique approchant de cet état d’esprit qui valorise la création autrement que par les usufruits tirés de sa réception.
Remettons donc les choses sur leurs pieds : ce sont les conditions politiques qui créent le faux problème des conditions de subsistance des créateurices. Le cadre (contexte historique capitaliste) au sein duquel apparaît la propriété intellectuelle explique en grande partie la pauvreté conceptuelle (politiquement) d’une telle manière de reconnaître la valeur du travail de création. Autrement dit, là où les vrais problèmes éducatifs conditionnent un choix politique (quel monde voulons-nous créer pour y vivre tous demain ?), la manière dont est problématisée la propriété intellectuelle entérine un état politique et rend celui-ci conditionnant pour la manière dont il faudrait penser le rapport à la culture, le rapport à la diffusion des idées (« photocopillage »), etc. On marche la tête à l’envers, puis l’on nous oblige à accepter des cadres mentaux destinés à assurer la pérennité de ce qui diminue la puissance d’agir collective. Mais si l’on s’autorise le geste conceptuel de sauter hors de ce cercle, il apparaît logiquement nul de privatiser et de marchandiser les productions intellectuelles humaines.
1.2. Le faux problème du « vol » des idées par autrui
Le modèle relationnel qui sous-tend la volonté de « protéger » ses idées et ses créations de la supposée rapacité d’autrui vise trois finalités successives. a) Je veux pouvoir vivre de ma pensée. En effet, il me faut une rémunération dans un monde non solidaire, donc je veux que mes activités de production par la pensée puissent me rapporter de l’argent sinon je mourrai de faim et de froid. b) Je veux pouvoir en tirer profit. Si ce que j’ai fait plaît à un grand nombre d’individus, je ne me contente pas de me réjouir de cette belle nouvelle, je veux que cela soit en plus récompensé par une accumulation des richesses ; je dois pouvoir devenir rentièr
e de ce que j’ai créé un jour. C’est une juste logique dans un système économique qui valorise l’audace et veut récompenser distinctivement celles et ceux qui réussissent mieux que les autres. c) Mon succès doit me permettre de brimer les autres et de les empêcher de jouir. Si l’autre n’accomplit pas les mêmes exploits que moi, iel doit, en plus de ne pas vivre l’expérience intrinsèquement joyeuse d’avoir une idée vraie ou un imaginaire qui est cause de joie pour les autres, être doublement puni en subissant une sanction sociale supplémentaire. Iel devra désormais payer pour penser cette idée vraie, construire ce qu’elle permet, jouer ce morceau qui met en joie tant de personnes, etc. Son retard la première fois devra se transformer en dette perpétuelle à mon égard : iel est privé e de jouir gratuitement pour n’avoir pas exprimé sa puissance sur tel point précis avant que je ne l’exerce moi-même en ce point. C’est exactement la définition d’un rapport de pouvoir : posséder un statut socialement construit (donc arbitraire) qui permet d’attrister l’autre (c’est-à-dire diminuer sa puissance d’agir).Quiconque pose le problème de la circulation des idées dans une perspective d’apprentissage ne peut comprendre un tel postulat de la défiance : nous croyons plutôt dans le renforcement réciproque des puissances d’agir, percevant autrui comme une aide et non comme un obstacle. Il est donc crucial d’élaborer une économie de la pensée au sein des processus éducatifs : penser une juste économie de la pensée, c’est réussir à concevoir la manière de bien habiter sa pensée (oïkos signifie en grec « maison, habitat »). Cela passe donc par la critique des mauvaises économies de la pensée, les faux régimes proposés à la pensée : ces mauvaises règles pédagogiques qui, parce qu’elles n’ont pas compris le rôle formateur de l’échange, font le contraire de ce qu’elles prétendent permettre.
2. Pourquoi les rationalistes n’y pouvaient entendre goutte ?
Le présupposé de l’attribution est devenu si fort depuis deux siècles qu’il faut prendre le temps d’en comprendre les enjeux. Refuser l’attribution d’une idée, c’est décapitaliser l’existence humaine donc favoriser les conditions d’une démocratisation des conditions de la pensée : toute concession à la croyance qu’on peut être propriétaire de ses idées est un obstacle épistémologique pour comprendre ce que penser ou créer veut dire. Or, un tel obstacle a des conséquences éthiques et politiques très concrètes, car il ruine la capacité à percevoir l’autre comme un [4] : autant de passions tristes qui nous éloignent de nos libertés mutuelles.
e allié e indispensable pour penser notre avenir commun. À l’inverse, autrui devient perçu comme un voleur ou une voleuse à enfermer, ou bien comme un e génie à admirer2.1. Brève histoire de la création d’un concept
Depuis deux siècles environ, on conçoit la communication des idées à la manière d’un négoce : un « bien spirituel » est déposé dans la matérialité du langage qui est le vecteur de la pensée de la même manière que la monnaie est le médium de circulation de la marchandise. Ce parallèle est explicite chez Kant dans sa Doctrine du droit, où les deux paragraphes sur « l’argent » et le « livre » sont structurés identiquement : le concept d’argent, c’est-à-dire « du plus grand et du plus utilisable moyen du commerce des hommes, concernant les choses, que l’on nomme la vente et l’achat (commercer) » est formellement comparable à « celui d’un livre, qui est le plus grand moyen d’échanger des pensées. » [5] Ce parallélisme fonde la notion de propriété intellectuelle. Pareille création conceptuelle est lourde de conséquence : elle suppose l’idée de « bien immatériel », qui n’est elle-même possible que si l’on conçoit une source garante de ce « bien ». Cette source allait être la notion moderne de « sujet » : « L’idée qui se fait jour à l’époque moderne, en liaison avec l’individualisation croissante de la conscience subjective, c’est que ce qui est déposé dans le texte que j’ai écrit – ce qui précisément va l’individualiser et l’approprier comme œuvre –, c’est mon esprit. […] Telle sera la thèse défendue par Kant dans une théorisation avant la lettre du droit d’auteur. Ici la “spiritualité” de l’œuvre prend toute sa valeur de transcendance et d’irréductibilité au régime commun de la propriété. Cette transcendance est celle de la personne qui est censée être la source de l’œuvre et s’y exprimer. » [6]
Voilà l’équation :
existence du sujet-personne -> possibilité d’un bien immatériel -> droit à la propriété intellectuelle
C’est une forme de théorie du ruissellement internaliste : la transcendance de l’ego est censée légitimer le ruissellement économique sur ce même « moi » (social). Le concept de personne fait le lien métaphysique entre source supposée des idées (l’ego) et destinataire juridique des retombées sonnantes et trébuchantes (identité de l’état civil). Ce raisonnement, advenu au siècle des Lumières, trouva sa motivation dans un combat historique des écrivains contre les abus des libraires. La volonté de reconnaissance du « droit inaliénable de l’auteur », que Kant appelle « jus personalissimum » [7], avait été inaugurée entre autres par Diderot avec sa Lettre sur le commerce de la librairie : « Est-ce qu’un ouvrage n’appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? […] Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations ; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? […] Qui est plus en droit que l’auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ? Or le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l’acquéreur. Si je laissais à mes enfants le privilège de mes ouvrages, qui oserait les en spolier ? » [8]Dans ces lignes, on voit le problème idéel de l’intercirculation de la pensée – enfantement distributif et involontaire de la pensée – glisser vers la question rentière de l’héritage – quel argent pourra tirer ma progéniture de mes croyances ? L’Ars inveniendi se transforme en tracas de propriétaire.
Cette conception de la pensée, placée sous le régime de l’imputabilité, est historiquement très déterminée : au Moyen Âge, la question de la propriété intellectuelle ne se posait même pas [9], et encore au XVIIIe siècle l’intercirculation des pensées est trop forte pour que l’attribution des priorités et des emprunts réciproques ait quelque sens que ce soit. Dagognet écrit ainsi à propos des querelles sur l’animalité entre Condillac et Buffon : « Les philosophies fluides du XVIIIe siècle s’interpénètrent et s’influencent les unes les autres, aussi est-il habituel qu’elles s’accusent mutuellement de plagiats. » [10] Cependant, l’existence de telles accusations témoigne de l’émergence de la question de la propriété intellectuelle. Désormais, le lexique du « propre » va imprégner le discours sur l’activité spirituelle, recourant aux figures coutumières de l’intériorité. Certes, l’idéologie personnaliste-spiritualiste et ses nombreuses métaphores de l’intériorité n’ont rien d’évident au XVIIIe siècle et constituent un acquis historique de la « République des Arts et des Lettres » [11], mais ce combat socioéconomique des intellectuels devient plus motivé par un désir de reconnaissance et d’établissement social que par un souci d’analyse rationnelle du mode de fonctionnement de la pensée.
2. 2. L’idée de propriété intellectuelle est un non-sens pour le rationalisme
En effet, il y a un anti-rationalisme dans ce glissement, propre au statut lettré de la diffusion des idées. Il est significatif que les grands rationalistes du XVIIe siècle (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz, chacun à sa manière) fussent farouchement hermétiques à l’idée de propriété intellectuelle : celle-ci allait contre l’idéal philosophique d’intelligibilité et de libération par la connaissance. Le rationalisme conséquent ne peut croire à la fois en la raison et en la propriété intellectuelle d’une idée, pour diverses raisons. Descartes insistera sur le fait que la pensée est inaliénable : la compréhension des raisons d’une idée est un principe de partage en droit – si un autre comprend mon idée, alors celle-ci est tout autant et de plein droit sa propriété inaliénable. Dans son opposition avec Beeckman sur cette question, il écrira : « Si vous savez quelque chose, elle est entièrement à vous, encore que vous l’ayez apprise d’un autre, etc. » [12] Spinoza soulignera que la pensée est un bien communicable par excellence. Le Traité de la réforme de l’entendement s’ouvre par une liste de faux biens qui ont tous en commun d’être exclusifs : toute possession en prive autrui ; à l’inverse, les vrais biens, et au premier titre la connaissance rationnelle, se caractérisent par le fait que celui ou celle qui les possède n’en dépossède pas, par-là même, autrui. Leibniz montrera que la connaissance plurielle, donc la possibilité d’une circulation maximale des idées entre individus, est une condition concrète de l’exercice plein de la raison. [13] De ce point de vue, la rétention par possession est un frein à la perspective d’une distribution des forces pour qu’un maximum d’individus s’efforce de penser.
De ces caractéristiques fondamentales de la pensée comme effort d’explication rationnelle, Bachelard dégagera l’économie optimale de la communication pédagogique en allant encore plus loin : une idée constitue un bien qui doit être communiqué pour être pleinement appropriée. C’est l’une des thèses les plus fondamentales d’épistémologie : « La meilleure manière de mesurer la solidité des idées est de les enseigner. C’est le paradoxe suivant : enseigner est la meilleure façon d’apprendre. [...] L’acte d’enseigner ne se détache pas aussi facilement qu’on le croit de la conscience de savoir, et précisément quand il nous faudra assurer l’objectivité du savoir par un appui dans la psychologie d’intersubjectivité, nous verrons que le rationalisme enseignant réclame l’application d’un esprit sur un autre. » [14]
L’art de penser ne repose donc pas seulement sur la possibilité d’une communication sans perte de jouissance pour personne (bien communicable), il nécessite la communication pour advenir. C’est en partageant une idée que j’acquiers sa plus haute compréhension rationnelle possible. Autrement dit, la pensée vraie correspond à un bien singulier, bien dont la jouissance n’est possible que si elle échappe à la possession exclusive : « les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison n’aspirent pour eux-mêmes à rien qu’ils ne désirent pour tous les autres hommes », rappelle Spinoza. [15] Le régime de la pensée relève de l’appropriation ; en cela, il est antinomique avec l’idée de propriété, qui pose le droit de refuser à autrui la possibilité critique de son émancipation. Il n’y a que de l’usufruit dans la pensée et personne ne peut l’empêcher : il faudra le puissant bras séculier du droit positif pour venir détruire les conditions du partage de la connaissance.
On peut ainsi définir une première spécificité de la notion de propriété intellectuelle, miroir négatif de l’usufruit général qu’est l’appropriation des idées : l’immatérialité des idées rend possible l’idée d’un abusus (l’une des trois dimensions de la propriété : celle qui donne le droit d’aliéner, de détruire son bien, de mettre un panneau « défense d’entrer » même si on n’est jamais là), mais un abusus différentiel. Cela signifie : je peux détruire mon bien pour l’autre, sans le perdre pour moi. Avec les biens matériels, la destruction de ma propriété, ou bien sa revente, implique que je ne la possède plus ; mais la brevetabilité ou le copyright permettent de détruire l’idée comme bien pour assurer son inappropriabilité. La notion de propriété intellectuelle va consister à écraser l’idéalité de l’idée pour la réduire à sa forme propositionnelle, à sa seule trace (texte, partition, etc.). Or, c’est exactement la confusion que toutes les pédagogies critiques combattent : les idées vivent comme problèmes, elles ne peuvent jamais être transmises, mais seulement reconstruites par chacun
e ; elles ne doivent donc surtout pas être confondues avec leur forme morte inscrite dans le langage – problème de la répétition par coeur et du formatage des consciences par la mise en avant de la possession des solutions. On sait depuis Platon que les idées ne sont pas des objets (contenus) qui passeraient d’un esprit à un autre (contenants), elles sont du devenir : nous n’« avons » pas des idées, nous devenons autres par elles quand nous les construisons. Bref, la vérité ne se « diffuse » pas : cette conception objectale des idées – qui seraient comme des choses qu’on transmet – était déjà moquée par Socrate, dans Le Banquet : « Quel bonheur ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est plus vide ». A nouveau, on reconnaît la marque d’une théorie épistémologique du ruissellement, obsédée par une conceptualité marchande d’un monde où tout est perçu comme « chose à faire circuler ».Par contraste, l’épistémologie montre que la pratique de la pensée est faite de régimes d’appropriation transitoire, mais d’aucune propriété. C’est pourquoi une pensée réifiée dans le langage est toujours une monnaie de singe du point de vue de la puissance d’émancipation : la transformation de soi permise par la pratique est un travail absolument non monnayable et absolument partageable – une idée ne peut fonctionner, pour un autre, que comme ingrédient pour sa propre activité. En bref, il n’y a pas de vol possible dans le domaine de la pensée en acte, car il n’y a de vol que des énoncés.
3. Une chrématistique de la pensée
Que s’est-il passé pour la pensée à partir du moment où elle est rentrée dans le régime de la propriété intellectuelle ? Elle est devenue marchande et s’est confondue avec l’opinion. En créant l’artefact intellectuel qu’est la notion de propriété intellectuelle, les Lumières ont façonné corrélativement ce bien étrange projet d’offrir la possibilité d’une « opinion éclairée ». [16]
3.1. Avoir sa propre opinion : un vocable très propriétaire
Penser c’est questionner, problématiser, reprendre pour déplacer, c’est être en mouvement, en bref tout sauf opiner – même avec une bougie. Comment a-t-on glissé d’une dynamique de la pensée à une cinématique des opinions ? Peut-être par l’orthographe suivante : en écrivant la « liberté de pensée », on a procédé à un choix substantif lourd de sens.
a) D’abord, une telle substantivation semble contradictoire, car on voit mal comment il pourrait y avoir liberté là où il y a fixité. Une pensée, en tant que formule, slogan, affirmation, n’est pas libre car elle est un arrêt, une pause, une trace décontextualisée du processus complet de l’idée se faisant.
b) De plus, l’idée d’une « liberté de pensée » repose sur une philosophie volontariste où le sujet souverain disposerait d’une volonté propre et omnipotente sur les idées. C’est très clair sous la plume de Condorcet. Il suffirait alors de l’éclairer pour que l’individu puisse juger d’après ses propres lumières et se faire ainsi une opinion propre. J’insiste à dessein sur le terme « propre » parce que le raisonnement tenu par Condorcet est lui-même imprégné par cette expression « propre », qui revient sous sa plume plus de cinquante fois dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique. [17]
c) Enfin, on laisse croire qu’une pensée réduite à son énoncé propositionnel, donc à une solution coupée de ses conditions problématiques, pourrait avoir un effet libérateur pour l’individu qui la fait « sienne » et une quelconque effectivité politique en tant qu’exhortation.
Au final, un tel flottement sémantique donne à voir sa cohérence : liberté de pensée – on réifie l’idée en la coupant de ses conditions problématiques donc de sens –, liberté d’opinion – on associe la possession de l’idée à un choix de la volonté –, liberté d’expression – on réduit la liberté à son premier niveau qui n’est jamais qu’une autorisation de parler à voix haute. La distinction entre pensée et opinion repose alors sur une distinction tout aristocratique qui consiste à clamer que celle-là est une opinion éclairée, librement choisie, « en connaissance de cause » comme on dit. Hiérarchie qui ne dit rien sinon une différence floue posée entre les idiots et les fins.
D’où la vertu d’un spinozisme méthodologique (cela suffit pour la démonstration) : partir du principe que penser librement n’est en rien choisir librement une idée. On ne choisit pas une idée, on est pris par elle. [18] L’idéologie n’est peut-être rien d’autre que cette croyance étonnante qu’on serait le propriétaire de ses idées, qu’on en disposerait parce qu’on les choisit. Ce qu’on exprime à travers « ses » opinions, c’est toujours une synthèse d’opinions étrangères plus ou moins faites siennes en fonction de leur charge affective. L’opinion est donc une empreinte fossile à laquelle on adhère par nécessité. L’idée d’un éclairage dans cette histoire ne change rien au faux problème créé par la focalisation sur l’idée-solution.
Ce faux problème du souci de former la liberté d’opinion par l’instruction publique, reposant sur une philosophie du « propre » et du sujet, est entériné solennellement par le Code civil. [19] En effet, la propriété intellectuelle a pour but de protéger du vol d’une idée. Or, le concept de vol et de négoce de « pensées » n’a de sens que pour les idées réifiées : la propriété intellectuelle protège les recettes qui marchent – d’où l’importance du brevetage en science, où une formule peut demeurer efficace sans qu’en soit retracée la dynamique et vécu le sens problématique. Concevoir la possibilité d’une propriété des idées est la caractéristique de « l’image dogmatique de la pensée » consacrant le règne des solutions. [20] L’attribution devient alors la modalité principale de ce système d’échange marchand : chacun e y va de son modèle, de sa théorie, et tient à la signer de son nom dans la mesure où il a implicitement renoncé à l’idéal d’objectivité. Ce qui compte est d’affirmer la paternité (il faudrait développer la dimension genrée de tout ce délire patriarcal [21]) d’énoncés qui permettent d’exhiber ses richesses (érudition : capital culturel), de rapporter de l’argent (droit d’auteur : capital économique) ou d’atteindre la gloire (reconnaissance des pairs, CV fourni : capital social).
3.2. Quand ce qui est à tou
tes devient à un e seul eDe ce point de vue, les XVIIIe et XIXe siècles ont opéré un renversement de la classification des régimes d’appropriation par rapport au rationalisme. L’idée n’est plus l’universel et le partageable par excellence, mais l’individuel en tant qu’elle est attribuée à une personne. La « propriété spirituelle » devient le « bien par excellence ». [22] Pourtant ce bien regorge de « particularités énigmatiques » : il s’évade, se répand, se mêle, change de registre, s’évapore dans l’oralité, se perd, etc. Rien n’est plus fluide que la pensée, plus fluide encore que l’océan qui constitue l’exemple type du res nullius. À l’opposé des biens propres par excellence, le res nullius désigne les biens qui n’appartiennent à personne, comme l’air qu’on respire ou l’océan – hors littoral. [23] Encore moins commercialisables que la res communes (propriétés collectives qui appartiennent à tous en ce qu’elles appartiennent à l’État comme les chemins, hôpitaux, fleuves, etc.), les fruits de la raison relevaient d’un tel res nullius dans l’esprit des rationalistes du grand siècle. On est donc passé d’un extrême à l’autre au sein de la classification des régimes juridiques de la propriété.
Pour faire le diagnostic de ce renversement radical, on ne peut que répéter Rousseau : gardez-vous d’écouter l’imposteur qui dit « cette idée est mienne » ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits de la pensée sont à tous et la raison à personne. Ce qui dans le texte original de Rousseau pouvait encore poser problème (la force nutritive du fruit est exclusive : si l’un le mange, un autre ne le peut) [24] ne soulève aucune difficulté dans le régime de la pensée rationnelle. Au contraire, nous avons vu que l’apprentissage réclame le partage. Tirons-en toutes les conséquences pour les conditions d’augmentation de la puissance d’agir collective.
Le cri de Rousseau synthétise parfaitement l’entourloupe magistrale qui s’est opérée dans le régime de la pensée : le premier qui, ayant signé une pensée, s’avisa de dire « Celle-ci est mienne », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la chrématistique de la pensée. [25] Deux siècles plus tard, le faux problème de l’« opinion éclairée » suit encore ce schéma : j’ai mes clichés, je les confronte (éventuellement) avec d’autres dans un débat, j’ai mon opinion sur tel point. Si « A » signifie : « attribution d’une pensée », et « M » : « mode de l’explication rationnelle », alors le règne des solutions conduit à la chrématistique de la pensée (A – M – A’) qui permet une imputation de l’idée (avec A’>A en termes de capital symbolique). L’opinion personnelle devient une fin en soi dont le travail de la pensée n’est qu’un moyen. À l’inverse, penser est émancipateur précisément dans la mesure où il nous sort de la chrématistique et ne voit dans les idées réifiées qu’un moyen pour la pensée critique donc libératrice. Le schéma devient : j’ai une hypothèse première plus ou moins spontanée, j’explore des croyances (des) autres, j’ai un nouveau problème plus précis (M – A – M’).
3.3. Une folle invention conceptuelle métaphysico-économique : être rentièr
e de ses idéesIl n’y a rien d’anecdotique dans ce renversement : l’intérêt même de tout apprentissage est en jeu, car il devient nul si l’on ne sort pas de la chrématistique de la pensée. La propriété du « bien immatériel » qu’est l’idée conjugue en effet deux effets catastrophiques.
a) Premièrement, on est pris dans un cercle absurde : l’opinion est un bien monnayable et devient une fin en soi. Bourdieu donnera ses lettres de noblesse à ce violent commerce en important la notion de capital dans le domaine de la culture – notamment avec le capital culturel qui constitue un des effets symboliques du capital. [26] Ce qui est libérateur, c’est précisément d’échapper à l’injonction de « reconnaissance » corrélative de l’attribution – rouerie principale de la légitimation.
b) Deuxièmement, le « bien immatériel » cumule une seconde tare, normalement incompatible avec la première : l’aliénation immobilière. Autrement dit, la chrématistique de la pensée conjugue les effets pervers de l’aliénation à l’argent et ceux de l’aliénation immobilière puisqu’on est propriétaire d’une monnaie qui trouve sa source dans l’immobilier du sujet substantiel. Il faut apercevoir ici le rôle paradoxal joué par la technique. C’est quand l’évènement de pensée peut être inscrit (graphein), tracé, enregistré que se présente cette double possibilité, profondément divergente : d’un côté, cette nouvelle puissance technique facilite les conditions du partage et de la diffusion de l’évènement de pensée (on peut faire circuler l’idée indépendamment des créateurices), de l’autre, cela permet la fixation d’un évènement passé, sa substantivation, conférant à l’évènement cette qualité de tout objet : être possédé. Mais cela va plus loin encore, puisque la possession vendue n’est pas exclusive de la conservation de la propriété originelle. L’idée réduite à sa forme objectivée devient un titre que l’on peut marchander ad libitum en restant son propriétaire au nom du terreau spirituel que l’on a été pour elle. Invention magistrale : la collusion de deux champs juridiques distincts permet de cumuler les avantages respectifs de chacun
e et de devenir le ou la rentièr e d’un acte passé.Ce qui est antinomique pour les biens matériels devient possible dans la sphère de l’immatériel. Dès lors, l’individu peut s’aliéner à lui-même conçu comme juxtaposition d’acquis. Ce n’est pas pour rien que Spinoza a critiqué beaucoup plus rigoureusement l’aliénation immobilière que l’aliénation à l’argent [27] : le repli individualiste de la propriété immobilière constitue l’obstacle par excellence à l’avènement du politique. Selon Spinoza, toute propriété « immobilière », possession d’un « bien fixe » fait imploser la possibilité du politique en éteignant la possibilité des intérêts réciproques. [28] Or, la notion de propriété intellectuelle vient importer, au sein de l’exercice de la pensée, ce schème de l’immobilier, donc ses pires effets dépolitisants. Ainsi, chaque nouvelle modalité de fixation des évènements met à nu les rapports de force sociaux et les velléités politiques : quand adviennent les moyens techniques d’une inter-éducation plus horizontale, réciproque, égalitaire, immanente, alors les possédant es sont obligé es de sortir les crocs et de faire tomber le masque : ils et elles ne veulent pas cela. De fait, la propriété intellectuelle surgit chaque fois que s’offre une nouvelle possibilité technique de partager plus facilement pour, au contraire, conserver les schèmes de la verticalité, de la transcendance, bref de la mise en dépendance. On le voit très clairement aujourd’hui avec les flux numériques, circulant bien plus facilement que des supports physiques comme le livre ou le CD par exemple (ce dernier étant pourtant déjà numérique) : une panique s’empare des thuriféraires de l’idée de propriété intellectuelle.
Développons brièvement le cas de la numérisation des œuvres reproductibles (notamment musique et littérature). Concernant la rémunération des artistes, le sens commun accepte volontiers le principe de valorisation « à la quantité vendue », parce qu’il est conforme à l’idéologie méritocratique : vous avez vendu tant d’albums ou de livres, vous avez droit proportionnellement à tel revenu. Mais les techniques de surveillance poussent la logique un peu plus loin : désormais, ce sont les écoutes effectives (dans le commerce des plateformes de streaming musical) qui valent étalon de la rémunération. Imaginons ce que cela peut donner pour les livres, par exemple : une rémunération au nombre de pages effectivement lues. [29] Ce n’est donc plus le repère des milliers d’exemplaires vendus, mais peut-être à peine lus (ce qui arrive sans doute souvent avec les ouvrages à forte couverture publicitaire), qui vaudra rémunération. Ce qui s’exprime ici, ce n’est pas le perfectionnement d’une justice rétributrice, mais le parangon d’un fantasme capitaliste : faire croire que la valeur d’échange exprime de manière transparente la valeur d’usage, contribuant à légitimer l’arbitraire de celle-là par un sentiment d’évidence partagée. Au prix, bien sûr, d’une intrusion dans les vies privées toujours plus grande. La propriété intellectuelle vient ici accompagner une surveillance généralisée des pratiques au nom d’une méritocratie économique dans la profitabilité des créations humaines.
In fine, les enjeux sont donc bien politiques. L’immanentisme radical de Spinoza lui permettait de diagnostiquer les conditions effectives de l’exercice commun de la raison : l’impossibilité de la propriété immobilière est la condition pour accorder intérêt propre et cause d’autrui. La propriété immobilière entérine une erreur métaphysique en habitude sociale : croire que le propre est mien. L’apprentissage est au contraire émancipateur en tant qu’il reproduit les conditions du fonctionnement de la pensée rationnelle : le propre est d’autres. Par une ironie perverse de l’histoire, la conquête historique du sujet a signifié la liquidation du politique par l’isolement de chacun [30]
e – jusqu’à la dépossession du monde lui-même.La notion de propriété intellectuelle est finalement un boulevard pour la sclérose intellectuelle et la caricature de soi-même. Dans le meilleur des cas, on se contente de monnayer cyniquement une croyance qui marche, dans le pire des cas, on croit vraiment à son originalité et l’on devient un personnage, un représentant de soi-même. On s’autosimulacre. La défense de la propriété intellectuelle conduit à diminuer sa puissance d’agir en se constituant en copie retardataire de sa propre pensée ou imagination achevée. À titre d’exemple, on peut penser à la situation terrible des penseurs qui se canonisent eux-mêmes, rédigeant ainsi leur acte de décès : dorénavant, ils n’ont plus le droit de créer des problèmes, ils deviennent le simulacre d’eux-mêmes en glorifiant des solutions pensées hier. [31] (Descartes, Kant, Hegel, Comte, etc. [32])
Dès lors, faute d’un rapport perpétuel avec les choses et d’une intercirculation permanente avec les idées d’autres, l’esprit cesse d’être causé donc meurt – la mort spirituelle ne devant pas être confondue avec la mort biologique, celle-là précédant celle-ci chez beaucoup d’individus. L’intuition de ce danger fondamental, qui lie épistémologie et éthique, est au cœur de la perspective éducatrice critique : il existe des vivant [33]
es, biologiquement parlant, qui sont mort es du point de vue de l’intensité de leur vie spirituelle. « L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné d’aller au tombeau dans sa jeunesse. »4. Conclusion
En résumé, apprendre n’est rien d’autre qu’une manière d’entrer en rapport avec des choses pour déployer ce rapport, c’est-à-dire d’entrer en rapport avec leurs rapports, de devenir partie prenante de ce rapport. Un apprentissage est émancipateur dans la mesure où il échappe et permet d’échapper au régime de la propriété, surtout et premièrement dans la pensée. Il puise sa force critique non d’une opposition à d’autres opinions, mais d’une évolution perpétuelle d’un problème à l’autre. Cette force ne se conserve pas, elle se régénère, elle se recrée par son innutrition avec les pensées extérieures.
La psyché retrouve alors sa fonction dynamisante, loin des philosophies propriétaires de l’intériorité, désignées par Bachelard comme les « paresseuses certitudes des intuitions géométriques par lesquelles le psychologue voulait régenter l’espace de l’intimité. » [34] On quitte ainsi la conception d’un être fixe, délimité, substantiel, conception qui affirme la scission entre un intérieur et un extérieur, entièrement vouée à servir les flux marchands. (Que ne paie-t-on un abonnement pour s’asseoir sur telle ou telle chaise, afin de rémunérer son créateur ou sa créatrice ? Grâce à un Spotify ou un Deezer de l’ameublement, on pourrait ainsi différencier les génies de la menuiserie, millionnaires grâce à leurs best-sellers, des amateurices produisant des chaises somme toute banales… Cette farce cynique est pourtant monnaie courante dans le monde de la brevetabilité, qui s’est depuis longtemps emparé du vivant, notamment du côté des semences).
Apprendre les un
es des autres, partager ensemble des idées : tout cela forme au devenir-rationnel dans la mesure où est établi un échange maximum – qualité de l’ordination – avec le maximum de choses – quantité des relations. Échange auquel seule la mort met un terme : l’expression « apprendre à penser » remplit donc le concept de « penser », activité dont le sens est de persévérer dans l’apprendre. Il n’y a aucune raison intrinsèque de s’arrêter : on ne cesse d’apprendre, donc de devenir, qu’à l’instant final de notre vie. Tout ce qui cherche à empêcher cela est une instance de mort : une philosophie de propriétaire pour gens fatigués.Postscriptum. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant : cet article n’est aucunement un éloge en creux du plagiat et du pillage sauvage dans la création. Mettre en avant la puissance et la nécessité du partage dans la construction des communs n’est en rien incompatible avec le souci d’avoir des repères (communs). Au contraire même : la plus haute conscience créatrice est celle qui sait sa généalogie. Leibniz soutenait déjà que le véritable Ars inveniendi repose sur un Ars inventoriendi bien maîtrisé. Être capable de se référer aux sources qui furent motrices du cheminement de sa pensée constitue une puissance de partage supplémentaire : c’est un effort d’explicitation de sa propre orientation dans la pensée, une forme de cartographie idéelle (c’est-à-dire, àla lettre, l’écriture des lieux par lesquels on est passé [35] La création n’est pas un mystère sacré pour génie rare, c’est une immixtion joyeuse pour qui se laisse traverser par les idées des autres… si tant est que nous arrivions à créer une société où ces traversées mutuelles soient rendues possibles. [36]
e pour en arriver là – comme un e aventurièr e pourrait le faire lorsqu’il ou elle rend compte de son expédition). C’est un effort pédagogique essentiel à faire pour autrui : en se rappelant soi-même d’où l’on vient, on se présente comme un individu banal et on encourage autrui dans l’idée qu’il ou elle peut faire pareil – le contraire de la passion d’admiration qui tend à faire croire que la création est l’apanage des génies. Victor Klemperer fait un aveu spirituel à ce propos : « Lorsque j’ai une idée, je n’en suis jamais fier au-delà d’un jour ; ensuite, je désenfle, car ensuite – destin de philologue – je prends conscience de sa provenance. »Cadeau pour le plaisir : un discours de Lamartine, qui condense une bonne partie de l’imaginaire bourgeois, personnaliste et narcissique de la propriété intellectuelle (dont l’une des métaphores montre la filiation avec les physiocrates : l’esprit serait comme un terreau et les idées des « produits naturels du sol »).
« ... un autre homme dépense sa vie entière, consume ses forces mentales, énerve ses forces physiques dans l’oubli de soi-même et de sa famille pour enrichir après lui l’humanité, ou d’un chef d’œuvre de l’esprit humain, ou d’une de ces idées qui transforme le monde il meurt à la peine, mais il réussit. Son chef-d’œuvre est né, l’idée est éclose. Le monde intellectuel s’en empare. L’industrie, le commerce les exploitent, cela devient une richesse tardive, posthume souvent, cela projette des millions dans le travail et dans la circulation ; cela s’exporte comme un produit naturel du sol. Tout le monde y aurait droit, excepté qui l’a créé, et la veuve et les enfants de cet homme, qui mendieraient dans l’indigence à côté de la richesse publique et de fortunes privées, enfantées par le travail ingrat de leur père. Cela ne peut se souvenir devant la conscience, où Dieu a écrit lui-même le code ineffaçable de l’équité. »
Alphonse de Lamartine, Chambre des députés, discours du 13 mars 1841 (rapporté par A. Bertin, De la propriété littéraire. Sa durée, Poitiers, Imprimerie-librairie Lévrier, 1911, p.11).
Sébastien Charbonnier