La possibilité d’une vie non fasciste

« La langue jaillit de la corporéité »
Entretien avec Klaus Theweleit

paru dans lundimatin#455, le 11 décembre 2024

La possibilité d’une vie non fasciste. Chroniques d’une Allemagne hantée, récemment paru aux éditions Météores, rassemble des textes de Klaus Theweleit écrits entre 1977 et 2021, traduits en français par Christophe Lucchese, et accompagnés d’un entretien inédit. Klaus Theweleit y pose la question qui a hanté toute une génération au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et n’a cessé de nous hanter depuis : comment vivre une vie non fasciste ? Question, pour Theweleit, moins idéologique qu’éminemment affective et corporelle. Mêlant littérature, essai théorique, chroniques d’époque et autobiographie, Klaus Theweleit raconte la recherche de formes de vie qui ne soient pas compatibles avec les désirs répressifs du fascisme. L’intime, la langue, la culture sont confrontés à leurs spectres comme à leur pouvoir parfois lumineux de transformation.

Cet extrait que nous publions s’inscrit dans un vaste entretien, réalisé en 2024 par Déborah V. Brosteaux et Christophe Lucchese avec Klaus Theweleit, et qui constitue la dernière partie de l’ouvrage. Une autre partie de l’entretien a récemment été publié dans la revue TrouNoir.

Christophe Lucchese : Il y a comme un champ de force entre l’histoire ou les histoires, ce qui nous arrive, la manière dont c’est stocké dans le corps et comment ça fait retour sous forme fantomatique…
Klaus Theweleit : … et se manifeste spectralement dans la langue. Comme Frieda Grafe le formule dans sa phrase inspirée de Luce Irigaray : « Ce n’est pas le corps qui incarne les idées, ce sont elles qui résultent de lui. » [1] La perception est l’incarnation devenue langue de ce qui réside informulé dans la motricité corporelle et dans ses contacts avec « le monde » et les autres êtres humains. La langue jaillit de la corporéité.

Il y a quelques semaines, un auteur m’envoie un livre qu’il vient de publier sur la « pensée réactionnaire » [2] , me demandant de lui rédiger un compte-rendu. Le livre présente sa lecture de Heidegger, Jünger, etc. : toute la garde des auteurs « réactionnaires » y est passée en revue du point de vue de la tradition critique – « critique » au sens kantien. J’ai décliné, parce qu’en lisant, il m’est apparu plus clairement encore qu’avant qu’il n’existe rien de tel qu’une pensée réactionnaire. Selon moi, aucun de ces types ne pense – ce que son livre, très pointu au niveau philologique, a largement mis en évidence. Ils écrivent, ils développent une langue censée être la leur, la langue de Heidegger, de Jünger. Mais que font-ils ? Ils violentent la langue ; ils la conforment à leurs états intérieurs qu’ils confondent avec les réalités extérieures. Heidegger ne l’aurait peut-être même pas contesté. Ce genre de corps sent qu’il ne peut pas penser et ne le veut pas non plus. Autrement dit le fasciste est incapable d’accoucher d’une pensée, incapable de faire preuve de ce qu’on est vraiment en droit d’appeler penser.

CL : Peux-tu alors dire ce que tu appelles vraiment penser  ?
Suivant les cas et par contrastes, oui. Gottfried Benn par exemple, poète et penseur, a essayé de saisir son activité vitale en se définissant comme « Chargé à vie de réalités ». On ne peut mieux résumer. Les gens qui pensent développent des formes de perception pour ce qui est là, pour les « réalités » perceptibles avec leurs sens. Prenons par exemple la différence de formes de perception entre Walter Benjamin et Ernst Jünger, aux antipodes sur ce point (mais pas seulement). Dans son essai sur la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, Benjamin cherche à fonder et à exposer la manière dont les médias technologiques – en particulier le cinéma – ont changé et continuent de changer de fond en comble notre façon de concevoir « le monde ». Tandis qu’avec son essai le Travailleur, quelques années plus tôt, Jünger commet un texte qui n’a absolument rien à voir avec la réalité d’un véritable travailleur dans une usine, allemande ou autre. Il cherche coûte que coûte à relier le lubrifiant qui maintient en marche les machines de l’usine et le sang dans le corps des soldats au combat. Bullshit. Machin entièrement sorti de sa tête. Ne recouvre aucune perception : tout l’inverse de penser. Une pensée digne de ce nom vient du corps et ces gens le ferment à clé. Ils traduisent ce manque en une systématique philosophique ou littéraire, dans leur propre langue écrite dont seuls les corps pareillement polarisés tirent quelque chose. Un corps qui perçoit du réel, qui pense, y est tout de suite imperméable.
Déborah V. Brosteaux : Quand tu dis que les réactionnaires ne pensent pas, y a-t-il pour toi une différence avec la gauche ? Au sens, comme le disait Deleuze dans son abécédaire, que « la gauche a besoin que les gens pensent » ?
Une partie de la gauche ne pense pas non plus. Aucune langue systématique ne pense. La langue rend ce que le corps a enregistré, stocké, et fait passer ses impressions dans l’autre médium « mot ». La langue se trouve ainsi historiquement en première position de tous les médias techniques inventés ou développés par la corporéité « humaine » au cours de son histoire de plusieurs millions d’années. En ce sens je dirais plutôt que ce n’est pas un « moi » ou un « sujet » qui pense quand de la langue sort de lui, mais quelque chose qui est préformé dans le corps : quand « je » le fais sortir, cela signifie d’abord que je ne l’enferme pas à clé. En fait, je ne pense pas, mais ça pense en moi ou à partir de moi. Quelque chose est apparu en moi qui aspire au langage ; je change cela en une forme phonétique, en constructions linguistiques audibles. Avec elles, j’essaie de rendre compte de quelque chose que j’ai perçu du monde extérieur avec mes sens ; par quoi un monde intérieur naît en moi : le monde (pertinemment) décrit par la psychanalyse comme monde des introjets psychiques. Telle est la première teneur révolutionnaire de la psychanalyse. La « pensée réactionnaire » a foncièrement un problème avec ce processus. Au fond, on peut la voir comme un échec des processus de l’introjection psychique. Les corps qui ne sont pas habités par des « objets intérieurs » équilibrés sont emplis d’agglomérats de sentiments tendanciellement chaotiques qui se fédèrent en un sentiment central : l’angoisse. Les langues « réactionnaires » servent avant tout à s’en défendre, mais elles doivent repousser les angoisses ressenties vers l’extérieur, incapables qu’elles sont de dire ce qui se passe dans leur corps, qu’elles enferment à clé. C’est pourquoi elles se voient – nécessairement – menacées de toutes parts. Toute langue réactionnaire parle pour ainsi dire en état permanent de légitime défense  : « Le monde veut notre peau ! » Ce n’est pas pour rien que l’angoisse est un terme central de Heidegger. Elle fait pression sur un parler flou parfaitement arbitraire. Ce sont des parler-panique constamment en transe partielle. La panique ne pense pas, ne peut pas penser, elle nage dans le brouillard.
DB : Peux-tu préciser davantage ce qui active le fait de penser, ce qui au contraire nous en empêche et ce qui donne à cette distinction son importance politique ? Aurais-tu un exemple ?
Pour ce genre de distinguos, Gottfried Benn m’est toujours apparu comme une sorte de cas type. Dans le volume I de Buch der Könige (« Livre des rois ») [3],j’ai décrit le changement qui parcourt sa langue à travers les changements de la situation extérieure, « politique ». Après des études de médecine, une fois devenu docteur, il commence à écrire de la poésie, en 1911, à 25 ans. Suivent, durant la Première Guerre mondiale, ses nouvelles de Rönne, une prose gorgée de pensée, une langue extrêmement exigeante. Il cherche à penser le temps, la guerre mondiale, comment la société évolue, comment ce que Freud appelle « le Moi » évolue ; comment on peut être médecin dans ce monde. Et comment échapper au cours de cette (horrible) réalité en élaborant ou inventant de nouvelles réalités dans des états contrôlés de transe : « déjà lui advint l’olive » [4]– inspiré de Van Gogh et d’autres. Il continue à faire cela tout au long des années 1920 dans des essais, des poèmes et des récits, et se taille une certaine réputation littéraire que des concurrents lui envient sur le marché, notamment quand il se met à se moquer de certains : des écrivains idéologues, comme Tretjakow, de gauche comme Johannes R. Becher, des proches du Parti communiste. Il affirme qu’ils sont occupés à restituer les idéologies plutôt qu’à saisir les réalités par la poésie. Réalités qui, pour lui, sont difficilement saisissables par la raison : « Ce n’est qu’en hallucinant qu’on discerne le réel », une de ses « lignes directrices ». Les concurrents lui en veulent tellement qu’ils le traitent de fasciste dans une véritable campagne de dénigrement. Ils l’acculent carrément dans le « camp » fasciste – d’où il ne vient pas et où il n’a pas sa place. Alors, par glissements politiques, l’espace pour penser se vide autour de lui. Les amis juifs émigrent, d’autres amis aussi disparaissent de Berlin. Benn ne veut pas émigrer parce qu’il sait qu’en tant que poète, avec sa langue poétique allemande très compliquée, difficilement traduisible, il ne peut s’en tirer dans aucun autre pays. Il décide de rester à Berlin et cherche à maintenir son activité d’écrivain via les journaux et la radio – le nouveau médium dominant. Les poèmes à la radio marchent dans un premier temps – dans les années 1920, les gens de la radio voulaient de la littérature. Mais quand les nazis prennent le pouvoir en 1933, la poésie y est interdite. La langue officielle de la radio devient fasciste. La radio post-1933 appartient à Hitler et Goebbels. Le temps d’antenne qui reste est dédié au divertissement, à la musique et au sport. Plus rien pour la poésie, plus rien pour la littérature. L’artiste du verbe est à sec. Là, on voit très bien la manière dont une orientation d’écriture, de pensée change quand le sol dans le monde environnant se dérobe complètement sous ses pieds. J’ai parlé de « câble » : tous les câbles sont coupés ; le « poète » se retrouve seul, entouré de nazis, et tourne à vide. Quand ses derniers liens au monde de la pensée sont coupés, il commence effectivement à devenir ce qu’il n’était pas en tant que poète. Il commence à écrire des textes fascistes, dans des domaines où laboure l’esprit du temps nazi, des textes sur le « dressage », et « comment naît l’homme nouveau ». Deux années durant. Ce qui est dingue, et c’est là où je veux en venir, c’est qu’au cours de cette période, il n’écrit pas un seul poème qui en mérite le nom. Quelques essais qui ne valent pas tripette ; un ou deux maigres poèmes, comme « Pourtant tenir l’épée » et autres conneries. En se tournant vers cette sorte d’idéologies, sa capacité de penser (et d’écrire de la poésie) disparaît complètement. Il se transforme en un parfait idiot. Mais il a de la chance. Des nazis haut placés décident qu’ils n’ont pas besoin de sa camelote, ils se disent : « Élever “l’homme nouveau”, à la mode nazi-soldatesque, on le fait nous-même, et mieux ! » On lui interdit bientôt de publier, il « se cache » dans l’armée comme médecin, recommence à penser et à produire de la poésie ; il écrit déjà à la fin des années 1930 un des textes allemands les plus affûtés sur les nazis, et il tient bon, undercover, jusqu’en 1945. Après il sort des poèmes qui font partie des plus modernes et des plus réussis que l’Allemagne reçoit dans les années 1950. Rares sont les exemples comme celui-ci à montrer comment le fait de devenir idéologue et celui de penser/écrire de la poésie s’excluent mutuellement. Les idéologues ne pensent pas. Et ne se souviennent pas.

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[1Frieda Grafe, « Ein anderer Eindruck vom Begriff meines Körpers », Filmkritik, mars 1976, p. 120-125, p. 123.

[2Robert Hugo Ziegler, Kritik des reaktionären Denkens, transcript, Bielefeld, 2023.

[3Klaus Theweleit, Buch der Könige 1. Orpheus und Eurydike, Stroemfeld/Roter Stern, Francfort-sur-le-Main/Bâle, 1988.

[4Gottfried Benn, « Der Geburtstag », in Prosa und Autobiographie, Fischer, Francfort-sur-le-Main, 2006 [1916] , p. 50 : « Noch stand es schweigend, schon geschah ihm die Olive. »

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