La plus austère des machines

Ou pourquoi pensons-nous désormais en termes de conspiration ?
[Documentaire]

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

Suite à la parution d’un nouveau numéro de « philosophie magazine » sur le thème du complot, quelques ami.es se sont penché.es sur la question. Une fois n’est pas coutume, nous partageons, avec ce court texte, une vidéo très dense et pas trop mal, qui nous change de l’éternel debunking et qui, parle, entre autres, de Staline, Sherlock Holmes, Tiqqun et Jacques Fradin. Nous savons que ce genre de sujet suscite chez certain.es l’entêtante obsession d’en faire tout un schisme. Pas d’inquiétude, il n’est rien qui ne soit ici tout à fait politiquement correct.

« 3.4.4. Il ne s’agit pas de machines ou de mécanismes. On n’a jamais vu ces choses-là sans mécaniciens, sans inventeurs, sans financiers et sans machinistes. Ils sont la volonté dissimulée d’actants qui ont machiné des forces de sorte qu’ils n’apparaissent plus et qu’ils soient servis même absents. »
(Bruno Latour, Pasteur, « Irréductions », 306)

« Dormir, se battre, manger, se soigner, faire la fête, conspirer, débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. »
(Comité invisible, À nos amis, 88)

« On ne peut faire aucune conspiration, aucun ensorcellement, aucune logique, aucun raisonnement, aucune machine qui puisse empêcher les actants mobilisés de tourbillonner et de bouillonner à la recherche d’autres buts et d’autres alliances. La plus austère des machines est plus peuplée qu’un bosquet d’hamadryades [1]. »
(Bruno Latour, Pasteur, « Irréductions », 301)

Depuis les années 1990 et, en fait, depuis une génération et demi, une forme d’analyse historico-politique de part en part conspirationnelle n’a cessé de croître et de gagner en rime et en raison. Parallèlement, les modes d’organisations et les formations politiques désertaient les Partis et les Syndicats pour prendre l’allure de ce qu’Élias Canetti appelait des « cristaux de masse » : micro-groupements quasi-avant-gardistes, relativement acéphales, dont l’insistance dans la durée « cristallise » les élans collectifs de la « masse ». Ces cristaux avaient pris, selon l’œil à viser du criminologue de cour Alain Bauer la caractéristique d’une « nébuleuse » de jeunesse et, plus généralement, avec le degré de pertinence limité auquel peuvent prétendre ce genre de cool kid de récré, celle d’une « rageosphère » ou de « sphère des rageux ». En retour, le Comité invisible (2014) puis le décevant Manifeste conspirationniste (2022) insistaient, chacun dans leurs styles, ou bien joyeusement vital ou bien tristement macabre, sur la définition d’une politique de l’amitié comme politique de conjurateurs dont l’art est art de conspirer. On y rappelait, face « au projet adverse », projet « sans espoir mais armé de stratégies éprouvées, de moyens colossaux et d’une volonté fanatique » (MC, 369), « la nécessité de se réapproprier l’art de conspirer. » (MC, 373) et de « tisser un plan conspiratif » (MC, 379). Et, avec le Comité invisible, on pouvait déjà lire, huit ans plus tôt :

« Les conspirationnistes sont contre-révolutionnaires en ceci au moins qu’ils réservent aux seuls puissants le privilège de conspirer. S’il est bien évident que les puissants complotent pour préserver et étendre leurs positions, il est non moins certain que partout cela conspire – dans les halls d’immeubles, à la machine à café, à l’arrière des kebabs, dans les occupations, dans les ateliers, dans les cours de promenade, dans les soirées, dans les amours. Et tous ces liens, toutes ces conversations, toutes ces amitiés tissent par capillarité, à l’échelle mondiale, un parti historique à l’œuvre – « notre parti », comme disait Marx. Il y a bien, face à la conspiration objective de l’ordre des choses, une conspiration diffuse à laquelle nous appartenons de fait. Mais la plus grande confusion règne en son sein. Partout notre parti se heurte à son propre héritage idéologique ; il se prend les pieds dans tout un canevas de traditions révolutionnaires défaites et défuntes, mais qui exigent le respect. Or l’intelligence stratégique vient du cœur et non du cerveau, et le tort de l’idéologie est précisément de faire écran entre la pensée et le cœur. En d’autres termes : il nous faut forcer la porte de là où nous sommes déjà. Le seul parti à construire est celui qui est déjà là. Il nous faut nous débarrasser de tout le fatras mental qui fait obstacle à la claire saisie de notre commune situation, de notre « commune terrestritude », selon l’expression de Gramsci. Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » (15-16)

Ordo ab chaos – l’ordre, à partir du chaos. Cette ancienne devise des tailleurs de pierre médiévaux – qui arrachent le cube à son agrégat minéral – et des francs-maçons – qui font surgir, en héritiers du XVIII° siècle, la lux in tenebras, la lumière au sein des ténèbres – est devenue l’axiome depuis lequel nous pensons le Gouvernement – l’art de gouverner.

Le Comité Invisible, dans À nos amis, en faisait la forme même de la gestion libérale : le chaos des libertés régulées sous la forme statistique des masses à travers une surveillance permanente et des dispositifs discrets (aménagements, signalétique, paternalisme libéral ou nudge). Le Chaos de la liberté rencontrait l’Ordre des Surveillances. « La liberté individuelle n’est pas quelque chose que l’on puisse brandir contre le gouvernement, car elle est justement le mécanisme sur lequel il s’appuie, celui qu’il règle le plus finement possible afin d’obtenir, de l’agrégation de toutes ces libertés, l’effet de masse escompté. Ordo ab chao. » (128) Liberté et Surveillance, agencées l’une à l’autre via des Dispositifs, devenaient les deux piliers du gouvernement. L’œil acéphale de Sauron balayant d’un faisceau de feu la vallée verdie des Hobbits autonomes. Il n’était pas difficile, depuis ces catégories, de passer le guet théorique et d’y voir, sur un mode pratique, un système non pas tellement totalitaire, mais conspirationniste. L’apparente neutralité des Dispositifs – démystifiée en bien partisanes « opérations réifiées de police » (Tiqqun, II) – laissait peu à peu place à la conspiration permanente des dominants. Le Comité Invisible notait : « …il est bien évident que les puissants complotent pour préserver et étendre leurs positions… » (15). Le gouvernement libéral n’était plus qu’une vaste conspiration. Inversement, la conspiration militante devenait le modèle d’une politique de la Liberté sans surveillance – d’une liberté sous les radars – dissimulée, masquée, secrète. Se contenter de déceler des conspirations d’en haut, eu été faire profession de « contre-révolutionnaire » : il fallait que sous la lumière de ce qui est public, sous la conspiration qui éclaire tout, exista une obscure conspiration d’en bas. À la « conspiration objective de l’ordre des choses », devait répondre une « conspiration diffuse », à la conspiration de l’ordre, devait s’élaborer des conspirations du chaos. « S’il est bien évident que les puissants complotent pour préserver et étendre leurs positions, il est non moins certain que partout cela conspire – dans les halls d’immeubles, à la machine à café, à l’arrière des kebabs, dans les occupations, dans les ateliers, dans les cours de promenade, dans les soirées, dans les amours. Et tous ces liens, toutes ces conversations, toutes ces amitiés tissent par capillarité, à l’échelle mondiale, un parti historique à l’œuvre – « notre parti », comme disait Marx. Il y a bien, face à la conspiration objective de l’ordre des choses, une conspiration diffuse à laquelle nous appartenons de fait. » (15-16) Mais de proche en proche, la « conspiration diffuse », obscure, secrète, la conspiration des ami.es invisibles, en s’unifiant théoriquement sous le sigle imaginaire d’un « parti historique à l’œuvre », prenait peu à peu une allure et une forme plus visible, celle d’un parti de facto de la Terre, un parti pensé depuis « notre commune terrestritude » (Gramsci, cité page 16). Autrement dit : la conspiration objective de l’Ordre des choses libérales rencontrait la conspiration immanente du parti de la Terre. Et la vieille devise se renversait alors en Chaos ab ordo.

*

« Et l’on vient dénoncer comme paranoïaque ou conspirationniste le sentiment que toute cette société s’apparente à une gigantesque machination. » (Manifeste conspirationniste, 185)

Cette évolution, depuis les années 1990, a un sens. Et ce sens n’est pas seulement celui d’une sénescence [2] de la raison stratégique. Cette transformation du Parti discipliné, l’œil rivé sur la météo mécanique des tendances contradictoires des processus de production, en une sorte d’amas souterrain de Conspirateurs indéterminés, l’œil rivé sur la prochaine émeute ; accompagne non seulement des mutations infrastructurelles mais aussi des mutations superstructurelles. Quelque chose se joue dans les idées et les images, et il faut tenter d’en prendre acte. Les hypothèses suivantes tentent d’orienter une réponse éventuelle à la question : pourquoi pensons-nous désormais en termes de conspiration ?

Hypothèse 1  : Cette première hypothèse est mainstream, c’est-à-dire bourgeoise et classiste. Elle constitue l’évidence du propos général-banal, et on la trouverait dans les introductions des copies d’élèves de sciences-po comme dans la bouche du premier jobard à cravate. Le schème conspirationniste se répand, parce que l’impuissance politique ne fait que croître et, à cela, s’ajoute la « fin des grands récits ». Le récemment réactionnaire Pierre-André Taguieff écrivait : « le complotisme apparaît comme la tentation permanente et le refuge psychique des « perdants », dont il exprimerait le double sentiment de révolte et d’impuissance tout en le réconfortant. » Et Johann Chapoutot, avec une once de mépris inutile, y voyait « une herméneutique du pauvre, non pas l’« absolu à portée des caniches », comme Céline définissait l’amour, mais le sens à la main des imbéciles. » (JC, Le Grand Récit, 208) Donc : nos conspirationnismes actifs ou réactifs exprimeraient, selon cette hypothèse, notre double impuissance historique (une accumulation des défaites) et intellectuelle (une crétinerie des gueux). Le corollaire contextuel auquel se rapporte, selon l’hypothèse, cette incurie mentale est d’ordinaire identifiée comme « fin des grands récits ». Le prétendu effondrement postmoderne des cadres narratifs généraux et des eschatologies : communisme, catholicisme, folklorisme… aurait conduit à un désert atomal de sens et de lien. Lyotard : « Dans les sociétés classiques, le savoir est régulé par des récits mythiques, par des légendes, et ce savoir-là – qui n’a pas totalement disparu – n’est jamais savoir tout court. Au petit paysan traditionnel, on apprend à cultiver le blé ; mais en même temps on lui dit ce qu’il faut écouter, comment parler, comment s’inscrire dans les récits. L’ordre classique apprend dans le même temps le réel, le beau et le juste. Tout cela est éclaté depuis longtemps, et les temps modernes ont fabriqué – avec les Lumières – un grand récit de la nature, de la société. Le roman, c’est le savoir-dire et le savoir-être de cette modernité. Tout cela se désagrège dans la postmodernité. Notre savoir-vivre, notre savoir-écouter, expérimentent sans grand récit. »

Nuance : Seulement, l’analyse en termes de postmodernité ne vaut pas pour notre séquence historique. Le postulat latent selon lequel l’histoire conduirait à l’état stable de désœuvrement éclaté au sol après le progressisme idéaliste moderne, est tout aussi réfutable comme vision téléologique de l’histoire que l’ancienne téléologie qu’il vient pourtant défaire. La défaite d’un sens à l’histoire, ne peut que, narcissiquement, être généralisée à la défaite définitive de toute volonté vitale de sens totalisant. L’exténuation des anciennes formes narratives n’est pas une équation récit-croyance-désillusion où viendrait s’échouer l’esprit absolument fatigué sur le récit de l’histoire. On peut plutôt l’interpréter dans le vocabulaire, certes réactionnaire, de la volonté de puissance : tandis que nous nous vivions mélancoliquement vaincus par les forces néolibérales à n’en plus savoir que raconter ; ces mêmes forces, elles, depuis l’hégémonie de leur principe, vivaient à corps perdu l’intensité de leur grand récit hayeckien. Ce que nous apprend pourtant la méthode en histoire internaliste et compréhensive des cultures ou visions du monde, comme celle que met en œuvre, entre autres, Johann Chapoutot, c’est aussi que le grand récit peut très bien être, ironiquement, celui de la fin du grand récit – la grande croyance, celle du déclin de toute croyance et le grand mythe, celui de la décomposition du mythe. Et il est toujours assez amusant de voir déplorer dans le conspirationnisme un délire émergeant qui naîtrait de la faillite… d’anciens délires institués.

Hypothèse 2  : La deuxième hypothèse, on la trouve chez Jameson, et elle est, je crois, la plus séduisante. Dans « La totalité́ comme complot », premier chapitre de The Geopolitical Aesthetic : Cinema and Space in the World System (1992), Jameson soutient la thèse selon laquelle le complot est avant tout un « schème » ou une « structure narrative » qui permet, dans les représentations culturelles post-modernes, de donner une image, une intuition, une « allégorie » de la « totalité́ », celle du « système mondial », de l’économie du capitalisme tardif dans sa dimension, qui plus est, technologique et informationnelle, c’est-à-dire cybernétique. Il essaie de montrer que la culture populaire post-moderne (romans de complot, thrillers, films de SF ou de catégorie Z, bon marché mais pas seulement ect..), pour surmonter la « paralysie » de l’imaginaire contemporain, se donne le schème narratif du complot, afin 1) de déjouer la « censure libérale et antipolitique » qui, inconsciemment ou non, cherche en permanence à éliminer de nos représentations culturelles les enjeux réels des confrontations de classe (exploitation capitaliste), genre (patriarcat), race (suprématisme) ; 2) et de produire une « cartographie cognitive » de la totalité́ des relations du capitalisme tardif ; en articulant le collectif à l’épistémologique : soit en montrant que ce qui explique notre situation collective, c’est en même temps des causes cachées, invisibles. Avec le complot : on montre le collectif et on montre que ce qui explique les évènements est de l’ordre caché, dissimulé. Jameson appelle « machine herméneutique » le complot figurant dans les films : cette « structure narrative » permet de penser ensemble l’individu et le collectif. Et permet de répondre à cette question : « à la fin des cosmologies, à quoi pourrait bien ressembler un système mondial ? » (31) Si nous sommes aussi conspirationnistes, c’est probablement parce qu’il y a derrière nous cinquante ans d’industrie culturelle sous l’égide de laquelle la compréhension du Capital se figure, justement, comme Complot. C’est la censure spectaculaire de la critique du capital qui détermine l’omniprésence du cinéma de complot et fait, dans sa version spectaculaire, du complot, l’expression du Capital.

Nuance : La « machine herméneutique » du complot comme figuration de la totalité du capital, selon Jameson, vient se substituer, au tournant des années 1960-1970, à une forme de récit d’enquête où, bien qu’il s’agisse de crimes et, parfois de complot, ce qui est figuré au travers du drame, ce n’est pas le Capital, mais l’Être. Il faut comprendre que pour lui, il y a un changement de paradigme dans la représentation : avec par exemple les films d’Antonioni (L’Avventura, Blow up) où l’enquête avait une dimension métaphysique : on ne sait plus si le crime a eu lieu, et cette question ouvre sur la dimension de la présence, de l’absence, de l’existence et de l’être. Mais, dans des films postmodernes, comme Blow out : « en annulant la dimension heideggérienne et métaphysique d’Antonioni : l’ahurissant champ de l’Être cher à André Bazin a désormais disparu. Non sans surprise, cette occultation de la « question de l’Être » laisse maintenant le texte fongible, ouvert à toutes les manipulations venues du monde des grandes institutions et entreprises. » (46) Dans un autre texte, on soutenait l’hypothèse selon laquelle, une nouvelle étape avait été franchie : de la question de l’Être à la question du Complot nous passions, dans les films d’enquête, à celle de la Révolution. Si chez Antonioni l’enquête ne débouche que sur la problématique ouverte de l’absence et de la présence ; si chez De Palma l’enquête débouche sur le méta-complot exprimant les intrications du Capital ; chez Tarik Saleh (Le Caire confidentiel, La Conspiration du Caire) l’enquête aboutit à un complot dont la destruction relève non de l’enquête même mais de la Révolution qui vient liquider le monde même du complot.

Hypothèse 3 : Notre troisième hypothèse vient de Carlo Ginzburg : la multiplication des conspirations témoigne d’un changement de paradigme épistémologique dans les sciences humaines depuis la fin du XIXe siècle, qu’il nomme « paradigme indiciel. » (voir « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, N°6 Gallimard, 1980) C’est l’hypothèse d’une certaine rationalité de l’enquête, fondée non plus sur l’élaboration d’un régime de preuve strictement conjectural, mais sur un faisceau d’indices à déchiffrer. C’est « l’idée d’une méthode d’interprétation s’appuyant sur les déchets, sur les données marginales considérés comme révélateurs » (8), dont le conspirationniste pourrait apparaître comme l’un des avatars en tant que co-construction d’une cosmologie élaborée collectivement.

Pour le dire autrement, cette troisième hypothèse part de ces « opérations mentales » consistant à « sentir, enregistrer interpréter, classer des traces infinitésimales » (9) et propose de lire une analogie entre ce mode de rationalité s’appuyant sur les indices minuscules et cachés et une hypothétique rationalité conspirationnelle. Cette hypothétique rationalité est celle d’un savoir que Ginzburg nomme « cynégétique » : « Ce savoir se caractérise par la capacité à remonter, à partir de données expérimentales apparemment négligeables, jusqu’à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentale. On peut ajouter que ces données sont toujours présentées par l’observateur de façon donner lieu à une séquence narrative dont la formulation la plus simple pourrait être : « Quelqu’un est passé par là. Il se peut que l’idée même de narration (différente de l’incantation, de la conjuration ou de l’invocation) ait vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de l’expérience du déchiffrement des traces. » (10)

La réponse à la question « pourquoi pense-t-on de plus en plus en termes de conspiration ? » serait alors à chercher dans l’émergence silencieuse de ce nouveau modèle épistémologique, qui hante les contes et les légendes, mais surtout, qui contamine le champ des sciences humaines à partir de la fin du XIXe siècle : la pensée conspirationnelle, si elle existe, témoignerait alors de l’extension de ce « savoir cynégétique ». Mais à quel endroit s’agit-il d’un savoir, d’une pensée, d’une rationalité ? (1) Si le lieu privilégié d’extension du savoir cynégétique est celui du mythe, Ginzburg souligne, de façon à première vue paradoxale, l’analogie troublante qui se déploie entre le domaine des mythes et celui de l’histoire : « si l’on abandonne le domaine des mythes et des hypothèses pour passer à celui de l’histoire de l’écriture, on est frappé par les analogies incontestables qui existent entre le paradigme cynégétique que nous avons circonscrit et le paradigme contenu implicitement dans les textes divinatoires mésopotamiens. » (10). Il faut donc voir ce que cette analogie non seulement raconte mais produit effectivement. (2) Ce qui est particulièrement intéressant pour notre hypothèse, c’est tout d’abord de voir, historiquement, comment l’extension de ce paradigme s’accomplit conjointement dans le champ de la réalité — ou plutôt de l’étude de la réalité — et dans celui de la fiction. L’avènement du roman au XIXe siècle en témoigne : « le roman fournit carrément à la bourgeoisie un substitut en même temps qu’une reformulation des rites d’initiation à savoir, l’accès à l’expérience en générale. Et précisément grâce à l’imagination, le paradigme de l’indice devait connaître à cette époque une fortune nouvelle et inattendue. » (22). La thèse particulièrement audacieuse de Ginzburg ici, c’est que loin d’entraver le déploiement d’une nouvelle épistémologie, le changement qui s’opère au XIXe siècle dans la manière de raconter des histoires participe au contraire à son décisif avènement.

Philosophie magazine sous-titre : pourquoi se raconte-t-on des histoires ? La question est mal posée : pour comprendre pourquoi nous pensons désormais en terme de conspiration, il faut précisément se défaire de, ou sortir de la corrélation qu’on établit intuitivement entre se raconter des histoires et raconter n’importe quoi : ressaisir la rationalité cynégétique du conspirationnisme, c’est aussi en un sens se doter des meilleures armes pour lutter contre certains des usages les plus dangereux du paradigme indiciel : « le même paradigme de l’indice, utilisé pour élaborer des formes de contrôle social sans cesse plus subtiles et ramifiées, peut devenir un instrument permettant de dissiper les brumes qui obscurcissent toujours davantage une structure sociale complexe, telle que celle du capitalisme arrivé à maturité. […] Si la réalité est opaque, il existe des zones privilégiées — des indices — qui permettent de la déchiffrer. » (29)

Peut-on dès lors dans cette perspective considérer le complotisme comme expression d’une cosmologie contributive et collaborative où les individus co-élaborent cette cosmologie, sur la base d’un paradigme de science commune ?

NUANCE : L’hypothèse est séduisante, on se prendrait à y rêver, mais elle doit être examinée avec précaution, et ce à double titre.

(1) Si Ginzburg parle bien d’un savoir et d’une rationalité cynégétiques — qu’on peut à certains égards lire comme rationalité d’un certain type de conspirationnsime en tant que quête de ce qui est caché, à partir d’indices qui sont autant des petits objets trouvés dans la poubelle — , il en souligne, de ce fait même, le caractère difficilement saisissable et par là-même formalisable : « Il s’agit de formes de savoir fondamentalement muettes au sens où, comme nous l’avons déjà dit, leurs règles ne sont pas susceptibles d’être axiomatisées ni même énoncées. » (30) D’où la question, posée par Ginzburg lui-même, de la rigueur possible du paradigme indiciel : « On peut cependant se demander si ce type de rigueur n’est pas seulement impossible à atteindre, mais aussi indésirable pour les formes de savoir plus particulièrement liées à l’expérience quotidienne. » (ibid)

(2) Ce problème de la rigueur est immédiatement lié à un autre problème, qui serait celui du risque d’un certain confusionnisme ou pour le dire autrement : lorsqu’on parle de conspirationnisme, il est facile de tomber à son tour dans des fantasmes de complot [3]. Reste en somme à prendre garde aux mauvais usages de la fiction.

Hypothèse 4 :

« Et ainsi nous deviendrons des conspirationnistes savants, des praticiens de la science sociale (nécessairement conspirationniste, objective). » (J. Fradin, Hold Up Reloaded Now Handcuffed, lundimatin #265)

Ne conspirent pas seulement les sujets imaginaires — il y a même des conspirations sans sujets, conspirations objectives dont il est dès lors possible d’établir une science — pour que la réponse à la question « pourquoi pensons-nous de plus en plus en termes de conspiration » soit véritablement celle d’une pensée. C’est l’hypothèse de Jacques Fradin, qui tente véritablement de penser la possibilité d’une épistémologie conspirationnelle. Mais l’hypothèse de la conspiration objective, « conspiration sans sujet » tout comme celle, formulée par Koyré de la « conspiration en plein jour » exige qu’on en passe par une petite boite à outils conceptuelle.

4. 1. J. Fradin : complot, conspiration, conspiration objective et conspiration subjective

Fradin construit le concept de « conspiration objective », qu’il oppose à une conspiration dite « subjective » qui correspondrait peu ou prou à l’image la plus commune ou répandue de la conspiration. Là où la conspiration dire « subjective » « suppose encore qu’il y a « un sujet » qui guide, dirige, même si ce sujet devient démultiplié, populeux ou multiple. », il s’agit d’essayer de penser un conspirationnisme « objectif ou a-subjectif », où il n’y a pas « sujet conspirateur » ou plutôt, où le sujet lui-même est déterminé par la conspiration. Cette inversion des termes dans lesquels on pense ordinairement la conspiration permet précisément de donner sens à la possibilité d’une « pensée » de la conspiration. Le conspiration objective ne dissimule pas son objectif et encore moins son sujet. Elle implique de repenser radicalement les rapports que la conspiration entretient avec le secret, le silence et le mensonge.

4. 2. C’est aussi le cœur du concept forgé par A. Koyré de « conspiration en plein jour » : là aussi, on assiste à une forme de renversement des attributs usuels de la conspiration. Pour que la conspiration soit pensable et pour éviter le risque, — que j’ai souligné dans les hypothèses de Ginzburg mais qui existe en fait dès lorsqu’on tente de penser ce que peut être la conspiration — de confusionnisme, éclairer ce qui se présente à première vue comme perpétuellement dans l’ombre peut sembler astucieux. L’hypothèse formulée par Koyré peut en ce sens apparaître comme un remède possible au confusionnisme puisqu’elle place la conspiration non dans l’ombre mais sous le feu des projecteurs — et dont la clarté, on en convient d’emblée, est parfois la meilleure des cachettes. — Le « on » qui conspire, d’après Koyré ne saurait être plus opposé au « on » populeux et multiple de la conspiration subjective de Fradin. Il n’est peut-être finalement pas du tout un on tant il est en fait déterminé et agit en pleine lumière : « Une conspiration en plein jour – forme nouvelle et curieuse du groupement d’action, propre à l’époque démocratique, à l’époque de la civilisation de masses – n’est pas entourée de menace et n’a donc pas besoin de se dissimuler ; bien au contraire, étant obligée d’agir sur les masses, de gagner les masses, d’englober et d’organiser les masses, elle a besoin de paraître à la lumière, et même de concentrer cette lumière sur elle-même et surtout sur ses chefs. » (A. Koyré, Réflexions sur le mensonge)

NUANCE : On nuancera ces hypothèses par l’insistance sur l’antagonisme apparent entre le secret et la lumière — objection dont Koyré avait parfaitement conscience. La notion de conspiration en plein jour peut apparaître à bien des égards contradictoires, et Koyré lui-même dans ses Réflexions sur le mensonge, prend acte de cette réserve : « On pourrait se demander si la notion de la conspiration en plein jour n’est pas une contradiction in adjecto. Une conspiration implique mystère et secret. Comment pourrait-elle se faire en plein jour ? »

Deux réponses : celle de Koyré lui-même d’abord : que toute conspiration implique peut-être le secret, mais que le fait d’opérer en plein jour n’empêche nullement la dissimulation — mais c’est un secret qui ne saurait se passer du mensonge. Autrement dit : les chefs opèrent aux yeux de tous, mais gardent cachés, ou ne révèlent qu’à une élite, la raison de leurs actions. C’est en fait d’après Koyré l’ « attitude spirituelle » des régimes totalitaires.

La seconde réponse est d’abord une seconde nuance : l’objection faite à Koyré que les intentions, par exemple, du régime hitlérien étaient parfaitement claires. Elle dit ensuite qu’il y a peut-être plus simple pour éviter la contradiction que d’insister sur le secret dans lequel conspirerait l’élite et les initiés : répéter simplement que le feu des projecteurs est souvent la meilleure des cachettes, et qu’il n’est absolument pas contradictoire avec l’idée de secret que d’opérer et de conspirer en plein jour.

[1nymphe des arbres dans la mythologie grecque. Chaque hamadryade est liée à un seul arbre, et meurt avec lui lorsqu’il est abattu

[2processus physiologique qui entraîne une lente dégradation des fonctions de la cellule

[3A ce sujet, et spécifiquement à propos de Ginsburg, voir notamment Wu Ming, Q comme Complot (p. 132)

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