La pensée décoloniale est-elle soluble dans l’État Vénézuelien ?

« Après la création du Ministère des Mines Écologiques, le Gouvernement-des-oxymores a annoncé la création d’un “Institut National de la Décolonisation du Venezuela” »

paru dans lundimatin#164, le 8 novembre 2018

Du 22 au 26 octobre, s’est tenu à la Bibliothèque Nationale du Venezuela un colloque ayant pour sujet «  la IIIe école de la pensée décoloniale critique : processus étatiques et constitutifs  ». Ramon Grosfoguel, Enrique Dussel et Houria Bouteldja y étaient notamment présents. Profitant de la présence d’intellectuels et de militants décoloniaux venus de différents pays, Nicolas Maduro, a reçu les différents participants au Palais présidentiel pour inaugurer le nouvel «  Institut de la pensée décoloniale  ». Si le projet est porté de longue date par des penseurs comme Ramon Grosfoguel et Enrique Dussel, le responsable de cet Institut, à savoir Ernesto Villegas, ministre de la Culture, a été désigné par le président Maduro, «  afin de donner cohérence, articulation et pouvoir avancer dans l’ensemble de ce processus pour consolider une indépendance absolue du pays. »

Par cette opération politique grossière, en présence de militants internationaux, le régime vénézuélien semble tenter de redorer son blason. Il semble pourtant difficile, même sous couvert de « décolonisation » de faire oublier la politique menée au profit des métropoles contre les populations autochtones, ainsi que la baisse du niveau de vie, liée à la structuration de toute une économie autour du cours du pétrole. Encore plus difficile serait de cacher les révoltes qui ont secoué le Venezuela ces dernières années. A ces révoltes, le régime a répondu par la répression contre les manifestants, à savoir 150 morts dans les manifestations en 2017 selon Human Rights Watch (dont plus de 70 attribuées à coup sûr aux forces de police), des milliers d’arrestations (4500 d’opposants arrêtés selon l’ONG Foro Penal, dont 1 000 placements en détention, avec 350 personnes encore détenues), des cas de torture reconnus par Tarek William Saab, le « Défenseur du peuple » (équivalent de notre « Défenseur des droits »), ainsi que par une politique de guerre civile menée dans les quartiers pauvres, majoritairement contre les Noirs. Selon Amnesty International, entre 2015 et juin 2017, 8 200 personnes ont été victimes d’« exécutions extrajudiciaires » de la part de la police et de l’armée. Dans un rapport publié en septembre 2018, l’ONG reproche au régime de Maduro d’« utiliser la force meurtrière dans l’intention de tuer les personnes les plus vulnérables et les plus exclues ». Selon les mots d’Amnesty International, le régime « viole leurs droits et les traite comme des criminels en raison de leurs conditions de vie, alors qu’il devrait mettre en œuvre des politiques de lutte contre la criminalité basées sur la prévention et conformes aux normes internationales  ».

Nous pourrions nous borner à ironiser sur ce que signifie « faire de la politique » pour Houria Bouteldja et le PIR, ou sur les grilles de lecture de ceux qui prétendent s’émanciper de la « gauche blanche » tout en ayant à propos de la situation vénézuélienne le même discours que Mélenchon et le PCF. Nous préférons nous saisir de l’occasion pour nous attarder sur la grille de lecture anti-impérialiste qui guide la mouvance décoloniale qui soutient Maduro.

Certes, la mouvance décoloniale, dans sa diversité a apporté une contribution à la pensée critique et à différentes luttes en France ces dernières décennies, en mettant notamment en lumière le rôle clef des processus coloniaux dans la formation du capitalisme et des différentes formes de gouvernement, en faisant ressortir la place du colonialisme dans la structuration raciale des formations sociales occidentales, et en insistant sur l’importance des luttes des populations non-blanches contre des formes de domination qui les touchent premièrement.

Cependant, à trop insister, dans son analyse du racisme et des formes de répression, sur la perpétuation de structures de domination issues du passé colonial, la mouvance décoloniale tend à ne pas tenir compte des transformations du capitalisme global qui ont eu lieu ces quarante dernières années. La reproduction contemporaine de formes sociales d’origine coloniale s’effectue après la restructuration néo-libérale du capitalisme global, après la chute de l’URSS et la fin du mouvement ouvrier, et dans un contexte de transationalisation de la valorisation capitaliste et des opérations de maintien de l’ordre.

Pourtant, se réclamant de l’héritage des mouvements anticoloniaux et anti-impérialistes, la mouvance décoloniale que nous connaissons en France, en particulier le PIR, tend à plaquer mécaniquement des grilles d’analyse datées sur la réalité contemporaine, et à reproduire machinalement et abstraitement les mots d’ordre anti-impérialistes historiques. L’anti-impérialisme est pourtant une idéologie née dans un contexte spécifique, pour lutter contre l’expansionnisme d’Etats européens, qui cherchaient à accroître dans d’autres contrées leur influence et les profits de leurs bourgeoisies respectives. Lié à une phase particulière du capitalisme, marqué alors par la division du monde en sphères territorialisées relativement fermées (métropoles et territoires coloniaux), l’anti-impérialisme place au centre de ses tâches politiques non pas la lutte contre le capitalisme ou contre les différentes formes de gouvernement en tant que telles, mais la lutte contre telle ou telle puissance impérialiste occidentale. De ce fait, il entretient un rapport essentiellement positif à l’État et à la nation, pour peu qu’ils soient opposés à l’Etat impérialiste qu’il s’agit de combattre. Selon cet anti-impérialisme daté, et encore défendu par le PIR, il ne s’agit pas, contrairement à ce qui est aujourd’hui proclamé, de s’émanciper de la modernité occidentale ou de soutenir les luttes qui secouent les pays du Sud contre un capitalisme aujourd’hui mondialisé, ni même de trouver un sujet révolutionnaire dans des groupes sociaux luttant sur la base de leurs position respectives contre le capitalisme et des formes de police globales, mais de défendre certains États, comme l’État vénézuélien, vus comme « progressistes » et censés incarner les peuples résistant à l’impérialisme américain.

Dans cette vision, les politiques coloniales et le racisme n’apparaissent pas comme des phénomènes inhérents au capitalisme, à des formes de souveraineté étatique et de gouvernement modernes, mais comme des attributs propres aux seules puissances impérialistes occidentales. En outre, si les luttes de libération nationale furent bien sûr des moments émancipateurs en leur temps, elles n’ont pas, contrairement à ce que pensaient nombre de mouvements anti-impérialistes, été des tremplins vers le communisme. Le plus souvent, les indépendances ont débouché sur l’émergence d’États contrôlés par des régimes cleptocratiques et par les anciens colonisateurs. Après les indépendances, dans bien des cas, comme lorsque Boumediene accueillait Che Guevara et différents représentants de mouvements anti-impérialistes ou indépendantistes tout en réprimant les communistes algériens et en persécutant les Kabyles, l’imaginaire de la lutte anticolonialiste a été mobilisé comme vecteur de légitimation de régimes autoritaires et capitalistes mettant en œuvre des politiques racistes et de colonialisme interne. Cela ne signifie évidemment pas que la lutte contre le colonialisme ne devait pas être soutenue, ni même qu’aucun camp révolutionnaire n’était discernable au sein de l’anti-impérialisme et de l’anticolonialisme. Cela indique simplement que cette puissance révolutionnaire est à trouver dans les luttes, doit être défendue dans les rapports de force contre les différents États, et non dans le soutien à tel ou tel État, fût-il issu de la lutte pour l’indépendance.

Cette conception étatiste de la politique en matière de solidarité internationale se manifeste tout particulièrement dans le soutien qu’apporte une partie de la mouvance décoloniale au régime de Maduro au Vénézuela, comme le montre la participation récente d’Houria Bouteldja à l’inauguration de l’Institut décolonial de Caracas. En se concentrant uniquement sur l’impérialisme américain, une partie de la mouvance décoloniale en vient ainsi à se solidariser avec le régime autoritaire maduriste, et à fermer les yeux sur la répression politique et les politiques de colonialisme interne mises en œuvre par le régime. C’est ce que le texte d’Emiliano Teran Mantovani, que nous avons proposé à lundimatin de traduire, tente de mettre en exergue.

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Notes sur les Instituts de décolonisation, les décoloniaux
et le colonialisme intérieur au Venezuela

Par Emiliano Teran Mantovani,

Après la création du Ministère des Mines Écologiques, le Gouvernement-des-oxymores a annoncé la création d’un “Institut National de la Décolonisation du Venezuela”.

Il a déclaré ensuite que nous allons vers la « décolonisation définitive et intégrale » du Vénézuela, un propos qui aurait pu paraître plausible si nous n’étions pas dans un contexte de brutale recolonisation du pays au sein duquel, pour couronner le tout, l’exercice de la violence joue un rôle toujours plus déterminant.

Pour dire vrai, si nous voulions réellement commencer une « décolonisation intégrale et définitive du pays », nous devrions octroyer des compétences politiques à l’Institut National de Décolonisation, notamment pour :

  • Abroger le projet on-ne-peut-plus raciste du gouvernement de créer un « Arc Minier de l’Orénoque » [1]
  • Finir de délimiter et titulariser les terres appartenant aux peuples indigènes.
  • Arrêter les opérations de police dans les quartiers populaires du pays, dont la conséquence tragique est la mort de nombreuses personnes précaires racisées.
  • Abroger le décret 1.425 qui autorise des zones économiques spéciales et permet une colonisation rapide et radicale de nos territoires.
  • Arrêter de promouvoir avec insistance la vieille culture néocoloniale du pétrole, labellisée désormais de « révolutionnaire », mais tout autant révolutionnaire que le Made in China.
  • Taxer les entreprises multinationales qui détruisent nos écosystèmes et nos territoires, plutôt que de les exonérer d’impôts.
  • Suspendre la création de l’entreprise à capitaux mixte Carbotuven, et tout autre forme de colonisation de la Sierra de Perijá.
  • Que la compagnie nationale de pétrole PDVSA arrête de créer et maintenir des zones de sacrifices [2]
  • Condamner les railleries de plusieurs porte-parole officiels qui attaquent les émigrés vénézuéliens, qui souffrent hors du pays de multiples formes de xénophobie et de racisme, alors même qu’on les accuse d’être des traîtres à la patrie dans leur propre pays.
  • Permettre un audit de la dette publique externe, afin d’évaluer la dette illégitime et éviter d’agenouiller le peuple devant le néocolonialisme financier international.
  • Enquêter sur les assassinats d’intellectuels comme le leader indigène Sabino Romero.
  • Suspendre l’état d’exception sous lequel nous nous trouvons depuis presque trois ans, et arrêter de contrôler, manipuler et réprimer les révoltes des dominés faisant face à une situation toujours plus invivable.

Par ailleurs tout cela doit se faire sans cesser de s’opposer fermement à l’interventionnisme américain agressif. Ces demandes sont incontournables, car elles répondent à des principes essentiels pour lesquels tant de peuples indigènes du Sud se battent depuis des décennies. Il n’y a d’autre manière d’impulser un processus de décolonisation que de respecter ces principes.

Brève épilogue. On ne peut être « décolonial » en exonérant le colonialisme intérieur.

Assumer la critique décoloniale n”est pas chose facile en réalité, parce qu’il s’agit pas uniquement de constructions épistémologique, d’écoles de pensée, de modèles de connaissances. Comme l’a expliqué Frantz Fanon, le colonialisme est un fait violent à différents niveaux, il concerne tant les sanctions économiques d’un Donald Trump que l’Arc Minier d’Orénoque.

On ne peut être « décolonial » en ignorant le colonialisme interne. Résister à l’empire criminel américain ne donne pas carte blanche aux réformes néolibérales vénézuéliennes, à l’état d’urgence permanent et à la militarisation de la vie, à l’extension de la dévastatrice corruption gouvernementale ayant d’ores-et-déjà dévoré l’argent public, à l’agression des organisations paysannes, des coopératives, et des protestations des travailleurs précarisés par la situation présente.

Car sinon, quelle est la différence entre ça et les « dommages collatéraux » mentionnés par l’impérialisme américain lorsqu’il bombardes des pays étrangers ?

Au contraire, c’est la réduction des critiques qui fut un des facteurs ayant rendu possible la consolidation dans l’urgence des nouveaux colons qui surgissent dans le processus bolivarien. Le nouveau colonialisme interne n’est rien d’autre que la forme renouvelée d‘une alliance entre élites nationales et grands capitaux étrangers, visant à extraire et spolier la nature et les peuples. A partir de la, cet décolonisation revendiquant un anti-impérialisme borgne, ne regardant qu’au dehors, invisibilisant le rôle de la Chine et le nouveau colonialisme mondial qu’elle porte, dédouanant la responsabilité des différents responsables chavistes dans la crise actuelle, ne nous sert à rien.

Quelle position doivent tenir les gauches face à une telle situation ? Quelle est la ligne rouge ? Les principes auxquelles on ne peut renoncer ? Certains parlent d’éviter la perte du Gouvernement actuel à tout prix. Tout ce qu’ils font, c’est perdre l’éthique de la gauche.

Emiliano Teran Mantovani est sociologue à l’Université Centrale de Venezuela, membre de l’Observatoire d’Ecologie Politique du Venezuela, et mention honorable au “Premio Libertador al Pensamiento Critico 2015”.

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