La parole écrasée 

Retour sur le film Eddington d’Ari Aster

paru dans lundimatin#492, le 17 octobre 2025

Eddington est sorti en salles au milieu du mois de juillet. Deux mois séparent donc sa sortie de la date à laquelle nous mettons le point final à ce texte. Deux mois qui ont permis une certaine production critique. Articles, vidéos Youtube, débats ont suscité une importante somme de discours sur le film – et le moins que l’on puisse dire est que la critique est divisée. Et pourtant, cela nous laissant abasourdis à défaut d’être réellement surpris, il nous semble qu’aucune de ces critiques ne met le doigt de près ou de loin sur le sujet central de ce film : l’inceste. Un avis assez renseigné sur Reddit s’est même fait le plaisir de lister ce qui serait, aux yeux de l’internaute en question, les dix-sept sujets majeurs du film. Il n’a pas même mentionné les violences sexuelles sur les enfants. Cette réception d’Eddington, effarante, est sans doute dû en partie au positionnement même du film, qui tente de montrer comment l’inceste écrase le langage, dans une société qui s’évertue à la maintenir en dehors des frontières du dicible. Retour sur Eddington.

Dans Eddington, le dernier film d’Ari Aster en date, tout fait signe. Gestes et paroles, symboles et écritures semblent désigner quelque chose d’autre qui serait à l’arrière d’eux. Tout n’est que représentation.

Et alors que, face à l’écran, nous nous surprenons à agir en enquêteurices, amassant indices, traces et signaux, nous ne sommes jamais en mesure de comprendre la nature de notre démarche. Sommes-nous devenus des conspirationnistes, des détectives, des scientifiques, des chercheurs en quête d’une vérité première ?

Une seule certitude : la vérité est derrière.

On pourrait ainsi dire qu’Eddington est un film omineux, pour reprendre le terme utilisé par Mark Fisher dans Par-delà étrange et familier. [1] Fisher y distingue en effet le bizarre de l’omineux. Si le bizarre est l’effet produit par quelque chose qui n’est pas à sa place, quelque chose qui se trouve là où il ne devrait pas être, l’omineux est le sentiment d’étrangeté provenant d’une action réalisée par une entité située en dehors ou derrière la scène, qui agit sur celle-ci sans y être directement présente. Le sentiment de l’omineux nous fait poser des questions telles que : « Quel agent est ici à l’œuvre ? Y’a-t-il même un agent ? ».

Fisher nous dit : « Ces questions peuvent être posées dans un registre psychanalytique (si nous ne sommes pas ce que nous pensons être, que sommes-nous ?) mais elles s’appliquent aussi aux forces qui régissent la société capitaliste. Le capital est à chaque niveau une entité omineuse : convoqué à partir de rien, il exerce pourtant plus d’influence que n’importe quelle entité censément douée de substance. »

Or Eddington correspond précisément à un même mouvement d’élargissement focal dans l’œuvre d’Ari Aster. Après un triptyque psychanalytique qui s’attachait à disséquer les névroses de la famille nucléaire (Hérédité, Midsommar, Beau is afraid), Ari Aster observe désormais les États-Unis sous Covid. Dans un mouvement de dézoom, Aster montre l’intrication de la petite cellule familiale dans l’organisation sociopolitique de la grande société étatsunienne.

Certaines critiques du film ont reproché à Eddington une forme de nihilisme réactionnaire en affirmant que différentes formes d’activisme politique, extrême droite et antiracisme, par exemple, étaient mises sur le même plan. Il nous apparaît au contraire qu’Eddington évite l’écueil de la satire ricaneuse et surplombante, et surtout, qu’il s’agit d’un film extrêmement précis dans sa manière de montrer comment les dominations systémiques prennent racine dans la sphère familiale.

Commençons d’abord par résumer de quoi il s’agit.

L’intrigue se concentre, tout d’abord, sur une campagne électorale opposant, on le comprend, Démocrates et Républicains ; campagne de plus en plus fiévreuse (au propre comme au figuré) et meurtrière, constamment médiée par les outils numériques. Mais cette compétition politique délirante ne peut être comprise pour ce qu’elle est que lorsque l’on s’attarde sur ce qui en est à l’origine dans la narration, et qui semble d’abord un détail, un élément peu exploité, dont on se demande presque ce qu’il vient faire là : l’inceste.

Joe Cross, shériff d’Eddington, est persuadé que sa femme, Louise Cross, a été violée durant son adolescence par Ted Garcia, actuel maire de la ville. Il lui voue donc une haine féroce, exacerbée par les directives adoptées durant la pandémie de Covid-19. Joe décide donc de se présenter aux élections municipales contre son ennemi de toujours. Or, Ted Garcia est innocent, et comme on le comprend peu à peu, Louise a été en réalité victime de son propre père, décédé quelques années plus tôt. L’inceste n’est jamais dit frontalement, mais les indices ne manquent pas : Louise défaille lorsque sa mère, qui habite avec le couple, évoque la mémoire de son père. Un peu plus tard, Louise fait la rencontre d’un étrange gourou se disant victime d’abus, qui suggère lors d’un dîner houleux qu’elle aurait été agressée sexuellement par son père. Elle semble sur le point de lui donner raison lorsque sa mère lui intime de se taire, en criant au délire. Le dîner passé, Joe, doutant pour la première fois, demande à sa femme par qui elle a été agressée – sans lui laisser la possibilité de répondre, puisqu’il se reprend immédiatement. Joe finira d’ailleurs par exposer publiquement sa version des faits pour mieux accuser son adversaire politique, exposant ainsi l’intimité de sa femme aux yeux de tous. Humiliée, elle préférera s’enfuir, tout en innocentant Ted Garcia sur les réseaux sociaux. Louise parle enfin et la narration s’emballe alors, s’engageant dans une toute autre voie, allant de tueries en tueries.

C’est que l’intrigue familiale, sur laquelle repose pourtant toute la narration (sans mensonge familial, pas de rivalité entre Joe Cross et Ted Garcia, donc pas de campagne électorale) est constamment concurrencée et étouffée par l’intrigue politique – au point qu’on pourrait la prendre pour un arc narratif indépendant, voire, l’oublier tout à fait.

La campagne pour les élections municipales, le complotisme de la mère de Louise, les émeutes provoquées par le meurtre raciste de Georges Floyd, la prétendue existence d’un complot pédocriminel, divers attentats antifascistes délirants, la montée de l’épidémie de Covid, une série de fusillades et de courses-poursuites l’emportent sur les quelques éléments évoquant l’inceste, qui semblent bien moins spectaculaires, bien plus anecdotiques. Le rythme du film lui-même, juxtaposant des images saturées de signes et presque illisibles, contribue à cet effacement. La cacophonie détourne, silencie, masque : tout comme Joe le fait avec Louise, le film suggère l’inceste et la répudie aussitôt.

De telle sorte que le spectateur pourrait bien s’y tromper, et croire qu’Eddington n’est qu’une diatribe supplémentaire sur la politique contemporaine. Mais, afin de mieux comprendre comment Ari Aster montre l’intrication de la crise politique contemporaine et le silence qui entoure l’inceste, revenons sur le concept crée par Mark Fisher, l’omineux.

L’omineux est cette sensation esthétique qui nous fait nous demander ce qui agit derrière ce qu’on voit. Dans Eddington, cette sensation est à tiroirs multiples (Qu’est-ce qui agit sur ce qui agit sur ce qui agit sur... ?). La question du pouvoir et de la domination se décompose ainsi à la manière d’une poupée russe. La plus petite matriochka semble être la famille incestueuse, alors que la plus grande est le pouvoir techno-fasciste des GAFAM. Et ce faisant, nous ne savons jamais si nous sommes en train de défaire ou de remonter cette poupée gigogne, ou pour le dire plus clairement, nous ne savons jamais quelle strate politique influence l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’à l’instar du jouet en bois, toutes ces couches sociopolitiques se superposent : du silence propre à la famille incestueuse jusqu’aux faux-semblants politico-médiatiques dopés aux réseaux sociaux, ce sont les mêmes mécanismes qui se mettent en branle.

En effet, et comme le montre l’anthropologue Dorothée Dussy, l’inceste fait système. Il ne s’agit jamais d’une affaire interindividuelle entre l’agresseur et l’agressé-e : chaque membre de la famille est embarqué, plus ou moins malgré lui, dans un système dans lequel ne pas prendre position est déjà favoriser l’incesteur. Ainsi, le trio que forment Louise, sa mère et son époux, est lui-même évidemment incestuel et uni autour d’un mensonge, fantasmé par la mère de Louise, à savoir l’agression de Ted Garcia. De la même manière, Joe, visiblement plus âgé que sa femme et exerçant le même métier que son père, l’infantilise à de nombreuses reprises et persiste dans le déni. A mesure que le film progresse, la mère de Louise prend d’ailleurs la place de sa fille : d’abord sous la forme d’une hallucination, Joe étant pris par la fièvre, puis dans le lit conjugal, dormant aux côtés de son gendre et partageant sa vie lorsque Louise quitte la ville. Ainsi, chacun est pris dans un système menant à dissimuler et à reproduire l’inceste, parfois sur plusieurs générations et prenant ainsi de l’ampleur. De telle sorte que le climat incestuel ou incestueux tisse sa toile, progresse, s’étend, de manière presque exponentielle. Dès lors, il n’en faut pas beaucoup plus pour imaginer que l’inceste puisse infuser dans toute la société : Dorothée Dussy évoque un « berceau des dominations [2] », suggérant que l’inceste soit au cœur de la reproduction des oppressions systémiques.

Continuons. On trouve dans plusieurs scènes du film une disjonction entre l’énoncé et l’action qui est propre à la famille incestueuse. Souvent, ce qui est inscrit à l’écran vient manifestement contredire les faits et gestes des personnages. On voit apparaître « To Protect and Serve » sur la voiture du shériff alors que celui-ci vient d’assassiner une des personnes les plus vulnérables de la ville. Plus tard, alors qu’il emprisonne un de ses collègues pour des raisons racistes, on peut distinguer sur un des murs du commissariat, une affiche qui porte la mention « Rights of the Employees ». Cette disjonction est aussi ce qui caractérise la communication propre aux temps capitalistes, disjonction qui englobe tant les discours mensongers du marketing – on pense au greenwashing – que les promesses non-tenues des campagnes électorales de la démocratie représentative. Les messages de tous types prolifèrent dans notre espace visuel, dont certains sont manifestement contraires aux intentions qui les ont vu naître. Or, c’est précisément le même mécanisme qu’on retrouve dans la famille au centre d’Eddington. Le père de Louise est une figure tutélaire, un exemple à suivre, un fantôme glorieux qui continue de projeter son ombre sur les siens comme le montre un portrait géant, en uniforme de police, qui trône encore dans le salon bien après sa mort. C’est ce qu’on pourrait nommer la logique autophage de l’inceste. La famille, où l’on espère trouver du réconfort, de l’amour, des soins, devient le lieu où l’on fait pour la première fois l’expérience de la violence. Et ce principe d’autocontradiction s’observe au sein d’autres institutions. La police tue alors qu’elle devrait, paraît-il, nous protéger. Les technologies pourraient profiter à la transition écologique, mais leur coût énergétique participe activement au désastre. Dans Eddington, vos ami-es deviennent vos ennemies, à l’image du fils de Ted Garcia qui nargue et humilie à longueur de journée son seul camarade. Les réseaux sociaux sont censés, comme leur nom l’indique, encourager les liens sociaux, mais tout au long du film, ils mettent à mal toute communication, brouillent le sens, enferment chacun dans une vérité qui lui est propre et incommunicable. Et ainsi de suite : ce qui est tenu pour remède constitue toujours, in fine, le mal auquel on aimerait remédier. Chaque entité, famille, police, amitié, technologie, nie elle-même sa raison d’être et, très paradoxalement, se reproduit à partir de sa propre négation.

La logique autophage à l’œuvre dans la famille incestueuse entraîne d’autres conséquences. Elle suspend le sens et réduit à rien le langage. L’incesté-e peut ne pas trouver les mots justes, douter de ce qu’iel a vécu ; doute redoublé par les stratégies familiales d’assignation au silence. L’expérience de l’inceste résiste à la communication. La violence peine à se dire, à s’imaginer, à se partager, laissant les victimes seules avec leurs vécus. Ainsi, Louise reste seule durant l’ensemble du film et est particulièrement vulnérable lorsqu’elle croit avoir trouvé un espace où partager son histoire, au sein d’une communauté sectaire dont on peut douter des intentions. Joe Cross, à l’issue d’une fusillade rocambolesque, se trouve sévèrement handicapé, incapable de parler ou de communiquer de quelque façon que ce soit. De la même manière, chaque personnage évolue dans une bulle qui lui est propre, suivant ses intérêts et ne croisant qu’accidentellement la route d’autres individus : toutes et tous participent à un même « système Eddington » qui les dépasse, sans jamais avoir quelque chose de commun à partager. La société de l’inceste que décrit Ari Aster est fragmentée, elle fait système, pas communauté, et le langage est aplati. Les slogans politiques, les révélations en direct, les flashs d’informations sont voués à s’écraser dans un no-man’s-land du sens, étrangement bavard.

Cet écrasement du sens fait écho à ce que Sara Ahmed dit de la famille, dont « l’image est maintenue par une activité permanente de polissage ». Pour le dire vite, la famille, et a fortiori la famille incestueuse, est une microsociété où rien ne peut être dit de véritable, car l’on « s’emploie à masquer tout ce qui ne correspond pas à l’image du bonheur [3] ».

Dans les États-Unis sous Covid décrits par Aster, la situation est semblable : on peut tout dire et son contraire, voire on dit simultanément une chose et son contraire, mais rien n’est porteur de sens ou d’émotion. Chaque scène du film est saturée par des signes et des informations, depuis des pancartes de prévention sanitaire jusqu’à un historique de conversation SMS sur l’écran d’un smartphone. Quasiment tous les plans présentent trop de texte pour que le spectateur puisse le lire en entier. Les États-Unis contemporains sont dépeints comme un espace géographique recouvert par le texte, à peu près ensevelis en réalité, par la profusion des écrits. À l’instar de la discussion dans la famille incestueuse, c’est un immense bavardage contradictoire, où tout ce qui est dit ne compte pour rien, sinon seulement à faire diversion.

Dès lors, l’incommunicabilité de l’expérience vécue et la disparition du commun entraînent une relativisation de tous les discours, qui semblent finalement tous se valoir. Chaque individu peut avoir sa propre perception de la réalité, sa propre vérité, et peu importe qu’elle soit délirante. Et c’est peut-être là que se situe le coup de génie d’Ari Aster, qui nous plonge tour à tour et sans plus d’explications dans différentes perceptions de la vérité, juxtaposés les uns aux autres sans réelle causalité. Le spectateur voit d’abord Eddington à travers le regard d’un américain d’extrême-droite. Le Covid n’est pas arrivé jusqu’ici, pas plus que le racisme dans cette petite ville où tout le monde se connaît, de telle manière que les militant-es de Black Live Matter paraissent réciter une leçon. Mais à la scène suivante, on a changé de conception du vrai et de perception des faits : Joe Cross, atteint du Covid, se rend complice des violences racistes de son officier, donnant raison auxdits militant-es. Puis l’on change à nouveau de lunettes ; les antifascistes sont à l’origine d’attentats terroristes financés par la CIA et/ou par Georges Soros et exacerbent volontairement la violence des policiers et des militant-es. Et ainsi de suite : on passe d’une version de la réalité à une autre, contredisant parfois – souvent – la première. Comme le soulignent les critiques du film, cette relativisation peut paraître réactionnaire : peut-on mettre sur le même plan les discours d’extrême droite et les discours de gauche ? Mais encore une fois, Eddington ne dépeint pas le réel, mais décrit au contraire l’impossibilité de l’atteindre (ou ne serait-ce que de porter une exigence de vérité) dans une société atomisée par les technologies de l’information et par une structuration des relations sociales en prise avec la famille incestueuse.

Le spectateur, désorienté, plongé dans une conception du vrai puis dans un autre, contradictoire, ne sait jamais s’il peut se fier à ce qu’il vient de voir. S’il s’aventure à adopter le point de vue qui lui est proposé à un moment, il sera immédiatement contredit, obligé de répudier ce à quoi il vient tout juste d’adhérer, bref : piégé. Le phénomène s’accentue à mesure que le film progresse puisque Joe, malade, hallucine de plus en plus. Dès lors, on ne peut plus que douter, constamment, de tout ce que la narration propose et du sens de chaque signe apparaissant à l’écran. Voilà bien la logique de l’inceste : il n’y a guère de répit possible et vous vous devez de rester sur vos gardes, sans quoi vous serez piégé. Et voilà le spectateur lui-même atteint par une fièvre paranoïaque, craignant d’être dupé, traquant le prochain piège.

Mais ce qui agit en sous-main derrière la narration, c’est d’une part le silence qui entoure la famille incestueuse et qui fait tache d’huile sur le reste de la société, mais c’est aussi la puissance des GAFAM et des théoriciens apocalyptiques de la Silicon Valley, qui, quelque soit le résultat de la compétition électorale, parviendront à leurs fins. C’est d’ailleurs, au moins en apparence, une des sources principales de dissensus dans l’élection qui oppose Joe Cross et Ted Garcia. Le premier est rétif à la création d’un data center monumental sur le territoire de la commune, du nom de SolidGoldMagikarp, le second y est favorable. Mais l’un et l’autre ont fait campagne prioritairement sur les réseaux sociaux, surtout par temps de Covid. L’un et l’autre investissent avant tout le champ de la communication, bien plus que celui d’une quelconque réflexion programmatique réelle. Et Joe, le Républicain soi-disant opposé à l’apparition du data center, centre une partie de sa campagne sur le bitcoin, les crypto-monnaies étant présentées comme des bastions de la liberté à l’américaine.

La première et la dernière scène du film sont consacrées à l’édifice architectural qui abrite le data center. De cette façon, Aster semble signifier que, malgré les dissensus entre les personnes, malgré les différents discours politiques et les prises de positions, malgré ce qui a eu, bon gré mal gré, l’apparence d’un jeu démocratique, une main invisible a régné sur le cours normal des choses. C’est que ces discours et ces actions ont quasiment toujours été réalisés par le truchement de réseaux sociaux. Rapports amoureux, messages privés utilisés comme des pièces à conviction, discours politiques diffusés en live sur Facebook, manifestations : tout a permis de créer du contenu pour la méga-machine informationnelle mise à flot par les GAFAM. Ce qui a pris la forme d’une polarisation politique entre deux camps et d’une lutte idéologique et politique entre bords opposés a, en réalité, toujours été sous-tendu par une architecture du pouvoir et de l’information qui n’a elle, jamais été menacée.

On l’a dit, le film alterne sans cesse d’une version des faits plus ou moins délirante à une autre, incarnant ainsi les vérités parallèles (ou l’intrication de mensonges) qui sculptent la famille incestueuse. Mais à une toute autre échelle, on pourrait aussi considérer que l’agent regardant le film, le sujet par lequel on voit l’action, est en partie le data center lui-même. Le ridicule des militants de BLM étant ainsi le résultat de la façon dont leur lutte est caricaturée par les réseaux sociaux. D’une lutte contre les violences policières et qui aspire à souligner la dimension intrinsèquement coloniale des États-Unis, il ne reste plus qu’une poignée de slogans, d’actions symboliques et de rituels engloutie dans la mélasse internettique qui confère à toute chose l’aspect d’un simulacre.

Ainsi, on peut penser que le film interroge une certaine forme de polarisation politique. Non pas une conflictualité politique réelle, essentielle à révéler la violence infuse dans des structures sociales qui ont tout intérêt à se faire passer pour a-conflictuelles, mais un dissensus construit par l’atomisation grandissante du corps social. En somme, le film a la vertu de nous interroger sur la construction du dissensus politique dans les démocraties occidentales contemporaines. C’est là où réside le bien-fondé de l’interrogation qui poursuit le spectateur tout au long du film (qu’est-ce qui agit derrière l’écran, les personnages, etc.), puisqu’elle nous conduit à nous interroger sur l’architecture même du pouvoir dans laquelle vont prendre corps nos luttes. Cela nous donne envie de dire, à la suite de Jacques Rancière : « Au fond, la rupture ce n’est pas de vaincre l’ennemi, c’est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit. [4] » (même s’il n’est pas absurde de penser la complémentarité de ces deux objectifs).

Enfin, le film nous donne un dernier indice sur la nature de cette architecture du pouvoir. L’étrange nom de la compagnie qui érige le data center, SolidGoldMagikarp, n’a pas été choisi au hasard. Pour le dire vite, SolidGoldMagikarp était le pseudonyme d’un membre du forum Reddit, et est devenu également, par la grâce d’un ensemble de processus techniques que je vais m’épargner de décrire ici, un bug assez célèbre propre aux premières versions de l’intelligence artificielle. Le terme SolidGoldMagikarp faisait ainsi complètement dérailler Chat-GPT, le conduisant à des réponses aberrantes. En dotant le data center d’Eddington de ce nom, Ari Aster nous fait entrapercevoir l’arbitraire qui régit les opérations langagières effectuées par l’IA.

La dernière image du film fait clairement apparaître un sentiment d’omineux. Le data center brille dans le crépuscule. Quelques étoiles s’allument dans le ciel à mesure que le soleil décline, une poignée de nuages sont balayés par le vent, se teintent de couleurs roses et de plus en plus mauves, mais les lumières du data center, quant à elles, restent immobiles, fixes, indémontables. Dans un procédé typique afin de faire saillir le sentiment de l’omineux, il nous est pendant plusieurs dizaines de secondes difficile de savoir s’il s’agit d’une image fixe ou bien d’un plan filmé. Quelque chose agit-il devant nous ? Et si oui, qu’est-ce qui agit ?

La dénomination SolidGoldMagikarp vient complexifier la réponse à cette question, puisqu’elle souligne que les capacités d’agir des IA sont parasitées par des bizarreries, par des échos étranges, par des fantômes grésillants déposés en elles depuis les bas-fonds d’Internet.

Eddington, malgré la vivacité de sa réalisation et à cause des interrogations qu’il soulève à chaque scène, est un film froid et cérébral. Comme en écho à la sphère médiatique contemporaine, l’émotion n’y affleure jamais ou sous une forme très vite désactivée sinon carrément pervertie. Reste à voir comment le film vieillira. Comme une incarnation du nihilisme politique sous couvert de donner à voir l’atomisation de la société états-unienne du début des années 20 ? Ou alors comme une description acérée de la catastrophe sociopolitique dans laquelle nous nous trouvons et de ses racines plongeant dans ce que Dorothée Dussy appelle « le système inceste » ?

Anne Rumin et Baptiste Fauché

[1Par-delà étrange et familier, Mark Fisher, éditions sans soleil, Marseille, Paris, Genève, 2024 [2017], trad. Julien Guazzini.

[2Le Berceau des dominations, Dorothée Dussy, Éditions la Discussion, Marseille, 2013.

[3Vandalisme queer, Sara Ahmed, éditions Burn Août, Romainville, 2024 [2019], trad. Collective T4T – Translators for Feminism.

[4Libération, entretien, 16 nov. 2011., cité dans Apocalypse Nerds, de Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, éditions Divergences, septembre 2025.

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