« La paix par la force » : Résister au fascisme

Après l’agression de l’Iran, penser la fascisation mortifère du monde

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

« Le fascisme, c’est la guerre ! » titrait un article de l’historien Michel Winock, paru dans L’Histoire en 1999. Reprise d’un célèbre discours du député communiste Maurice Thorez [1], cette affirmation n’a jamais perdu sa justesse.

Pour Michel Winock, le fascisme est avant tout une exaltation de la guerre, une primauté accordée à la force brute : «  Le fascisme, écrivait Alain, est un autre nom du militarisme.  » « Disons même, poursuit l’historien, un militarisme enthousiaste, produisant une attitude d’« obéissance joyeuse  », selon le mot de Hitler. Une des meilleures façons d’unifier la nation est de la plonger dans l’état de guerre, ou un simili état de guerre. La volonté nationale est alors tendue par un danger commun, la discipline s’impose. »

L’agression israélienne contre l’Iran

Dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 juin, quelques minutes après minuit (l’heure des criminels), un État occidental doté d’une des armées les plus avancées du monde, allié aux États les plus puissants de la planète – États-Unis, France, Allemagne... – a agressé par surprise un pays militairement affaibli et isolé sur la scène internationale, l’Iran.

Non signataire du Traité de non-prolifération (TNP), et à ce titre, refusant toute visite d’inspecteurs de l’AIEA sur son territoire, l’État agresseur en question est également le seul du Moyen-Orient doté – illégalement – de l’arme atomique, au contraire de l’Iran, qui ne possède ni n’a jamais possédé aucun arsenal nucléaire.

Le premier jour de l’attaque, l’État d’Israël (puisque c’est de lui qu’il s’agit) a bombardé des sites nucléaires et militaires en Iran, et assassiné, la plupart chez eux, dans leur maison (et non dans des bunkers sécurisés), des chefs militaires et des scientifiques impliqués dans le programme nucléaire iranien, ainsi que leur famille. Quelque 200 avions de chasse israéliens – des F15, F16 et F35 américains, qui supposent une information préalable des États-Unis – ont servi à l’opération. Celle-ci a fait une centaine de morts, parmi lesquels des civils, dont une vingtaine d’enfants, et plusieurs centaines de blessés. Dommages collatéraux.

Pour les dirigeants israéliens, il s’agit de décapiter « la tête de la pieuvre iranienne  », «  la tête du serpent iranien  ». Déshumanisation (in)digne d’autres lieux et d’autre temps, propagée par les médias et infusant la société israélienne tout entière, elle fait suite à la déshumanisation de la population palestinienne. Car il faut prendre la propagande occidentale au mot : Israël est bien une démocratie, le peuple est au pouvoir à travers la personne de son Premier ministre, Netanyahou. De Yaïr Lapid à Yaïr Golan, tous les politiques ont apporté leur soutien à l’agression contre l’Iran.

Le réalisateur Eyal Sivan rapporte ces propos entendus sur la chaine 12 de la télévision israélienne : «  Nous avons ouvert une autoroute dans le ciel de Téhéran, et les Iraniens voient maintenant les avions de chasse juifs voler au-dessus d’eux.  » « Juifs », et non « israéliens ». Auparavant, le ministre de la Défense, Israël Katz, avait qualifié l’attaque sur l’Iran de «  moment décisif dans l’histoire de l’Etat d’Israël et du peuple juif  », judaïsant une nouvelle fois l’agression israélienne en faisant porter au « peuple juif » dans son ensemble la responsabilité de cette opération. Comment ne pas y voir une stratégie délibérée ? Pas de quoi résorber l’antisémitisme dans le monde.

Tout sauf anodin, le nom de code de l’agression israélienne renforce l’ancrage dans l’histoire juive. L’opération « Lion dressé » (Am Kalavi מבצע עָם כְּלָבִיא) fait référence à un verset du 2e oracle de Balaam, contenu dans le Livre des Nombres de la Bible : « Voici un peuple [d’Israël] qui se lève comme un fauve, qui se dresse comme un lion. Il ne se couche pas avant d’avoir dévoré sa proie et bu le sang de ses victimes [2] ». L’après-midi précédant les frappes contre l’Iran, le Premier ministre israélien est même allé jusqu’à se faire filmer et prendre en photo en train de déposer ce verset manuscrit au Mur des Lamentations.

Symbolique millénariste doublée d’une affirmation pathologique de puissance et de désir morbide, voilà où en est Israël.

Soutien français

Les relents de guerre sainte, messianiques et racistes, n’ont pas dissuadé le gouvernement et la plupart des médias français de soutenir l’agression israélienne. Bien au contraire.

En France, Emmanuel Macron a osé déclarer : « Israël a le droit, comme chaque peuple, à sa défense  », tandis qu’un communiqué du ministère des Affaires étrangères insistait : « Nous réaffirmons le droit d’Israël à se défendre contre toute attaque  ». Les Iraniens ne sont pas un peuple qui compte pour Emmanuel Macron, qui a appelé l’Iran « à la retenue ».

Cette agression caractérisée d’un pays fort contre un pays faible, sans mandat de l’ONU, illicite selon le droit international qui ne reconnait pas les guerres préventives, a pourtant suscité des appels à la « désescalade » ou des condamnations de la plupart des pays du monde. Le Grand Continent a cartographié ces réactions. En Europe, les quatre soutiens officiels de l’État agresseur – le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Tchéquie et la France – sont bien seuls. Peu de pays de l’OTAN ont cautionné l’agression d’Israël, à l’inverse de ce que préfère affirmer Libération, ce journal pro-israélien détenu de fait par Altice et donc Patrick Drahi, et dont le directeur de rédaction, ancien d’Haaretz, fut officier dans l’unité 8200 de l’armée israélienne.

Depuis le 13 juin, la plupart des médias français, audiovisuels et papier, reprennent le narratif d’Israël en citant généreusement ses responsables, au premier chef le ministre de la Défense Israël Katz. Ils se focalisent sur les raisons supposées de l’offensive, à savoir le programme nucléaire iranien, et reprennent les termes de « frappes » et d’« opération » (Le Parisien, Le Figaro, terme renouvelé le 23 juin pour l’attaque des États-Unis...) et qualifient l’attaque d’« offensive », de « campagne » (Le Figaro) ou encore de « pari » (Le Figaro, La Croix...). Le terme d’« agression » est évidemment banni. Les médias ne soulignent quasiment jamais l’illicéité de l’offensive « préventive » israélienne : côté audiovisuel, seule France 24 trouble parfois cet unanimisme, à travers les voix d’invités comme Kevan Gafaïti ou d’Azadeh Kian.

Seuls les médias financièrement indépendants (Médiapart, Blast...) condamnent explicitement l’agression israélienne. Côté presse papier, L’Humanité est complétement isolée.

Le parti-pris en faveur d’Israël des médias français détenus par l’État et les milliardaires s’inscrit dans le cadre d’une offensive plus générale visant à (ré)écrire le récit d’un Occident en forteresse assiégée faisant face à une alliance de pays voués à son annihilation. Ce récit vise principalement l’Iran, la Russie, la Chine, et relève principalement du fantasme, ce que prouvent les réactions très mesurées de ces deux derniers pays à la détresse du régime iranien. Teinté d’accents complotistes, des documentaires comme « Russie, Chine, Iran : la revanche des empires  » diffusé sur la chaine franco-allemande Arte, sont symptomatiques de ce récit préparant l’opinion publique à la nécessité d’une guerre préventive.

Exacerbant la menace d’une coalition d’ennemis de l’Occident, ce récit opère une inversion de la réalité : le retour des « empires » n’est pas celui des ex-puissances coloniales françaises et anglaises, qui se sont partagées le monde pendant plusieurs siècles, pas plus que la puissance impérialiste américaine, au faîte de sa force, mais d’anciens « empires » affaiblis ayant eu à subir nombre d’interventions colonialistes et impérialistes européennes et américaines.

Ce narratif rappelle celui utilisé contre l’Irak. Présenté comme disposant de la « 4e armée du monde » pendant la guerre du Golfe, il s’agissait alors de brandir une menace surdimensionnée pour mieux justifier la coalition – réelle, celle-ci – emmenée par les États-Unis.

Le succès opérationnel de l’attaque israélienne, magnifié par des médias fascinés par la technologie militaire et déshumanisant les civils, prouve en creux l’inanité des accusations concernant la menace « existentielle » que faisait peser le régime iranien sur Israël. La défense anti-aérienne a été incapable de stopper l’aviation israélienne, pas plus qu’elle n’avait été capable d’empêcher l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh à Téhéran en juillet 2024. Et pour cause : contrairement au narratif des médias et gouvernements occidentaux unis dans la fabrication d’une peur irrationnelle de l’Iran – une « Iranophobie  », selon l’historien israélien Haggai Ram, la réalité est toute autre. L’Iran est affaibli par des décennies de sanctions américaines sur lesquelles se sont alignées les sanctions européennes. Depuis plusieurs années, l’Iran, ne consacre « que » 2% de son PIB au budget militaire, soit environ deux fois moins qu’Israël qui dépense entre 4 et 8% de son PIB à la défense, soit autour de 50 milliards de dollars par an. C’est deux fois moins en dollars pour l’Iran. Israël dispose du soutien technologique et opérationnel américain, et surtout, avec un arsenal de 90 ogives nucléaires au minimum (et peut-être plus de 300), c’est le seul État nucléarisé du Moyen-Orient, quand l’Iran peine à enrichir son uranium à 60%...

Le 3 mars 2015, l’ancien secrétaire d’État américain Colin Powell – resté célèbre pour avoir brandi à l’ONU les fameuses « preuves » de la détention par l’Irak d’armes de destruction massive, ce qui s’avèrera une escroquerie fumeuse – écrit dans un mail ayant fuité : « N’importe comment, les Iraniens ne pourraient pas utiliser [la bombe] même s’ils arrivaient à l’obtenir. Parce que les gars à Téhéran savent qu’Israël a 200 bombes, toutes tournées vers Téhéran, et que nous en avons des milliers. Comme dit Akmdinjad [sic., pour Ahmadinejad : Colin Powell est incapable d’écrire son nom correctement], que ferions-nous d’une bombe, à part l’astiquer ? » (Anyway, Iranians can’t use one if they finally make one. The boys in Tehran know Israel has 200, all targeted Tehran, and we have thousands. As Akmdinjad (sp) “What would we do with one, polish it ?”)

La même année, en signant l’accord de Vienne après trois ans de négociations, l’Iran renonce à son programme d’enrichissement d’uranium en échange de la levée des sanctions internationales. Donald Trump fait tout voler en éclats en se retirant unilatéralement de l’accord en 2018. Depuis mars 2025, cependant, Iran et États-Unis avaient repris les négociations à travers cinq cycles débutés en avril. Le 6e cycle devait avoir lieu ce dimanche 15 juin.

Le soutien de la France à Israël arrive dans un contexte que tout le monde connait, même si certains sionistes français font preuve de négationnisme : depuis plus d’un an et demi Israël exerce son « droit à se défendre  » en détruisant systématiquement toute possibilité de vie dans la bande de Gaza, et menace les Palestiniens de l’enclave et de Cisjordanie d’un nettoyage ethnique. En janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a rendu une décision appelant Israël à empêcher d’éventuels actes de « génocide » et à « prendre des mesures immédiates » pour permettre la fourniture « de l’aide humanitaire à la population civile de Gaza ». Aucun pays, et surtout pas les plus puissants, n’a contraint Israël à respecter cette décision, qui poursuit de plus belle la destruction de Gaza et utilise la famine comme arme de guerre.

Benyamin Netanyahou, qu’Emmanuel Macron a appelé au lendemain des premiers bombardements (« Allo, mon bibi ? »), est sous mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’Humanité, tout comme l’ex- ministre de la défense Yoav Gallant. Israël poursuit une colonisation illégale et meurtrière dans les territoires occupés palestiniens et bombarde ses pays voisins, la Syrie et le Liban.

Culte de la force

La situation actuelle n’est pas le fruit du hasard, mais d’une mentalité israélienne bien installée : «  Les Israéliens aiment les guerres, surtout lorsqu’elles commencent. Il n’y a pas encore eu de guerre à laquelle Israël – tout le pays – n’ait pas adhéré dès le début ; il n’y a pas encore eu de guerre – à l’exception de la guerre du Yom Kippour en 1973 – qui n’ait pas conduit tout le pays à s’émerveiller, dès le début, des capacités militaires et du renseignement exceptionnels d’Israël  » rappelle Gideon Levy dans un article d’Haaretz repris par Mediapart.

Ce constat amer fait écho à des propos de Mussolini cités par Michel Winock : « Toute l’atmosphère qui entoure la vie du peuple italien [dans l’Italie fasciste] a un caractère militaire, doit avoir et aura un caractère toujours plus militaire : le peuple est fier de se savoir mobilisé en permanence pour les œuvres de la paix et pour celles de la guerre. » Changez « italien » par « israélien » et cette phrase garde toute sa véracité.

En Israël, l’armée est au cœur de la société qui cultive un sentiment d’état de guerre perpétuel. Le culte de la force militaire (« la paix par la force », dit Netanyahou) est constitutif du sentiment national israélien : la création de l’État hébreu doit beaucoup à la Haganah, l’organisation paramilitaire chargée jusqu’à 1949 de vider les villages palestiniens de leurs habitants, puis de défendre l’État juif nouvellement créé contre les armées arabes.

Plus encore, le sionisme doit beaucoup à sa dimension russe, rappelle Yakov Rabkin, pour qui « la légitimité répandue du recours à la force distingue les juifs de Russie de ceux d’autres pays où la résistance armée contre les non-juifs n’est ni nécessaire ni concevable. On peut même voir des traces de l’influence culturelle russe dans l’histoire toute récente : les héros militaires d’Israël, Moshé Dayan, Ezer Weizmann, Itzhak Rabin, Rehavam Zeevi, Raphaël Eitan et Ariel Sharon [3], sont tous descendants de juifs de Russie, dont la propension à recourir à la force ne se compare qu’à leur éloignement de la tradition juive. »

Yakov Rabkin, juif religieux opposé au sionisme et professeur émérite au département d’Histoire de l’Université de Montréal, rappelle que « plusieurs fondateurs des unités armées juives, tant en Russie qu’en Palestine, reconnaissent l’importance du recours à la force comme un moyen d’arracher le juif à son passé judaïque [4]. »

C’est le cas par exemple de Menahem Begin, né à Brest-Litovsk et, à partir de 1943, dirigeant de l’Irgoun, une milice paramilitaire d’extrême-droite pratiquant assassinats et attentats terroristes, comme celui de l’hôtel King David. Après avoir rendu les armes, Begin fonde et dirige le parti « Liberté » (Herout), à l’origine du Likoud, l’actuel parti de Netanyahou. En décembre 1948, dans une lettre adressée au New York Times, Hanna Arendt, Albert Einstein, et plusieurs personnalités juives de premier plan protestent contre la venue aux États-Unis de Menahem Begin, dirigeant, écrivent-ils, d’un « parti politique [le Herout] dont l’organisation, les méthodes, la philosophie politique et l’appel social [social appeal] sont très proches de ceux des partis nazi et fasciste ». Ils concluent leur lettre par cette exhortation : « ne pas soutenir cette dernière manifestation du fascisme. » Ils ne furent pas entendus.

Une trentaine d’années plus tard, un avertissement plus acerbe encore retentit. Il ne vient pas de l’extérieur d’Israël, fut-ce de personnalités juives, mais d’une des personnalités israéliennes les plus en vues et les plus reconnues : en 1982, lors de la guerre contre le Liban, le théologien et scientifique Yeshayahou Leibovitz, récipiendaire du « prix Israël » et surnommé « la conscience d’Israël » avertissait : l’occupation illégale des territoires palestiniens, par un usage exacerbé de la force, de la violence, et la légitimation de la torture, transforme les Israéliens en « judéo-nazis ».

Les mots étaient forts, ils furent souvent répétés. Ils sont toujours d’actualité.

Donald Trump partage cette fascination pour les armes et pour la force, dans une sorte de virilisme infantile et mégalomane. Dans ces tweets simplistes dont lui seul détient le secret, il aime à partager sa conception du monde : « Les États-Unis fabriquent les équipements militaires les meilleurs et les plus meurtriers au monde, DE TOUTE PART, et Israël en possède beaucoup, et il y en aura encore plus à l’avenir – et ils savent comment s’en servir. » (Truthsocial)

Tout en gardant les structures formelles d’un État démocratique, plus encore qu’aux États-Unis, la société israélienne est, de fait, devenue une société fasciste. Et peut-être plus que ça.

Dans L’État d’Israël contre les Juifs, publié en 2020, Sylvain Cypel décrit très clairement le paysage politique israélien, entre « brutalisation de la société », « triomphe de l’ethnocratie », volonté d’un « espace vital » pour le peuple juif à travers le « Grand Israël », quête d’un « gène juif », et extrême-droitisation du personnel politique.

Plus encore, c’est le culte de la force brutale, et aujourd’hui de la mort, qui traverse la population juive israélienne (et pas seulement ses dirigeants), qui démontre la pertinence de l’avertissement de Leibovitz. Plus des deux tiers des juifs religieux israéliens seraient en faveur d’exterminer la population palestinienne d’une ville conquise et plus de la moitié soutiennent un nouveau nettoyage ethnique. Ce n’est pas rien. Et pas nouveau.

Instrumentalisation de la mémoire

L’instrumentalisation de la mémoire du génocide des juifs est à questionner, tant elle crée une mémoire traumatique insensibilisant à la souffrance des autres. Le réalisateur israélien Yoav Shamir donne à voir cette insensibilité dans le film Defamation (2009), comme il montrait la déshumanisation des Palestiniens chez les jeunes soldats israéliens dans Checkpoint (2003). Mais c’est dans un article d’une extraordinaire actualité et acuité paru sous la plume de Boas Avron, publié une première fois en anglais en 1980 en Israël, puis republié en 1982 dans la Revue d’Études palestiniennes, que le problème de l’instrumentalisation du « massacre des juifs européens » est le plus formidablement soulevé. Vingt ans avant L’industrie de l’Holocauste de Norman Finkelstein.

Le journaliste, essayiste, et intellectuel Boas Evron débute le texte « Les interprétations de l’Holocauste : Un danger pour le peuple juif » par cette phrase lapidaire : « Deux grands malheurs se sont abattus sur le peuple juif au cours de ce siècle : l’Holocauste, et les leçons qu’on en a tirées. »

Antisioniste, Boas Evron conteste l’usage que font Israël et les sionistes de la mémoire de l’Holocauste, nom qu’il réfute. Pour lui, cette utilisation met en danger les juifs sur le long terme, bien qu’elle serve Israël sur le court terme : « La “monopolisation par les Juifs”, si l’on ose dire, du phénomène nazi — faire des Juifs, pratiquement, les seules victimes des nazis — est une interprétation néfaste à plusieurs points de vue. Tout d’abord, comme je l’ai dit, cela revient à exclure les Juifs de l’ensemble de la race humaine, comme s’ils étaient différents par nature. Cela provoque une réaction paranoïaque chez certains Juifs qui en retirent l’idée que l’humanité et ses lois ne les concernent pas. Ce qui pourrait amener ceux-ci, s’ils détenaient le pouvoir, à traiter les non-Juifs comme des sous-hommes, imitant en cela le racisme nazi. »

Mal interprétés et mal lus, ces propos pourraient nourrir l’antisémitisme, ce qui n’est évidemment pas l’intention de l’auteur. Au contraire, à l’instar de la démonstration de Sylvain Cypel, Boas Evron entend montrer que la dérive d’Israël comme Impossible État normal (titre du dernier ouvrage de Denis Charbit, sioniste invétéré) en empêchant toute histoire rationnelle (vs mémoire émotionnelle) des massacres perpétrés par les nazis, met en danger les juifs du monde entier. La suite de son propos est à citer longuement, tant son actualité est cuisante :

« Le type de relations avec l’Allemagne [après le procès d’Eichmann] devint le modèle des relations d’Israël avec la plupart des Etats de l’Occident chrétien, à commencer par les Etats-Unis : des relations qui ne se fondent pas sur une objective communauté d’intérêts, mais sur le sentiment général de culpabilité (justifié) qu’éprouvent les dirigeants et l’intelligentsia du monde chrétien envers le peuple juif.

Et les conséquences sont les suivantes :

  • Le régime de faveur accordé à Israël, c’est-à-dire l’appui inconditionnel dans les domaines, politique et économique, a placé le pays dans une sorte de serre politico-économique, si bien qu’il se trouve en quelque sorte coupé de la réalité internationale dans ces deux domaines. Depuis sa fondation, Israël n’a jamais eu à affronter véritablement les forces en présence dans le monde, il n’a pas eu à en tenir compte.
  • En conséquence, Israël a créé des systèmes, politique et économique, étrangers à la réalité internationale, et qui s’en éloignent de plus en plus, puisque cette réalité elle-même est mouvante. D’où une distorsion des systèmes israéliens, qui prennent un caractère pathologique et rendent Israël de plus en plus dépendant de l’aide extérieure. Or, les amis d’Israël trouvent de plus en plus de difficulté à soutenir ce pays, à mesure qu’il s’éloigne de la réalité.
  • Le résultat le plus paradoxal est celui qui concerne le sionisme. Le sionisme visait à faire du peuple juif un peuple comme les autres, une nation parmi les nations indépendantes, avec les mêmes droits politiques, dans le cadre du système politico-économique international. Or, Israël n’a pas pu devenir une nation comme les autres, précisément à cause de cette barrière de protection créée par l’aide extérieure, à cause de l’utilisation du sentiment de culpabilité des autres nations. En fait, les traits dus à la diaspora s’en sont trouvés accentués. [...] Par contre, Israël s’est donné le statut d’éternel mendiant, à la charge du monde entier ; il ne se suffit pas à lui-même, ni de par son poids politique, ni de par sa puissance économique et militaire (cette puissance militaire provient de l’aide extérieure) ; sur l’échiquier mondial, l’État d’Israël vit sur son capital de “six millions de victimes”, il vit de nos haillons, de nos blessures, de nos souffrances, il vit du passé, non pas du présent et de l’avenir.
  • Autre aspect de ce chantage : cette perpétuelle référence à l’Holocauste, à l’antisémitisme, à l’ancestrale haine des Juifs, a créé chez les Israéliens et leurs dirigeants une sorte de confusion morale, une double série de valeurs. Puisqu’on nous a appris que “le monde” nous a toujours haïs et persécutés, nous ne sommes pas tenus d’avoir envers lui des scrupules, cependant que nous exigeons d’être traités, non pas sur la base de la “politique concrète”, mais en fonction de la mauvaise conscience du monde à notre égard. »

Troublant.

Résister à l’axe fasciste, pour un État d’Israël-Palestine

La séquence actuelle, qui va de la destruction totale de Gaza aux agressions continues contre les voisins d’Israël, et maintenant l’Iran, est révélatrice d’un axe colonialiste et fasciste construit entre Israël et les États-Unis, autour duquel gravitent la France, l’Allemagne, et le Royaume-Uni. Les médias, en particulier en France, contribuent à ce processus de fascisation des esprits, dans une sorte de récidive (pour reprendre l’expression de Michaël Fœssel) des années 1930.

Si nous voulons mettre fin à cette fascisation mortifère du monde occidental – puisqu’il faut d’abord balayer devant sa porte – il est temps de combattre le système médiatique tel qu’il existe aujourd’hui. Il importe de soutenir et financer les médias indépendants des forces capitalistes et étatiques qui n’ont d’intérêts que dans les guerres et la suprématie d’un monde sur un autre.

Il faut imaginer, construire et fédérer les forces politiques qui renverseront les forces actuelles assises sur un dévoiement de la démocratie exacerbant la bêtise, l’ignorance, et la haine. Seules les forces politiques utilisant les mots justes, reposant sur des valeurs justes, doivent avoir notre assentiment, sans aveuglement. Il est temps de construire des forces locales, régionales, nationales, mondiales, puissantes.

Il est enfin temps de remettre en question l’existence de l’État d’Israël tel qu’il existe aujourd’hui. La création de l’État juif d’Israël est une faute éthique et politique, produit d’une Europe impérialiste, raciste, colonialiste, et coupable du pire. Il est temps de réparer cette faute qui continue de détruire le monde. Le génocide à Gaza ainsi que les projets de nettoyage ethnique doivent être suivis de conséquences : les juifs israéliens ne peuvent impunément penser et agir en nazis d’avant la Solution finale.

Il ne s’agit aucunement de supprimer l’État d’Israël, mais bien de démanteler ses institutions afin de créer un État d’Israël-Palestine multiethnique, laïc et démocratique. Les principes de mise en œuvre sont simples : Les Israéliens rêvent d’un Grand Israël ? Soit, que le territoire de l’Israël actuel (dont les frontières ne sont de toute manière pas définies) s’agrandisse. Mais il se nommera alors État d’Israël-Palestine, et recouvrira le territoire israélien actuel ainsi que les territoires palestiniens. Populations juives comme arabes resteront sur ce territoire rêvé par les sionistes, et le droit au retour des populations palestiniennes chassées par la Nakba et leurs descendants, aujourd’hui disséminées dans les pays limitrophes, sera consacré. Plus aucun Palestinien ne doit vivre dans un « camp » ; les résolutions 194 et 3236 votées à l’ONU en 1948 et 1974 doivent être appliquées.

Les populations juives présentes ne partiront pas, sauf volonté de leur part. La cohabitation entre juifs israéliens et arabes est possible : l’Europe post-1945 le prouve. Des juifs ont bien continué à vivre en Europe après la seconde Guerre mondiale, malgré l’horreur dont se sont rendues coupables les populations de ce continent.

Qui peut croire à la possibilité de la solution à deux États ? Il n’y a plus de place pour un territoire palestinien si Israël prétend rester uniquement juif. Et qui peut croire qu’Israël acceptera un État arabe de plus dans son voisinage ?

« Un Etat commun entre le Jourdain et la mer », comme le propose le réalisateur israélien Eyal Sivan, est possible, c’est même la seule solution. Cette solution peut (doit ?) venir des Israéliens eux-mêmes, et nous avons le devoir de les aider, pour leur propre survie. « La réunification de la Palestine en un État unitaire pour tous ses habitants, anciens et nouveaux, est la seule voie réaliste, humaine, et durable pour sortir du marais. C’est aussi la seule voie pour la communauté juive israélienne de survivre au Moyen-Orient », affirme Ghada Karmi, dans les dernières pages, prophétiques, de « Israël-Palestine, la solution : un État » (La Fabrique, 2022).

Il y a plus d’un siècle, en mars 1919, une trentaine d’éminents juifs américains s’adressait à Woodrow Wilson, président des États-Unis. Ils terminaient leur lettre, publiée dans le New York Times, par ces mots :

« S’agissant de l’avenir de la Palestine, nous avons le fervent espoir que ce qui était autrefois une « terre promise » pour les Juifs puisse devenir une « terre de promesse » pour toutes les races et tous les croyants, sous la sauvegarde de la Société des Nations qui, comme on l’espère, sera l’un des fruits de la Conférence de la paix dont le monde attend les délibérations si anxieusement et si plein d’espoir. Nous demandons que la Palestine soit constituée en un État libre et indépendant, gouverné sous une forme démocratique, sans distinction de croyance, de race ou d’origine ethnique, et avec un régime à même de protéger le pays contre toute oppression. Nous ne souhaitons pas voir la Palestine, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit dans le futur, constitué en État juif. »

Ce sont aux populations de se battre aujourd’hui pour cette cause, commune, juste et légitime.

La paix par la paix.

Grenoble, juin 2025

Yves Russel

[1Maurice Thorez affirme une première fois « Le fascisme, c’est aussi la guerre », en forme d’aphorisme, à la Chambre des députés, le 15 juin 1934, quatre mois après la manifestation d’extrême-droite du 6 février 1934. Mais c’est le discours du 17 avril 1936, diffusé à la radio, qui rend la phrase célèbre : « Le fascisme c’est aussi à l’extérieur, une politique d’aventure et de provocations. Le fascisme, c’est la guerre. Nul honnête homme n’en peut douter. Après l’agression de Mussolini contre le peuple d’Abyssinie, après l’invasion par les militaristes japonais de la Chine du Nord, c’est Hitler qui fait peser une lourde menace sur le monde angoissé. » Dans ce discours dit « de la main tendue » (aux ouvriers catholiques, notamment), le Parti communiste appelle à s’unir contre le fascisme et faire « payer les riches ». Autre point commun avec les enjeux de notre époque, le Parti socialiste considéré comme « le principal soutien social de la bourgeoisie ».

[2Traduction de la TOB, 1997, p. 321.

[3Quoique leur statut de héros militaire soit quelque peu discutable, il faut rappeler les origines de Benyamin Netanyahou, descendant de Russes polonais et lituaniens, et Yoav Gallant, descendant d’immigrés polonais.

[4Yakov Rabkin, Comprendre l’État d’Israël, Écosociété, 2014, p. 115-116. Sur la dimension russe du sionisme, et notamment son rapport à la violence, voir les pages 109-118.

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