J’ai eu envie d’écrire quelques notes sur la philosophie politique de Han Fei. Quiconque travaille sur les stratagèmes se doit d’évaluer son hypothèse impériale : l’hypothèse d’un Prince dont le pouvoir repose sur une Position, position maintenue grâce à un arsenal technique secret de moyens de manipulation tout azimut dont le but ultime consiste, paradoxalement, à réussir le tour de force de faire disparaître toute intelligence rusée du corps social populaire ou élitaire (les ministres et autres seigneurs en compétition aussi avec le Prince). En somme : les stratagèmes impériaux du Prince ont pour objectif l’abolition des stratagèmes.
Je soutiendrai deux hypothèses de lecture :
1. Dans le débat qui oppose les marxistes et les anarchistes sur la question de savoir si l’objet de la critique doit être l’exploitation économique ou la domination politique, une lecture attentive d’Han-fei nous permet de montrer que le facteur commun de l’un à l’autre est la manipulation éthique [1]. Le rapport d’exploitation et le rapport de domination sont, l’un comme l’autre, déterminés ou rendus possibles par l’effectivité manœuvrière dissimulée du rapport de manipulation. Le salariat contractuel ou la hiérarchie disciplinaire, par exemple, apparaissent, du point de vue des modes de manipulation, plutôt comme des contextes que comme des causes de l’Histoire. En ce sens, l’hypothèse théorique à laquelle se prête l’œuvre d’Han-fei consiste à dire que l’effectivité historico-sociale à la fois interactionnelle, institutionnelle et structurelle repose, en dernière instance, sur des modes de manipulation, et donc, des séries agencées de « stratagèmes » précis, divers et déterminés.
2. La seconde hypothèse, porte plus sur le concept d’Idéologie. La « stratégie de la domination absolue » proposée par Han-fei fait apparaître, dans le cadre d’une pensée de la Loi non comme commandement ou ordre mais comme Norme technique, rationnelle et pragmatique efficace, que l’Idéologie a moins la fonction instrumentale d’une falsification ou couverture illusoire des rapports d’exploitation ou de domination réels mais qu’elle est, au contraire, l’effet ou le produit final du développement de ces rapports : l’Idéologie n’est pas le moyen de la domination mais au contraire, au cours de son devenir historique, par le truchement des appareils qui la mettent au monde, la fin visée par le mode de manipulation impérial. En ce sens, l’Idéologie nous apparaît, conceptuellement, sur le mode de l’Utopie.
Nous procéderons en quatre temps. Critique du matérialisme historique. Exposé général de la pensée impériale d’Han-fei. Exposé conceptuel particulier. Conclusion : échec de la nudité théorique d’une théorie des stratagèmes et occultation millénaire d’Han-fei.
Matérialisme, utopie et idéologie. L’histoire des institutions chinoises, leur genèse et leur évolution, est, selon le sinologue juriste Léon Vandermeersch (1928-2021), une réfutation en acte du « matérialisme historique ». L’« histoire chinoise », écrit-il, « atteste l’évidence » que ce sont les « idées » et non le « conditionnement matériel » qui déterminent l’organisation sociale. En Chine, c’est la « conception des rapports de production » – l’idée – qui « commande les modes de production » [2] et non l’inverse. Ainsi, pourrait-on dire, la superstructure surdétermine-t-elle l’infrastructure. Ce n’est pas là, selon lui, une vérité propre à la Chine : partout, « dans toutes les cultures », nous constatons, dit-il, « l’universalité de la prédominance (…) de l’idéologie sur les facteurs matériels de production. » [3] Léon Vandermeersch ajoute, avec une touche probable de sarcasme à l’endroit des marxistes dogmatiques, que nous ne sommes, en général, ni des fourmis ni des abeilles, c’est-à-dire que, comme disait justement Marx lui-même dans un texte très connu du Capital [4], contrairement aux fourmis et aux abeilles, nous nous représentons en imagination, idéalement, dans notre tête, l’idée de l’œuvre à accomplir qui deviendra, par après, l’œuvre réellement accomplie. Contrairement à l’abeille, l’architecte construit la cellule dans sa tête, avant de la construire dans la ruche. Ainsi, pour Vandermeersch, l’histoire chinoise est-elle un cas particulier de cette vérité générale et, par conséquent, une critique en acte du « matérialisme historique ». L’idée prédomine donc sur la chose. L’idéologie sur les facteurs matériels. La conception idéale des rapports sur l’organisation réelle des modes. Et, peut-on ajouter en ce qui nous concerne : le chinois construit l’Empire dans sa tête, avant de le construire sur la terre.
À partir du Tao du Prince, compilation de textes du théoricien légiste Han-fei-tse (280-233), fondateur spéculatif de l’Empire chinois, on peut montrer, que le problème des institutions impériales chinoises est moins celui de l’articulation entre « rapport de production », « moyens de production » et « mode de production », causalité en « dernière instance » de la superstructure juridico-idéologique ou de l’infrastructure économico-matérielle, que celui, peut-être moins marxiste et beaucoup plus anarchiste, des rapports, moyens et « modes de domination » et, plus précisément, des modes de « manipulation ». Affirmer la prédominance de l’idéologie, renverser le « matérialisme historique », c’est faire marcher l’Histoire sur la tête, quand le secret de Han-fei-tse est, à l’instar de Machiavel, de la faire marcher sur les mains. Dire que l’idéologie est première, c’est peut-être accepter le primat de la subjectivité, plus précisément celui de la souveraineté personnelle instituée juridiquement et, en ce sens, c’est manquer la leçon althussérienne selon laquelle il n’y a pas d’idéologie sans appareil et manquer la spécificité paradoxale de la théorie impériale d’Han-Fei selon laquelle l’idéologie n’est pas l’instrument mais la finalité de la manipulation impériale. Chez Han-fei, l’idéologie n’est pas le moyen par lequel la domination ainsi dissimulée peut opérer à l’insu des hommes. L’idéologie est plutôt le résultat et la conséquence des techniques de pouvoir. Ce sont les opérations dissimulées, c’est-à-dire les stratagèmes, qui, manipulant obscurément par châtiments et récompenses – sur un mode presque « comportementaliste » ou « behaviouriste » – produisent la conformation entre les Noms, les Fonctions et les Choses (Xingming). Or cette conformation entre Noms, Fonctions et Choses, la vie adéquate à la Norme, l’intériorisation et la naturalisation de la Norme, cette vie concrètement idéologique, est, précisément, le terminus radieux, utopique, la conséquence ultime, des stratagèmes impériaux. Autrement dit : ce n’est pas l’idéologie qui naturalise l’ordre impérial pour dissimuler ses inavouables stratagèmes ; ce sont les stratagèmes qui maintiennent l’ordre impérial que leur réussite naturalise.
« La loi d’un État où règne l’ordre parfait est obéie aussi naturellement que l’on mange quand on a faim et se couvre quand on a froid : nul besoin d’ordonner. » écrit Han-Fei [5] qui ajoute, radicalisant la naturalisation métaphorique de la loi : « C’est ainsi que, dans un monde où règne la paix absolue, la loi est comme la rosée du matin » [6] et Jean Lévi commente : « D’abord dépeinte sous les espèces des instruments de mesure, la loi se fait rosée, doux zéphyr : comme elle peut être rivière, mer, ou montagne à laquelle s’opposent les efforts dérisoires des hommes (…) » [7] En cela, la normalisation idéologique est, chez Han-Fei, ce qu’il faut produire, ce à quoi il faut aboutir, sa réussite est synonyme de paix ou de pacification impériale totale, mettant un terme officiel à l’Histoire (« …les fiches des annales restent vierges » écrit-il), réalisant de la sorte l’Utopie anhistorique et éternitaire d’un Empire identifié à la Nature, où, dans une ténébreuse et profonde unité, l’Empereur et le Tao se confondent. La complexité ultra-brutale d’une infinité de fourberies impériales accouche de la simplicité primitive d’un bonheur « plus durable que la paix. » C’est ce que nous promet Han-fei, au chapitre XXIX du Tao du Prince, intitulé « Les grands principes » :
« C’est ainsi que, dans un monde où règne la paix absolue, la loi est comme la rosée du matin ; la simplicité primitive ne s’étant pas encore dissipée, il n’y a pas de ressentiment dans les âmes ni de récriminations sur les lèvres. Chevaux et équipages ne sont pas fourbus et usés par de longs voyages ; bannières et guidons ne s’emmêlent pas en désordre dans les marais ; le peuple ne perd pas stupidement sa vie dans les razzias et les guerres ; les braves ne voient pas leurs jours écourtés sous les drapeaux, ni les preux leurs noms inscrits dans les chroniques ; les vases sacrificiels ne portent aucun exploit, les fiches des annales restent vierges. C’est ce qui me fait dire qu’il n’est plus grand profit que la simplicité, bonheur plus durable que la paix. » (ch. XXIX, « Les grands principes », p. 264-265)
Une pensée de la norme impersonnelle. L’Utopie, c’est le sens que prend l’Idéologie quand elle n’opère pas comme système d’idées ou comme système juridico-légal, instruments de falsification, inversion ou occultation de l’essence de l’ordre, mais, plus effectivement, comme finalité d’un appareil de normalisation.
Ce que nous trouvons avec Han-fei, au III° siècle av JC, c’est une vaste « théorie de la souveraineté impersonnelle », extrêmement « moderne », dégagée de toute « métaphysique de la subjectivité », une pensée de la « norme » objective, agencée selon des techniques, des manipules et des stratagèmes structurants, dont le principe ne repose pas sur la Valeur du sage (le Ren selon les confucéens) ni même sur la Virtuosité du prince (la virtù machiavélienne) mais sur la Position (Shi) objective, rationnelle et pragmatique de l’Empereur, pris dans la toile arachnéenne et structurale du dispositif impérial. Le résumé synthétique de cette théorie nous est donné, au tournant des années 2000, par un groupe de théoricien es anonymes qui y voyaient, à la suite du sinologue Jean Lévi, l’expression étrangement familière de ce qu’ils critiquaient dans leur présent à eux. Pour Jean Lévi comme pour ces anonymes, la « doctrine d’Han-Fei » peut faire songer à la « pensée libérale » : à ceci près que la « main invisible » d’Adam Smith, l’autorégulation spontanée du Marché, est, chez Han-Fei, intégralement dépouillée de son apparente naturalité, et se donne à voir, dans les « manipules » du Prince. En quoi il s’agit d’un « art de la domination vide et dématérialisée, de la domination impériale du retrait » et non d’un état de fait de la nature du Marché :
« Le Prince de Han Fei, celui qui occupe la Position, n’est Prince qu’à raison de son impersonnalité, de son absence de qualité, de son invisibilité, de son inactivité, il n’est Prince que dans la mesure de sa résorption dans le Tao, dans la Voie, dans le cours des choses. Ce n’est pas un Prince en un sens personnel, c’est un Principe, un pur vide, qui occupe la Position et demeure dans le non-agir. La perspective de l’Empire légiste est celle d’un État qui serait parfaitement immanent à la société civile : « La loi d’un État où règne l’ordre parfait est obéie aussi naturellement que l’on mange quand on a faim et se couvre quand on a froid : nul besoin d’ordonner », explique Han-Fei. La fonction du souverain est ici d’articuler les dispositifs qui le rendront superflu, qui permettront l’autorégulation cybernétique. Si, par certains aspects, la doctrine de Han-Fei-tse fait songer à certaines constructions de la pensée libérale, elle n’en a jamais la naïveté : elle se sait comme théorie de la domination absolue. Han-Fei enjoint le Prince de s’en tenir à la Voie de Lao Tse : « Le Ciel est inhumain : il traite les hommes comme chiens de paille ; le Saint est inhumain, il traite les hommes comme chiens de paille. » Jusqu’à ses plus fidèles ministres doivent savoir le peu de chose qu’ils sont au regard de la Machine Impériale ; ceux-là mêmes qui hier encore s’en croyaient les maîtres doivent redouter que s’abatte sur eux quelqu’opération de « moralisation de la vie publique », quelque fringale de transparence. L’art de la domination impériale est de s’absorber dans le Principe, de s’évanouir dans le néant, de devenir invisible et par là de tout voir, de devenir insaisissable et par là de tout tenir. Le retrait du Prince n’est ici que le retrait du Principe : fixer les normes d’après lesquelles les êtres seront jugés et évalués, veiller à ce que les choses soient nommées de la façon « qui convient », régler la mesure des gratifications et des châtiments, régir les identités et attacher les hommes à celles-ci. S’en tenir à cela, et demeurer opaque. Tel est l’art de la domination vide et dématérialisée, de la domination impériale du retrait. » [8]
Maintenant que nous avons eu un aperçu général de la doctrine d’Han-Fei, revenons sur sa méthode et sur ses principaux concepts. Après avoir raconté brièvement la spécificité de sa vie biographique, je reviendrais d’abord sur ses concepts de Position/Disposition/Propension (She), de Norme/Loi (Fa – Guiju, Quan), de Forme-Nom (Xingming), hérités respectivement du taoïste Chen Tao, du légiste Chang Yang et de l’administrateur Chen Poo-hai. Enfin, nous conclurons sur sa méthode rationaliste, moderniste et pragmatique et sur le triste destin historique de son livre.
Biographie d’Han-Fei. Han-Fei a vécu de 280-233 ; il n’est pas, comme la plupart des intellectuels de son temps, ce qu’on nomme un lettré itinérant (un de ces « intercesseurs itinérants » de condition moyenne ; ces « Maîtres de l’Horizontal et du Vertical » comme les appellent Chen Lichuan et Michel Mollard dans leur traduction de Guiguzi [9]) ; il est, fait notable pour être signalé, membre de la dynastie des Han (Han Fei) ; bègue : il ne peut rivaliser avec les sophistes, les diplomates et les rhéteurs ; il se consacre à l’écriture et nous laisse un « discours ciselé et affuté comme un diamant » (Anne Cheng, p. 245) ; le futur empereur Ts’in Shi Huangdi et son conseiller Li Se ne jurent que par sa pensée ; Han Fei devient diplomate auprès de Qin à la chute des Han ; Li Se conspire pour le faire exécuter comme jouant un « double jeu » : forcé au suicide de 233. Li Se sera tronçonné par la taille en 208 après la mort de Ts’in Shi Huangdi. L’Empire est fondé en -221 avec la dynastie Qin. La dynastie s’effondre 15 ans plus tard en -206 après de nombreux troubles. Elle est reprise en main par les Han orientaux en -206. L’Empire ne s’effondre qu’en 1912 avec la proclamation de la République de Chine.
La Position. Quiconque veut comprendre la spécificité du légisme d’Han-Fei se doit de comprendre le concept de Position. Han-Fei l’hérite du taoïste Chen Tao. Le concept de Position est celui par lequel Han-Fei s’oppose aux théories morales confucéennes du pouvoir. Pour Han-Fei, en effet, le pouvoir n’est pas substantiel et il n’est pas moral. Le pouvoir n’est pas une chose mais une situation. Au chapitre 40, il explique l’incompatibilité entre une définition du pouvoir comme « valeur morale » et une définition du pouvoir comme « position de force ». C’est l’argument du maodun (littéralement, « lance et bouclier » ; le mot signifiant « contradiction ») : il ne saurait exister dans un même monde, un « bouclier incassable » en même temps qu’une « lance irrésistible ». De même, il ne saurait exister un pouvoir fondé sur la « valeur morale », la vertu, le Ren confuséen (la bienveillance), supposément invincible et un pouvoir fondé sur la « position », supposément absolu et total. La position du Prince est métaphoriquement comme le moyeu d’une roue dont les ministres sont les rayons. « Les ministres, tels les rayons d’une roue, apportaient chacun à la cour leur modeste contribution… Il en va toujours ainsi quand le prince s’appuie sur sa Position. » (96-97) Cette position centrale est à la fois structurale et topologique. Elle ne requiert aucune vertu, aucune qualité morale du Prince, ni même aucune intelligence personne. « Si l’on a le talent mais non la position, écrit Han-Fei, pour sage qu’on soit, on ne pourra dominer les vauriens ; un bout de bois planté sur une haute montagne dominera un gouffre de mille pieds, non qu’il soit haut, mais sa position l’est. » (ch. XXVIII, « Succès et renoms », p. 262) Il s’agit, pour Han-Fei, d’une théorie du commandement qui ne repose ni sur le charisme, ni sur la valeur, ni même sur une virtu particulière, une finesse ou un « instinct » politique, mais sur une situation objective. « Placé sur un bateau, écrit-il, un bloc d’acier de mille livres flottera, tandis qu’une aiguille s’enfonce dans l’eau, non que l’un soit léger et l’autre lourde, mais seulement en raison de la situation. On voit donc que c’est grâce à sa position qu’une chose peut en surplomber une autre bien qu’elle soit moins élevée. De la même manière, c’est sa situation qui permet à une canaille de commander à un sage. » Han-Fei est très clair : il ne faut surtout pas que le Prince fasse reposer son pouvoir sur autre chose que la position. Et cette position est objective : « Un souverain éclairé choisit les hommes selon des critères objectifs » (VI, « Les normes », p. 95).
La Position est Norme. Le concept légiste de Loi (Fa) n’a rien d’un commandement et tout d’une technique administrative qui mériterait d’être traduite par Norme. L’idéal de la Loi au sens d’un commandement et d’une constitution légale implique nécessairement la conscience et la connaissance de la Loi (sous nos latitudes, nul n’est censé ignorer la loi). La pensée asubjective et impersonnelle d’Han-Fei pose comme suprême degré de législation l’abolition réelle non seulement des actes qu’elle censure, non seulement de la parole concernant ces actes prohibés, mais surtout de la pensée de l’acte même. « La législation atteint le degré suprême, écrit-il, quand elle se montre capable de prévenir jusqu’à la pensée de l’acte ; elle est déjà moins parfaite quand elle s’emploie à réprimer les paroles ; et c’est le plus bas niveau du gouvernement quand seul l’acte est sanctionné. » (467) La Norme, donc, anticipe et prévient non pas l’acte, mais, avant cela, la possibilité de sa profération, et, plus profondément, la pensée même de l’acte. C’est en cela que la Norme devient analogue à la spontanéité naturelle.
« Pour être loi de nature, commente Jean Lévi, la loi humaine doit être intériorisée, se faire seconde nature. Pour y parvenir, il lui faut recourir à la rigueur la plus extrême. La terreur qu’elle inspirera rendra inutile l’application des châtiments. Cessant d’être ressentie comme un cadre contraignant, la loi pousse à agir selon les intérêts du prince et de la nation alors qu’on croit agir dans son propre intérêt. La société, auto-régulée par des règlements si draconiens qu’ils ne sont même plus en vigueur, sera paisible. (…) La servitude sociale la plus totale en vient à se retourner, à son paroxysme, dans son contraire, la spontanéité naturelle. » (19)
Normes, passions. Sur quoi repose la Norme ? Sur des techniques de manipulations, des châtiments et des récompenses, des techniques de conformation et, surtout, sur des passions et intérêts humains. L’hypothèse anthropologique d’Han-Fei est que les hommes sont mus par leur intérêt égoïste amoral bien compris. Il hérite ce constat de Xunzi et de Chang Yang. Xunzi (maître confucianiste pragmatique de Han Fei et Li Se) disait que « les hommes sont mauvais. » Chang Yang, le réformateur légiste précédant Han-Fei, écrivait quant à lui que « les hommes ne sont gouvernables que parce qu’ils ont des passions. Aussi un prince doit-il porter attention aux convoitises des peuples. C’est sur elles que repose toute l’efficacité du système des peines et récompenses : étant dans la nature des hommes de convoiter les récompenses et de redouter les châtiments, le prince peut espérer, grâce à eux, canaliser les forces de ses sujets. » (Shangjun shu, 17, p. 29) Ou encore : « il est dans la nature des hommes de courir après le profit comme l’eau suit la ligne de la plus grande pente. Ce sont leurs intérêts égoïstes qui meuvent les hommes. Et le souverain détient la source de toutes les richesses. » (Shangjun shu, p. 107) C’est pourquoi on trouve parfois chez Han-Fei des passages qui nous rappellent fortement certains textes d’Adam Smith : « Si un médecin suce les furoncles … de ses patients sans avoir aucun lien de parenté avec eux ; c’est que l’intérêt le pousse à agir de la sorte. Et c’est le même mobile qui fait qu’un charron fabrique ses carrosses en espérant que l’empire soit prospère, tandis qu’un fabriquant de cercueil souhaitera qu’il y ait bcp de décès. Non que l’un soit bon et l’autre méchant, mais simplement parce que, s’il n’y a pas de riches particulier, le premier se trouvera sans clients, alors que sans décès le second ne pourra écouler sa marchandise. Le menuisier ne déteste pas ses semblables, il a seulement intérêt à ce qu’ils meurent. » (« La précaution contre les siens ») Jean Lévi commente ainsi que « la logique du système légiste aboutit aux mêmes conclusions que la théorie libérale » : « le contrôle légiste de la société par le système des « incitations » et des « freins » - c’est-à-dire la distribution impartiale et automatique de récompenses et de sanctions en fonction des efforts et des résultats de chacun – est très voisin, dans son principe, des ressorts du libéralisme, pour lequel il existe des règles naturelles d’autorégulation sociale à travers le libre jeu de l’offre et de la demande. Légisme et économie classique font leur le postulat behaviouriste d’un homme uniquement mû par les ressorts des intérêts. »
Xingming. C’est en ce sens, dans ce système d’incitations et de freins, de châtiments et de récompenses, fondés sur l’égoïsme et l’intérêt, qu’intervient la question des Noms et des Fonctions. Ce système a pour but la conformité entre les Noms, les Fonctions et les Choses. « À noms corrects, choses assurées » écrit Han-Fei. Anne Cheng écrit que « l’usage, c’est l’utilisation de la législation sous son double aspect incitatif et répressif en fonction de l’adéquation du nom, défini ici comme l’exposé d’une tâche ou titre d’une fonction. » Et elle ajoute que « le « nom » (ming) désigne dans ce contexte le titre ou l’appellation d’une fonction avec la compétence requise pour l’exercer, et la « réalité » (shi) ou « forme » (xing, parfois écrit « châtiments ») est à comprendre comme la façon dont la fonction est effectivement remplie en pratique. » (Anne Cheng, p. 243) C’est pourquoi la Norme, Fa, chez Han-Fei, est associée à trois autres termes : Gui, Ju et Quan. Soit : compas, équerre et balance. Le Guiju (compas + équerre) renvoie à « l’ensemble des règles à respecter ». Autrement dit, la Norme est un ensemble de techniques opératoires qui, par châtiments et récompenses, normalisent les comportements, en forçant l’adéquation entre Nom et Réalité (Xingming). Le Tao du Prince en fournit de nombreux exemples, parfois terribles, parfois absurdes. Si le préposé aux chapeaux du Prince, voyant le Prince endormi, prend l’initiative de remonter la couverture sur lui, il sera exécuté, car ce n’est pas la fonction du préposé aux chapeaux du Prince que de s’occuper de la couverture du Prince. Un autre exemple, plus essentiel quant au rapport entre Nom et Réalité, est celui du « cheval blanc ». La Norme, en tant qu’elle rend adéquats Nom et Chose, a un fonction anti-sophistique : Ni Yue, un sophiste du Song, très habile, avait réussi à moucheter les philosophes de l’académie ki-hoia du Ts’i en démontrant qu’un cheval blanc ne pouvait pas être un cheval. Pourtant, commente Han-Fei, « lorsque, monté sur son cheval blanc, il voulut passer la frontière, force lui fut de s’acquitter au douanier les droits sur les chevaux. Tant qu’il reste sur le plan du discours, un rhéteur peut triompher de tout un pays ; sitôt qu’il se trouve confronté à l’épreuve du réel, il ne trompe plus personne. » (319-320)
Ce dernier exemple donne à voir ce que la théorie de Han-Fei nous force à penser relativement au concept d’Idéologie. Le sophisme de Ni Yue pourrait être conçu comme idéologie, au sens d’une falsification du réel. Néanmoins, la théorie de la Norme montre qu’il existe, chez Han-Fei, une idéologie plus terrible que celle de la falsification : non pas l’idéologie sophistique qui distord le rapport entre les Noms et les Choses, mais l’idéologie normative qui, au contraire, rend adéquats Noms et Choses. Chez Han-Fei, l’idéologie ne scinde pas la logique de l’idée et la logique du réel, elle est conformation entre l’idée et le réel. Mais, en cela, ce n’est pas l’idée qui prédomine vis-à-vis de la matière, comme dans le renversement du « matérialisme historique » opéré par Léon Vandermeersch, ni idée ni matière, c’est le faisceau complexe de la Norme qui de la Position structurelle aux techniques de manipulation les plus basses, force la concordance des Noms et des Choses. C’est pourquoi, il me faut revenir sur ce qui me paraît essentiel : le sens et la nature du mode de manipulation décrit par Han-Fei et la méthode qu’il met en œuvre pour en saisir la réalité propre.
Terminons, donc, avec deux séries de paradoxes. La première série de paradoxes est celui de la méthode d’Han-Fei et du destin de son livre. La seconde est celle qu’implique la Position du Prince. De ces deux séries de paradoxes, nous pouvons tirer une théorie des modes de manipulation dans leur rapport contrariés à l’Idéologie au sens de recouvrement et de distorsion du réel.
Paradoxes méthodologiques.
On peut dire, du point de vue de la méthode d’Han-Fei, que son livre connait la même contradiction que le Prince de Machiavel. En donnant des conseils aux Princes, on risque de donner des idées au Peuple. Ou, du moins, aux ennemis du Prince. Jean Lévi y voit la raison de l’éclipse d’Han-Fei pendant plus de deux mille ans : une doctrine aussi nue de la domination doit être cachée. Et c’est ici que se joue un premier paradoxe : Han-Fei est moderne en tant qu’il décrit finement les techniques de pouvoir ; mais il est archaïque en ce qu’il croit naïvement pouvoir y survivre. « Paradoxe du légisme : c’est parce qu’il peut parler sans voile de l’exploitation du côté des dirigeants qu’il nous paraît moderne, mais c’est justement en quoi il est archaïque. » Aujourd’hui, la démystification des ruses du pouvoir suscite et engendre la lutte des classes : la démystification de l’idéologie renforce la nécessité de l’idéologie. « La leçon à tirer d’une histoire des manipulations se résumerait à ceci, écrit Jean Lévi : avoir contraint les pouvoirs à mentir tel est sans doute le plus grand progrès obtenu par vingt siècles de lutte des classes. » [10] Mais contraindre le pouvoir à mentir, c’est le contraindre à faire disparaître le livre de Han-Fei.
On dit qu’une fois l’Empire fondé par le premier empereur sous l’influence doctrinale de Han-Fei, l’Empereur fit brûler les livres des légistes et assassiner les intellectuels. Jean Lévi écrit : « au moment où le régime triomphe dans les faits, il disparaît du discours » (JL, p. 43). De ce paradoxe, Han-Fei est parfaitement conscient : il recommande lui-même de « brûler tous les livres qui fournissent matière à réflexion politique » [11] (43). Mais pour Jean Lévi, la disparition de Han Fei dans les études chinoises jusqu’au XX° siècle est le signe paradoxal de son triomphe. « Le signe de son triomphe, écrit-il, est le mutisme dont on l’entoure. Inscrites dans la réalité de l’exercice du pouvoir, et irriguant la pratique administrative jusque dans les moindres dispositions du code pénal, les thèses de Han Fein ne seront plus jamais matière à discussion ou à réélaboration avant le XX° siècle, à quelques exceptions près. (cf. Fou Chan) Le légisme est frappé d’ostracisme ; le nom de Han Fei est tabou ; et si on le cite, c’est pour repousser avec horreur sa théorie du pouvoir en raison de son cynisme et de sa cruauté. » (44)
On dit aussi qu’une fois tombée la dynastie du premier empereur, les Han rétablirent l’idéologie ritualiste confucéenne de la vertu et des ancêtres au moment même où le légisme achevait de réformer les structures objectives de l’Empire. Une théorie mise à nue du pouvoir par-delà l’illusion de l’Idéologie, une théorie de l’Idéologie comme produit utopique et non comme moyen d’occultation, tout cela s’expose, paradoxalement, à l’anéantissement et à l’oubli, au recouvrement, justement, par l’Idéologie.
C’est le risque de toute théorie ou doctrine qui se présente non comme un traité mais comme un ensemble de conseils ou un manuel stratégique. Anne Cheng, dans son Histoire de la pensée chinoise, note : « Comme bien d’autres courants des Royaumes Combattants, le légisme ne propose pas, au départ, de pensée philosophique, mais une théorie politique résultant d’un ensemble de pratiques. » (Ibid. p. 234) Et elle ajoute : « Beaucoup d’écrits légistes se présentent ainsi comme des manuels donnant le mode d’emploi du pouvoir à l’usage des souverains et se résumant à quelques formules simples. » (Ibid. p. 235) Han-Fei ne construit pas sa philosophie à partir de principes pour en déduire un système : il agence des « pratiques », des exemples, des « forêts d’anecdotes », et, généralement, une myriade de stratagèmes dans une cadre cosmologique général rationnalisé. Il part d’une infinité de stratagèmes anecdotiques qu’il insère dans une interprétation pragmatique et rationaliste du Lao-tse et donc de la cosmologie politique taoïste, ainsi que dans les leçons héritées des traités légistes. Mais ce qui est troublant, c’est que cet empirisme de base, ce pragmatisme et ce rationalisme se changent, eux aussi, au fil des doctrines, en vision du monde, en conception générale du monde. Anne Cheng écrit : « Si les écrits légistes sont d’abord des manuels qui ne font que systématiser et théoriser les pratiques existantes, celles-ci ont fini par se constituer en méthodologie, voire en véritable conception du monde : les légistes sont probablement les premiers penseurs politiques en Chine à prendre pour point de départ l’homme et la société non pas comme ils devraient être, mais tels qu’ils sont – dans la réalité même la plus inacceptable. » (235) C’est là un second paradoxe méthodologique : la théorie empirico-réaliste, rationaliste et pragmatique connaît un devenir lui-même idéologique – ce qui doit être adapté sans cesse aux circonstances du pouvoir se change en anthropologie voire en cosmologie et le mouvement qui allait de la vision cosmologique pour produire des concepts et des analyses pragmatiques va désormais dans l’autre sens. La théorie de l’Empire, l’Empire réel, se change peu à peu en Empire mythique, Empire cosmique. De même que dans la théorie d’Han-Fei on va de la Norme brutale et rusée, technique et punitive, à la Paix impériale naturalisée et simple ; de même, la théorie réaliste, pragmatique et rationaliste se change en doctrine et en vision du monde. Soit : tout manuel peut devenir idéologie, tout conseil de prudence, règle cosmologique, tout ce qui est patient et relatif, peut se précipiter dans l’absolu.
Paradoxes des stratagèmes du Prince.
Le dernier paradoxe, conceptuel celui-ci, concerne le Prince. Le Prince, avons-nous dit, n’a pas besoin d’être valeureux. La Position suffit. Sa Position consiste à tenir fermement la Norme. Depuis la Position, la Norme opère, les techniques de manipulation peuvent être mise en œuvre, l’ordre se fait presque tout seul. Mais entre la Position et la Norme, il y a un écart. Ce écart repose sur le fait que la Position du Prince est la seule position dans la structure impériale qui exige un rapport pervers à la Norme. La Norme est fondée sur la transparence et l’univocité des mots et des choses. Mais le Prince, lui, en retrait sur sa Position, fonde son pouvoir par une multitude de stratagèmes qui viennent subvertir sans cesse les mots et les choses. Si la Norme force la société à fonctionner de manière automatique et univoque ; la Position exige du Prince d’agir de manière rusée et perverse. Le Tao du Prince est « un trésor de toutes les ruses et de toutes les félonies », un « hallucinant catalogue de l’abjection humaine », Jean Lévi va jusqu’à dire que : « Qui veut retrouver les sensations d’une Chine ancienne, cruelle et raffinée, violente et fastueuse, avec ses parfums, ses couleurs, sa foule de petites gens combinant leurs manigances d’arrière-cuisine, et la pourpre des grands qui complotent et bambochent sous de vastes portiques, qui veut en un mot s’imprégner des scènes familières de l’époque doit lire Han Fei » (16) L’enjeu, pour Han-Fei, est de trouver une position par laquelle l’intelligence rusée des grands et du peuples doit être, en quelque sorte, retournée contre elle-même de telle sorte qu’elle ne soit plus l’explosion de stratagèmes intelligents mais l’abrutissement de la seule intelligence policière. Pour Han-Fei, la « voie du maître » a pour maxime : « Abolis l’intelligence et la ruse, / tes sujets se brideront. » (88). Abolir l’intelligence et la ruse, abolir les stratagèmes, c’est le privilège et l’exceptionnalité du Prince : pour se faire, le Prince doit être le seul à multiplier, à outrance, l’intelligence, les ruses et les stratagèmes. Jean Lévi écrit : « Sa vie est faite de petites feintes, d’infimes astuces, qui font tomber les masques et lui dévoilent les véritables mobiles de ses ministres et de ses courtisans ; alors il peut coller à chacun l’étiquette qui convient et mettre l’homme qu’il faut au poste qu’il faut. » Si le Prince doit abolir l’intelligence des sophistes qui distordent l’adéquation univoque entre mots et choses ; il doit lui-même être le plus grand de tous les sophistes.
« Par l’observation rigoureuse des comportements, par la connaissance absolue et parfaite de la sincérité des sentiments, le prince pourra procéder à la rectification des noms, et donc des conduites. Cette rectification se fait au prix d’une distorsion : l’art de la manipulation, à l’inverse de la loi, qui repose sur l’univocité des mots et des choses, se nourrit du secret et du mensonge ; il fait fi des dénominations. Mais cette perversion doit demeurer le seul apanage de l’autorité souveraine. C’est en répandant de fausses rumeurs, en distribuant des tâches inexistantes et en appelant des chats des chiens que le prince conserve sa position. Mieux, ce n’est rien d’autre que cela, être prince : user de tromperies et d’artifices tout en exigeant en retour sincérité et transparence. De même façon qu’être sujet, ce n’est rien d’autre que s’engluer dans les filets tissés par la grosse araignée du prince et offrir à ses insondables menées, son cœur mis à nu. Dès lors que cette faculté de désigner arbitrairement lui échappe, le prince n’est plus prince, mais esclave. L’esclave n’est plus esclave, mais prince. Car c’est parce que seul le maître des hommes peut mentir qu’il n’y a pas de désignation mensongère dans son empire ; que chaque être a le nom qu’il mérite et la place qu’il lui convient. C’est dire en somme que l’intelligence sophiste peut et doit être convertie en astuce policière pour contribuer à la stabilité sociale instaurée par l’adéquation des compétences et des qualifications. » (JL, p. 38)
Conclusion
1. Chez Han-Fei, l’idéologie n’est pas distorsion du réel mais utopie achevée d’une adéquation effective entre noms et choses. En ce sens, plus terrible que l’irréalité de l’idéologie marxiste est l’idéologie réalisée par la norme. En ce sens, l’idéologie est l’utopie concrète d’un réel transparent à soi où l’écart entre noms et choses est aboli.
2. L’abolition de cet écart n’en reste pas moins idéologique : au principe du succès de la Norme, se trouve la paradoxale transgression perpétuelle de sa fin. Le Prince doit maîtriser les modes de manipulation, renverser les rapports entre mots et choses, ruser, mentir, tromper, agir tout en n’agissant pas, et convertir l’intelligence rusée en intelligence policière.
3. Ce n’est ni l’idée ni la matière qui mène le monde, il ne marche ni sur les pieds ni sur la tête mais sur les mains. La doctrine d’Han-Fei nous révèle un monde impérial où les stratagèmes de manipulation du Prince doivent, in fine, abolir et suspendre tout stratagème des grands ou du peuple. Dans le monde d’Han-Fei, du règne de l’intelligence objective, technique et rationnelle fondé sur la Position et la Norme s’infère un monde d’abrutis et de simplets qui obéissent à la Loi comme on mange quand on a faim.
4. Comme dit Lao-tse : §73 : « la Voie du Ciel : obtenir la victoire sans combattre et des réponses sans parler ; attirer sans appeler … » / §27 : « Qui bien lie n’use pas de cordes »
Ut Talpa
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