La nuit du 10

Frédéric Bisson

paru dans lundimatin#364, le 19 décembre 2022

La nuit tombe sur le Stade Olympique de Rome ce 8 juillet 1990 et la pleine lune, un peu rousse, éclaire la peau brune de Diego Armando comme autrefois pendant les nuits d’enfance où les cabecitas negras des bidonvilles de Buenos Aires jouaient au ballon sans se voir, enchaînant d’instinct les passes dans le noir et frappant au but, sans voir, et quand le jour se levait tout leur semblait facile, ils pouvaient fermer les yeux et se trouvaient sans se chercher, des extraterrestres, des martiens, télépathes, personne ne pouvait les battre.
La nuit tombe, tout devient clair.

La lune aussi le regarde et c’est un film qui continue. Il dira un jour je suis un acteur et je ne connais pas mon rôle, mon rôle n’est pas écrit. La caméra lui colle à la peau comme le ballon. « J’ai deux rêves…. » Diego Armando Maradona est le héros d’un Truman Show mondial qui commence quand il a 11 ans, avec cette apparition télévisée de chérubin à la peluche afro, villero de mierda, negro de mierda, tuez-le !, qui jongle avec le ballon comme on multiplierait les pains. La caméra est déjà là, froide comme une boule de cristal pour projeter ses deux rêves d’enfant dans le futur. Le visage filmé en gros plan, le gamin en or balance déjà la tête de droite à gauche en parlant, le cou oscillant suivant ce même mouvement de sincérité qu’il gardera toujours intact, même quand il ne parlera plus de football mais de la cocaïne, de Castro ou de Bush, ou encore lors de son jubilé à la Bombonera en 2001 où il confessera ses fautes au public de Boca Juniors venu l’acclamer et où, oscillant la tête, il dira que malgré ses fautes le ballon n’a pas été souillé, ne peut pas être souillé, malgré la coco le ballon reste immaculé.

Dès cet instant de son enfance, la caméra a enfoncé ses crocs dans ses cuisses et ne l’a plus lâché. À chacun de ses mouvements la mâchoire de la caméra serrait un peu plus fort et Maradona saignait un peu plus, souffrait un peu plus. La caméra a tout pris. Sur un brancard, sur la table d’opération, en ambulance, le péroné brisé, le cœur en arythmie ventriculaire, le cœur qui ne vit plus qu’à 38 % de ses capacités, sur le tarmac, sous psychotropes, Maradona aura toujours les chiens à ses trousses. Il connaît les chiens. Toujours prêts à déchirer leur idole de leurs crocs comme les chiens d’Actéon parce qu’il a vu la déesse nue et qu’il lui a volé un instant de sa grâce.

Les dieux sont jaloux. Il ne faut pas trop réaliser leur pouvoir, sinon ils se vengent. Ils vous envoient les chiens. Ils sont jaloux de l’existence.

Maradona est le fils de Dieu et du Vésuve : le Jésuve.

Il a régné sur la pelouse de San Paolo et c’est la dignité du peuple qui a afflué 527 fois par les spermiductes napolitains, 527 gamins nés entre 1984 et 1991 baptisés Diego ou Armando, et en même temps des milliers de cœurs infâmes ont été ensemencés. Dans son maillot bleu azur avec marqué Buitoni, le Jésuve a craché des saccades blanches et bleues dans le cœur des hommes de rien en même temps que dans le ventre des pauvres filles de rien et ils ont joui tous ensemble à la face de l’Italie. O mama sais-tu pourquoi j’ai le cœur qui bat ?, j’ai vu Maradona et j’en suis amoureux !

Tout le monde a joui ensemble, garçons et filles, cœurs ouverts en cratères de feu comme des culs à la gloire de Santa Maradona, Marado la Donna, comme une flèche décochée par la Madonna dell’Arco, et c’était bon, putain comme c’était bon.

Ses adversaires sont restés à jamais pétrifiés dans d’absurdes positions comme les Pompéiens surpris sur le vif par l’éruption du Vésuve.

Un jour il ressemblera à un Marlon Brando mutant comme un Pinocchio détraqué aux cheveux jaunes, et à la démarche de pingouin automate à ressort, parcourant les Jardins de la Révolution de La Havane. Un jour il sera le jumeau tordu de Jorge Cyterszpiler son ami d’enfance au squelette de polio. Un jour il deviendra une sorte de gnome bossu ventriloque de Chavez. Un jour.

La nuit tombe sur le Stade Olympique de Rome ce 8 juillet 1990, tout devient clair mais on n’est pas sûr de voir, est-on jamais sûr de ce qu’on voit, de ce qu’on a vu, ce n’est déjà plus la même chose. Le terrain de football est une surface pure, une énergie potentielle de visibilité, un piège à regard comme il y a des pièges à renard.

Le terrain est un champ de forces.

Le terrain est un écheveau de perspectives.

Le terrain est un écran.

Ce soir-là le coup d’envoi n’a pas encore été donné que Maradona a déjà commencé son match. L’hymne argentin retentit. L’hymne est sifflé comme on lyncherait une putain, l’Argentine, la plus belle femme du monde. Les joueurs alignés ne bronchent pas. Simón, Serrizuela, Ruggeri, Troglio, Sensini, Burruchaga, Basualdo, Lorenzo, Dezotti, Goycochea, personne ne bronche. La caméra passe devant eux et ils font comme s’ils n’entendaient pas. Maradona est le dernier. Il attend que la caméra passe devant lui. Hijos de puta, hijos de puta. Il articule bien. La voix n’a pas même besoin de sortir, les lèvres suffisent. Lisez sur mes lèvres, qu’il a l’air de leur dire. Hijos de puta, hijos de puta. Et le monde entier lit sur ses lèvres.

Maradona affronte et vainc un stade entier en ne bougeant que ses lèvres. Ils vont perdre le match. Avant que le match ne commence, il a déjà gagné la bataille iconique. De la victoire allemande à la Beckenbauer, il ne restera rien d’immortel, aucune image, on pourra l’oublier, mais on n’oubliera pas le mouvement des lèvres criollo de Maradona.

Il faudra attendre longtemps, jusqu’au magistral coup de tête de Zinedine Zidane le 9 juillet 2006 pour se hisser à nouveau à la hauteur de cet instant de pouvoir iconique surnaturel. Et encore, Zidane ne parvient qu’à un rang nettement inférieur dans la hiérarchie. Il a oublié qu’il était filmé, trahi par la caméra perverse. Comme une jeune femme trahie par son ex éconduit qui diffuse par vengeance la vieille sextape en gros plans insistants qu’il lui avait extorqués et on se le repasse en boucle. Il voudrait que cela ne se soit passé, qu’on oublie, qu’on reprenne le jeu. Revenir au fleuve tranquille du temps. Dans le stade de Berlin, personne ne l’a vu frapper Materazzi à la poitrine, – à la poitrine, c’est-à-dire à l’honneur, blessure symbolique bien plus cruelle que n’importe quelle violence physique, et dont Materazzi ne se relèvera jamais, – à Berlin cet événement n’a pas eu lieu, rien ne s’est passé. L’événement n’a existé que parce qu’il a été filmé. Devant leur écran, les téléspectateurs voient en replay et en ralenti ce que Zidane aurait voulu qu’on ne voie pas, quelque chose qui ne fait pas partie du jeu. Comme un pigeon sur le terrain ou une intrusion passagère de Pussy Riot. En attendant la décision de l’arbitre qui n’a rien vu, Zidane a la mine coupable d’un gamin ayant commis une faute en douce, espérant encore pouvoir échapper à la colère parentale.

Zidane est en retard sur l’image mondiale qui, déjà, l’a condamné. Au contraire, Maradona est en avance sur l’image, il l’était déjà en 1986 quand il marque de la main contre l’Angleterre : il sait alors, d’une conscience extralucide, qu’on verra la main, que le public absent au stade l’a déjà vue mais le temps du terrain est en retard sur Maradona. C’est la main de Dieu parce que seul Dieu peut être plus rapide que le temps. Ce soir encore de 1990, sans avoir encore touché le ballon, Maradona s’extrait de sa présence à Rome comme seul Dieu peut le faire. Tous les supporters italiens qui le sifflent se croient forts de leur nombre et de leur masse mais ils sont rivés à leur corps comme les huîtres à leur coquille. Dans le stade, des hommes entrent et sortent des toilettes, referment leur braguette, ouvrent leur braguette, et des marées de pisse et de merde se déversent dans l’enclave de béton, et les hommes sont eux-mêmes de la merde ambulante qu’on peut écraser comme au Heysel. Et soudain quand la caméra passe Maradona se trouve happé, il s’engouffre par l’objectif et fait ce miracle d’être là et d’être en même temps partout ailleurs dans les salons du monde entier, de fusionner avec sa propre image pour souffler la violence du stade en un éclair. Extase.

L’opération spirituelle de Maradona c’est d’avoir renoncé à son corps et de l’avoir détruit parce qu’il s’est donné pour l’éternité à son image, et son image l’a étreint, et son image lui a tout pris.

Maradona est mort et maintenant il existe encore, d’une existence spectrale, les dieux n’en finissent pas de mourir, ils agonisent à travers leurs avatars comme un arbre mort lance des rejets verts encore vivaces. Les réincarnations sont des déperditions et des diffractions de la puissance. Ce sont des éclairs. Les dieux morts se réincarnent mais par morceaux, comme des lego. Maradona en lego. Ce sont des gestes, des petits riens, des fulgurances, évanescence d’apparitions. Sitôt vu, sitôt évanoui. Ceci est mon corps, une cheville par-ci, une hanche par-là, mon corps partagé entre ses petits cannibales. On fabrique des corps avec des morceaux d’autres corps.

Le Jésuve lance encore des flammèches.

Le 18 décembre 2022, l’Argentine de Messi est au Qatar. Les autorités pharaoniques de l’émirat ont fait pousser des stades pour la coupe du monde qu’ils ont achetée, comme on achète tout, les joueurs, les clubs, la jeunesse, les femmes, le silence. Le Stade 974 est un stade démontable, fabriqué avec 974 conteneurs maritimes. Comme un lego. Comme un lego avec du sang. Des milliers d’ouvriers morts sur les chantiers. Sacrifiés au Moloch du capital. Il faut boycotter. Vous ne boycottez pas ? Comment ne pas boycotter ? Tous les téléspectateurs ont du sang dans les yeux.

Il y a des bons citoyens qui boycottent la coupe du monde mais consomment Lagardère, Suez, Veolia, Vinci, Total, LVMH. Faut pas se raconter une pureté morale impossible. On a du sang d’ouvrier arabe dans le réservoir de sa bagnole, dans sa bibliothèque, partout. On est tous en lego. Petites briques. Pixels. Atomes. On est fait de morceaux inégaux, boycotteurs complices, demi-hommes, cyborgs de photo et de chair, quarts de dames, septièmes mineures de nos modèles, consciences duplices. L’humanité a changé de régime d’existence, il n’y a plus désormais d’individu humain que parodique et emprunté. Les nouveaux humains se fabriquent en Frankenstein, on se coud la main d’une dame, le sourire d’une jeune fille, le cul, la voix d’un petit chef, on se greffe des gestes, on cite des caresses du bout des lèvres, on incube des subjectivités virales. Notre existence est en kit ou en mosaïque. Ce n’est pas grave. Il faut faire avec. Composer avec notre nouveau matériau humain composite.

L’existence entière de Maradona a été le chant du cygne du corps. La caméra est entrée dedans. Par les veines. Par les nerfs. Il était devant la caméra comme sur une table chirurgicale, les deux clous vissés dans l’os de sa cheville brisée par Goikoetxea de Bilbao, les ovulations de sa maîtresse Cristiana Sinagra passées au détecteur de mensonge de la CIA en direct sur la RAI, l’urine trouble filmée dans le tube à essai après son contrôle anti-dopage sur le sol des États-Unis en 1994, etc. Le corps vampirisé transfiguré en icône.

Il y a des hommes que la vie étreint plus fort que d’autres quand elle passe en eux, qui sont tout en tension et en éruption. Maradona se brûle à son propre feu, s’autodétruit, roulant la nuit en Ferrari noire ou rouge à 150km/h dans les rues de Napoli, ivre à l’Hôtel Paradiso des femmes cubaines dont il s’enveloppe comme de parfums éphémères, tox boulimique implosif sacrificiel infâme. Lui aussi, il est multiple et contradictoire, macho efféminé, peluche maudite, multimilliardaire anticapitaliste.

Mais le chaos des forces en Maradona est encore ordonné et surmonté par la forme de l’individualité, le multiple encore tenu sous le visage de l’unique, l’anarchiste couronné. Il est le dernier humain. Le dernier en qui la vie trop forte trouve à se nouer miraculeusement, pour y enfanter une étoile qui danse. Sa déchéance publique et sa mort revêtent ainsi une valeur prémonitoire et morbide pour l’histoire des formes de vie humaines, en même temps que de nouvelles formes sont apparues et nous masqueront bientôt à jamais, en la recouvrant, ce qui fut autrefois possible, l’éruption de la vie en l’homme.

L’émission que Maradona a animée en 2005 à la télévision argentine s’appelait « La noche del diez », « La nuit du 10 », spectacle crépusculaire où la star apparaît en singe de lui-même, clown auto-parodique charrié par de douces vagues ondulantes de filles en jupettes. Madonna a joué Eva Perón au cinéma, la madone du peuple argentin, mais seul Maradona pouvait jouer Maradona, à la télévision. Lui seul pouvait jouer son propre rôle, une dernière fois, pour célébrer la conscience fatale que l’individualité a prise d’elle-même au soir de son existence. Au football, le numéro 10 était en effet l’incarnation de l’individu unique et irremplaçable, combattant féroce, acharné, style incarné : le 10 est celui qui fabrique le jeu et dont vit le collectif. « El ultimo diez », le 10 ultime, c’était Riquelme, la dernière idole de Boca Juniors. Mais c’est bientôt la nuit. La main de Dieu, comme la révolution pour Marx, ne peut se produire deux fois.

Maintenant le corps c’est fini. L’individu en tant que forme organique d’existence, voilà ce qui est mort. À la limite, ça existe encore, les corps, mais seulement comme ressource à images comme gisement iconique comme minerai de chair à transformer en métal de pixels.

De nos jours, il n’y a guère que les migrants qui ont encore des corps. Ce qu’on appelait autrefois un corps. C’est totalement has been. Tous les autres sont dématérialisés. C’est bien pour ça qu’on ne leur vient pas en aide, aux migrants, c’est pour cela qu’on a laissé les ouvriers des stades du Qatar mourir ensevelis pour édifier ce royaume de lego : leur existence même est devenue obsolète. Travailleurs délocalisés, encalminés aux 974 conteneurs. Sûrement existent-ils. Mais leur forme d’existence est devenue incompréhensible, parce qu’incommensurable avec la forme d’existence dominante.

L’existence est désormais attestée, non par la substance, mais par les doubles : plus je peux me multiplier en avatars, plus j’existe. Plus je sors de moi, plus j’existe. Plus je suis autre que moi, plus j’existe.

Les migrants c’est comme les vampires ils ne se reflètent pas dans les miroirs. Ils sont rivés à leur corps. Certes ils bougent un peu encore, d’un lieu à l’autre d’une île à une autre, mais ne fluent pas en images, invisibles, aniconiques. Faut pouvoir sortir de soi.

La coupe du monde au Qatar est la première depuis la mort de Maradona. Il va se passer quelque chose. Messi est sur le terrain, immobile. On dirait un gnome autistique, une poupée mal ficelée, avec une gueule de quasimodo, petit singe mécanique, le short qui tombe trop bas. Messie Frankenstein. Il attend. Que le ballon lui arrive. Il n’appelle pas comme un Cristiano névrosé compulsif, il attend. Il regarde le jeu. Sur le terrain il est comme devant l’écran. Spectateur du possible. Il a l’œil de Maradona. La greffe prend. Soudain le ballon lui arrive et alors il s’anime et tout devient clair.

Devant ma télévision, je vois le match hors de lui-même, je vois le match de toutes parts. Gros plans, détails, angles de vue, direct, replays, ralentis, arrêts sur images. Ma vision elle-même est un lego. Et c’est comme si Messi voyait soudain le jeu sur le terrain du point de vue de l’image, devant l’écran. Il voit sa propre action du dessus, comme un drone ou une skycam tyrolienne, du dehors, hors de lui-même. L’angle de la passe de Messi à Molina en quart de finale contre les Pays-Bas, c’est cela : une vision en extase. Il voit sans regarder, crée la ligne oblique qui n’existait pas, qui ne pouvait pas exister l’instant d’avant. Il crée du possible, rend possible l’impossible.

Le but du siècle de Maradona contre l’Angleterre trace aussi une oblique impossible, mais c’est une ligne solitaire, une ligne de sorcière en zigs et zags qui se trace par feintes de corps, le ballon qui semble filer tout seul comme poussé par un sortilège irrésistible, une longue coulée de lave en fusion. 1986 avait la qualité éthérée du rêve, Diego lévitait. 1986 était un rêve de justice, l’Angleterre des Malouines comparaissant au tribunal de cabaret du terrain de football pour y subir par deux fois la vengeance de Dieu. Le cerf-volant cosmique ! Merci mon Dieu, merci pour ces larmes.

Dans le football moderne rationalisé, ces grandes trajectoires ne sont plus possibles, il faut aller plus vite, voir plus petit. « Plus l’espace est petit et plus Messi devient grand », dit exactement Omar Da Fonseca. Le possible se réduit à un geste ou deux. Le génie est en miettes.

Dans cette nuit du 10, comme par une nuit des masques de Samain, ni Neymar, ni Mbappé, malgré l’apparence, ne sont encore des individus, ce sont des créatures nouvelles de la vie, hybrides et citationnelles. Ils se citent eux-mêmes en célébrations. Vanité des vanités. Le solisme des attaquants vedettes ne doit pas nous leurrer : sous l’apparence de l’unique et du sauveur, Mbappe est un génie brisé. Ces avatars post-humains du 10 ont leur style en éclats. Ils font ce qu’ils peuvent. C’est notre condition d’existence à tous, personne n’y échappe. Et vous, que faites-vous de vos miettes ?

On va démonter le Stade 974 après la coupe du monde et le remonter ailleurs, dans un autre pays. Le capital traverse les territoires, les frontières. De même, le Qatar est sans doute le modèle du pays du futur à l’ère du capitalisme intégral, faux pays en lego, assemblé brique par brique sur un gisement de gaz. On pourra remonter le Qatar ailleurs quand le gisement sera épuisé, à Paris ou ailleurs. Ainsi de l’homme du futur, démontable et remontable d’un corps à l’autre à travers le monde, en particules iconiques, et dont la beauté ne sera faite que d’interstices, de suspens, d’éclairs, de flammèches. De cette forme de vie, Messi sera-t-il le messie ou l’ange exterminateur ?

Il a déjà répété tous les gestes de Maradona à la vitesse inhumaine des puces, mieux que quiconque. Il est le grand répétiteur, le miniaturiste de génie, « la Pulga ». Par lui, le grand jeu se répète dans les interstices les plus infimes, et le possible continue à respirer entre les mailles de la raison. Mais pourquoi diable ne gagne-t-il pas, lui ? Il ne comprend pas. Les clubs, ça ne compte pas, il n’y a pas de religion, pas de mystère. Avec l’albicéleste, il a échoué trois fois déjà.

Si Messi ne comprend pas sa malchance, il sait aussi que, au-delà de toute rationalité, le football a un démon ironique, qui déjoue la réalisation du naturel et du probable. Messi voudrait bien être un vrai croyant, enfin. Lever une Argentine du futur à distance, lui qui l’a quittée si jeune, un peuple de corps vivants en sueur devant les écrans géants à Buenos Aires. Le miracle des Azzurri qui a eu lieu lors de la nuit du 10 mai 1987 ne se répètera pas, mais Messi veut croire à quelque chose. Il ne veut pas être ce qatari de Paris, le prototype du citoyen futur en lego.

Alors pour sa dernière chance, il a convoqué les esprits du 10, convoqué le trash talk de Diego en quart de finale contre Wout Weghorst, a emprunté la célébration-signature de Riquelme, les deux mains derrière les oreilles. Hommage déjà funèbre à une espèce en voie de disparition, dont il est le dépositaire, spécimen déjà mutant. Ainsi Messi est-il enfermé, piégé, écrasé par la fatalité du 10. Les dieux le regardent.

Aujourd’hui la finale : soit Messi croulera sous le poids du regard, atteindra à la perfection de l’image divine qu’il répète, et il gagnera. Soit il existera enfin par lui-même, d’une manière inédite, par le miracle d’une seule action qui n’appartient qu’à lui, et il perdra. Il pleurera, comme Maradona le 8 juillet 1990, étant devenu son égal. Dans les deux cas, il gagne. Dans les deux cas, il perd. Tel est le dilemme de Messi, qui le divise en lui-même. Santa Maradona, priez pour lui.

18 décembre 2022

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