La maison de retraite

Nouvelles poétiques [2/2] - par Anne Croisy

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Voici la seconde partie d’un recueil de courtes nouvelles poétiques sur le quotidien dans une maison de retraite, qui alternent entre portraits de morts minuscules, aperçus de la réalité terrible du travail des aides-soignantes et infirmières, et description de la vie en communauté qui s’y esquisse malgré tout. Les nouvelles sont précédées d’une présentations de l’auteure, qui a travaillé longtemps en Ehpad et en Unité de soins de longue durée. La première partie est disponible ici.

Présentation

J’ai passé une grande partie de ma vie professionnelle comme infirmière dans les diverses structures existantes d’hébergement et de soins pour les personnes dites âgées, en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) puis en Unités de soins de longue durée (USLD), avant de démissionner en 2019.

Si ces lieux portent souvent des noms fleuris, leur réalité est tout autre. En maison de retraite, une aide-soignante fait une moyenne de 10 kilomètres par jour de travail et soulève d’une tonne à une tonne et demi dans ses petits bras musclés. 12 toilettes d’un quart d’heure en moyenne en trois heures et demie, cela laisse 20 minutes consacrées à « l’humain », en comptant la réfection du lit, le rangement de la chambre, l’accompagnement du résident au salon. Une aide-soignante est payée à peu près 20 euros de plus que le smic. Les garde-malades sont payées au smic pour les mêmes exigences que les diplômés. Corvéables à merci, elles effectuent des remplacements de jour et de nuit au mépris de toute légalité. On leur demande 100 euros pour un dossier de validation des acquis de l’expérience qui leur permettra de se faire exploiter au tarif précédemment indiqué. Dans plusieurs maisons de retraites, véritables viviers d’emplois précaires, les filles passent du ménage aux soins et vice-versa. Laver les murs, l’humain, c’est tout un… Souvent, elles doivent faire avec la mort, la démence, la terreur, armées de leur seul bon sens, sans « merci » et sans « pardon ».

L’insuffisance des ratios d’encadrement demande du rendement là où il faudrait patience et douceur. Le dément est un démenti formel au système qui pressure et industrialise l’humain. Ces vies qui n’en finissent pas, dont personne ne voudrait, et qui se multiplient pourtant. Ce gouffre noir du néant et du sens.

Ces hommes et ces femmes ont fait table rase du passé. Ils sont nus, fragiles, pauvres. Interrogation essentielle dans le trop plein de notre temps.

Les années s’ajoutant aux années, j’ai vu sans cesse le décalage s’aggraver entre les offres de service et la demande de plus en plus pressante des accueillis.

Ces quelques pages témoignent de cette histoire vécue de l’intérieur. J’ai 62 ans et je suis fatiguée de me battre.

LES PETITS GESTES

Ils balisent les journées de travail, sans rentrer dans les grilles d’une comptabilité tatillonne.

Ils ne sont pas édictés par les chartes ni les protocoles, juste le cœur, la sève, la bonne volonté du soignant, qualifié ou non.

C’est le bouquet de fleurs du jardin pour une telle qu’on aime bien.

Une carte postale envoyée à la solitaire du bout du couloir de son terroir d’enfance.

Une paire de pantoufles ramenée de la maison pour celui qui n’a rien.

Souvent, ce sont des garde-robes entières, et quand il n’y a rien à la maison, on demande aux voisins !

C’est la friandise achetée avec soin, pour celui qui ne mange plus, et qui rejoint dans le caddy les céréales des enfants.

C’est l’eau de Lourdes ou le petit porto du dimanche.

Un livre, un cahier, un baiser, un poème.

C’est, dans les couloirs sans fin, tard le soir, après une journée de travail, le retour dans la chambre du partant, la couverture que l’on remonte sous le menton, la main caressée, le baiser sur le front.

C’est le dernier soin minutieux, l’étreinte d’avec la fille, le fils, les mots de consolation.

C’est l’entêtement de tout ce peuple à faire du quotidien quelque chose qui vaille encore le coup de vivre, de s’accrocher, de saluer le jour.

Une guirlande.

Une chanson.

Un pas de danse.

Le cœur qui bat.

DIMANCHE SOIR

Il est 16 h quand une de nos malades décompense. 92 ans, problèmes cardiaques, rénaux, hypertension, leucémie, dialyse deux fois par semaine, de ces personnes dont on se demande comment elles sont encore en vie.

Elle est revenue de sa séance d’hier épuisée, encombrée, avec cette pneumopathie qu’ils ont tous.

Derrière elle, une vie triste et beaucoup de larmes à verser sur cet échec.

16 h tout bascule, ma collègue maintient sur son visage un masque à O2 dont elle ne veut pas.

Le médecin arrive, c’est une excitation dérisoire qui commence. Je sais déjà que nous ne ramènerons pas cette patiente de ce côté-ci de la barrière.

Les boîtes d’emballage s’entassent sur la table roulante.

Le médecin enfin parti, nous réinstallons doucement la malade et lui tenons chacune la main.

Nous chantons un vieux spiritual que cette dame, américaine d’origine, aime beaucoup : 

« Me voici, me voici, tout brisé par les travaux, j’entends leur douces voix chanter, hello vieux Jo ».

Je me sens plus utile ainsi, à ma juste place d’humain qui fait ce qu’il peut.

Juste ce qu’il peut.

LA COUR DE RÉCRÉ

Heures chaudes ou froides, du petit matin au soir, nous rajoutons des corps aux corps.

Corps disloqués dans leurs fauteuils, errants, tourmentés ou absents. Mondes parallèles vidés de substance.

Le joyeux drille qui commente le rituel de la journée qu’il connaît par cœur. Après le petit déjeuner, il y a le bouillon, le déjeuner, le goûter, le diner « après le yaourt je me couche ». Sa vie va se coucher sur une infinité de yaourts avalés pour colmater les brèches.

Le bougon qui borborygme dans le fond, tapant de sa cuillère sur la table pour mettre au pas l’ordonnancement des jours.

Les vieux cargos rouillés sur leurs lits d’infortune.

La grande dame avenante, enjouée, vous faisant les honneurs de sa déroute.

La militante amidonnée qui ne sait plus manger.

L’étrangère en complainte, voyage arraisonné.

Madame carnaval hurlant de la pointe du jour au grand soir « aïe, aïe, aïe ».

La bazarette dessinant dans le vide un monde inexistant.

La besogneuse qui harangue les autres incapables qui l’entourent.

La demandeuse pour qui, toujours, il faudrait décrocher la lune, épancher une soif inextinguible, allumer les yeux morts, ressusciter le corps chancelant.

La frivole et ses airs d’opérettes, chansonnettes coquines entre deux ahanements.

Le veilleur aux fenêtres, occupé du même nombre de pas, l’œuvre du jour.

La mère absente, tremblotante, couvée par une fille tyran qui voudrait l’enfanter à son tour.

Le vieux paria et simplet du village qui le soir se lance dans de longues plaintes qui sont en fait des chansons.

Et tout ce monde étranger à lui-même, voisinant d’absences en déroutes éperdues.

Nous, les vivants pressés au milieu du désordre absolu, essayons pâlement de baliser la route.

Laver, nourrir, abreuver, soigner, parer au plus pressé. Et pour dompter le chaos qui nous guette et voudrait nous jeter du cheval de raison, allumer la TV, ne plus penser.

Où sont mon temps et ma patience. Le jour n’est pas levé. J’ai pilé les traitements dans la compote du matin.

Les aides soignantes s’attaquent aux souillures de la nuit. La TV braille déjà. Les fauteuils se peuplent de fantômes hébétés.

Je fuis dans les étages.

RETOUR DE VACANCES

Le matin, plutôt que d’habitude, lire le cahier des jours écoulés.

Dans l’ordinaire, les tâches répétées, les gestes qui s’enchaînent, repérer le rouge du stylo quatre couleurs qui souligne l’urgence… ou le départ.

Deux lettres de l’alphabet suivies d’un nom : l’affaire est close, la vie bouclée, où se terre la souffrance ?

Cette fois-ci, je suis surprise. Des morts inattendues plus nombreuses que d’habitude. D’autres sont revenues d’hospitalisation, par quel miracle ? La mort est étrange, secrète, l’entente intime profonde du corps au cœur pour ce voyage. Mais cette fois, je suis triste des ratés de l’existence et de la pauvre histoire d’Hortensia, qui a fini sa course la tête dans le matelas quand je n’étais pas là.

Je ne sais comment elle était arrivée au village depuis sa Séville natale. J’imaginais des guerres d’Espagne, de longues colonnes de réfugiés, des exils, béants comme des plaies. Peut-être sa présence en France n’était-elle due qu’à un mariage autochtone, peut-être les deux.

Je ne l’ai jamais interrogée sur un passé que je croyais douloureux, je suis restée des années spectatrice de sa dérive, étrangère. Je sais, par le médecin, qu’elle avait été femme de ménage, tout le village se l’arrachait, efficace, discrète, peu chère. Et puis la vieillesse, la solitude, une paranoïa dérangeante, le placement en institution.

Lorsque je l’ai connue, elle occupait une chambre double au rez-de-chaussée, seule, tant son caractère nous faisait craindre pour ses éventuelles voisines.

Elle avait ses petits rituels quotidiens. Le café du matin attendu comme le réconfort suprême avec une bonne cigarette, la première d’une longue série qui jaunissait ses doigts et ses ongles incroyablement longs. Puis la télé au salon avec les autres. Une cohabitation houleuse qui se terminait par des claques sonores les temps d’orage.

Petit à petit, l’institution a vaincu ses résistances, une voisine grabataire pour ne pas trop exagérer. Puis un déménagement à l’étage.

On la voyait, si petite, gravir les escaliers avec ses hauts talons agrippés à la rampe, refusant l’ascendeur.

Les gestes se firent insensiblement plus hésitants. Elle ne disait rien, ne se plaignait pas, sauf peut-être des autres, autant de cailloux dans ses chaussures.

La main se fit chercheuse, à table, pour repérer ce qu’elle ne voyait plus. Et toujours pas de parole.

L’escalier était devenu une montagne quotidienne. Petite ombre fluette les mains à la tâtonneuse perdue dans une nuit muette, elle ne voulait d’aucune aide, son mètre cinquante de fierté perché sur ses talons d’orgueil.

Et puis, la décision de la redescendre pour éviter la chute.

L’avons-nous évitée ou précipitée ?

Elle n’avait plus de repères, ses vieilles angoisses sont remontées, qu’elle exprimait dans un baragouin ni français ni espagnol : « m’a pris todo. No me resta rien ».

Sans compter les yeux qui ne voulaient plus rien voir de cette vie.

On lui prit ses cigarettes, toujours dans un souci de « bienveillante compassion ».

Elle qui n’avait même pas voulu nous dire sa déroute était obligée de quémander sa cigarette.

On entendait désormais dans les couloirs résonner ses cris « s’il vous plaît, s’il vous plaît ».

Rien d’une demande, une exigence pauvre, dénuée de tout, à tâtons dans les couloirs, qui hurlait sa vie et sa dignité perdue.

C’est ainsi qu’on l’a retrouvée debout, nue, pliée en deux, la tête dans le matelas, victime d’une hémorragie digestive.

Enlevée par la mort, alliée de dernière heure, sur cette route où, peu à peu, elle fut dépossédée de tout.

Il y avait deux personnes à son enterrement.

Mais pas de chien.

LE FILS

« J’aurais voulu être là ».

Paroles amères d’un fils, entre deux portes.

La honte et la tristesse qui viennent, seules, souligner ce ratage.

Un écho lointain du passé. Pendant des années, j’ai été rongée d’angoisse à l’idée que mon père était mort seul. Aujourd’hui, je peux reconstituer sa fin. L’hémorragie soudaine, la course dans le couloir jusqu’à la réa, ma mère et mon frère qui arrivent pour voir glisser dans les couloirs, l’aréopage autour du lit. Les vitres peintes derrière lesquelles se jouent vie et mort. L’homme en blouse blanche qui sort seul, tête basse.

Mais nous, qu’avons-nous à dire pour notre défense ?

Le médecin qui n’est peut-être même pas allé jusqu’à la chambre. Son dédain. Ses injonctions méprisantes. Son impatience. Son refus d’envisager la mort et tout ce que cela comporte. Comme si elle lui faisait une injure personnelle. Il repart, dents serrées, enfermé dans sa colère, sans appeler la famille.

Voilà que la mort arrive, douce, douce, doucement. La poitrine ne se soulève plus. Je regarde longtemps, attendant la reprise, fascinée par cette infime différence.

Le souffle n’est plus.

Il faut assener la nouvelle à sa femme qui, atteinte de la maladie d’Alzheimer, a suivi la lente dégradation du lointain de son angoisse, incapable de comprendre.

Elle tente de réveiller le mort, l’apostrophe : « et bien, tu dors ou quoi ? »

Mes mots se font scalpel, je répète inlassablement. Mort, mort, mort… jusqu’à ce que cette réalité incongrue la rattrape.

Le soir, au repas, on la verra errer de table en table, avec cet air de circonspection interloquée : « mon mari, il est mort » comme pour arriver à s’en convaincre.

La famille arrive dans ce désordre. Nous préparons le corps de celui qui a été leur « papa ». Que de tendresse dans ce dernier soin, l’adieu à une histoire qui bientôt ne sera plus la nôtre.

Ne restera que la honte : « j’aurais voulu être là » et le souvenir de ce regard malicieux égaré en maison de retraite.

Mais quand nous laissera-t-on pleurer.

Où pourrons-nous dire…

À qui ?

DÉMISSION

En comptant la période de remplacements, j’ai passé six ans dans cette maison de retraite.

Nous y étions alors trois infirmières.

Nous avons participé à l’élaboration du passage en convention tripartite, porté l’établissement à sa fonctionnalité présente.

Six ans, cela représente à raison de 10 kilomètres par jour de travail un sacré voyage !

Beaucoup de départs, d’accompagnements, de deuils, de souffrance.

D’accueils, de problématiques, de bricolages, de fous rires, de larmes.

Je suis partie un 19 décembre, accompagnée par l’amitié des collègues.

Du chef d’établissement, pas une poignée de main, un au revoir, un merci, un coup de fil, une carte de vœux.

Rien.

Je retiens ces visages, ces vies, tous ces parcours exemplaires et uniques.

Je vous regarde, hommes et femmes qui m’êtes confiés.

Je vois en chacun, chacune d’entre vous l’enfant inaltérable et si plein de promesse.

Mon métier n’est pas un savoir-faire.

C’est une révérence.

A tous, je veux dire MERCI.

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