La maison de retraite

Nouvelles poétiques [1/2] - par Anne Croisy

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Voici la première partie d’un recueil de courtes nouvelles poétiques sur le quotidien dans une maison de retraite, qui alternent portraits de morts minuscules, aperçus de la réalité terrible du travail des aides-soignantes et infirmières, et description de la vie en communauté qui s’y esquisse malgré tout. Les nouvelles sont précédées d’une présentations de l’auteure, qui a travaillé longtemps en Ehpad et en Unité de soins de longue durée.

Présentation

J’ai passé une grande partie de ma vie professionnelle comme infirmière dans les diverses structures existantes d’hébergement et de soins pour les personnes dites âgées, en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) puis en Unités de soins de longue durée (USLD), avant de démissionner en 2019.

Si ces lieux portent souvent des noms fleuris, leur réalité est tout autre. En maison de retraite, une aide-soignante fait une moyenne de 10 kilomètres par jour de travail et soulève d’une tonne à une tonne et demi dans ses petits bras musclés. 12 toilettes d’un quart d’heure en moyenne en trois heures et demie, cela laisse 20 minutes consacrées à « l’humain », en comptant la réfection du lit, le rangement de la chambre, l’accompagnement du résident au salon. Une aide-soignante est payée à peu près 20 euros de plus que le smic. Les garde-malades sont payées au smic pour les mêmes exigences que les diplômés. Corvéables à merci, elles effectuent des remplacements de jour et de nuit au mépris de toute légalité. On leur demande 100 euros pour un dossier de validation des acquis de l’expérience qui leur permettra de se faire exploiter au tarif précédemment indiqué. Dans plusieurs maisons de retraites, véritables viviers d’emplois précaires, les filles passent du ménage aux soins et vice-versa. Laver les murs, l’humain, c’est tout un… Souvent, elles doivent faire avec la mort, la démence, la terreur, armées de leur seul bon sens, sans « merci » et sans « pardon ».

L’insuffisance des ratios d’encadrement demande du rendement là où il faudrait patience et douceur. Le dément est un démenti formel au système qui pressure et industrialise l’humain. Ces vies qui n’en finissent pas, dont personne ne voudrait, et qui se multiplient pourtant. Ce gouffre noir du néant et du sens.

Ces hommes et ces femmes ont fait table rase du passé. Ils sont nus, fragiles, pauvres. Interrogation essentielle dans le trop plein de notre temps.

Les années s’ajoutant aux années, j’ai vu sans cesse le décalage s’aggraver entre les offres de service et la demande de plus en plus pressante des accueillis.

Ces quelques pages témoignent de cette histoire vécue de l’intérieur. J’ai 62 ans et je suis fatiguée de me battre.

LE FUNAMBULE

Il se recroqueville.

Toujours assis, le front appuyé sur la table. Un bras qui a renoncé posé sur le genou. L’autre qui cherche encore à se prouver qu’il est vivant. Il porte à la bouche ce qui passe, mixé, serviette, merde, c’est tout un.

D’ailleurs, c’est ce qui occupe une grande partie de ses nuits. Manger sa merde. Il devient peu à peu matière mangeant de la matière.

Ainsi, l’humanité le quitte.

Nous devons faire effort pour nous occuper de lui. Ces tartines de merde dont il s’enduit le nez, la bouche et les oreilles, les draps sempiternellement pisseux. Sans compter les difficultés que l’on a à le déplier, accéder peu ou prou à tous les recoins souillés de son corps.

De mois en mois, le combat est plus rude. Ses mains ont jauni à force de modeler ses excréments. Ses cheveux sentent la pisse, ses yeux aveugles, délavés ont de longues coulées de larmes et de pus mêlés.

Un temps, il a mangé seul avec ses mains, s’enduisant de nourriture.

On le voyait, penché sur son assiette, une longue chandelle de morvelle glissant gentiment dans la soupe.

Il y a un an de cela, il disait d’une petite voix éraillée et moqueuse : « Ah ? C’est comme ça ! »

Comme s’il avait planifié depuis tout ce temps de disparaître, quitter cette pauvre humanité pour l’horreur.

De quoi se punit-il ainsi ? Quelle est la faute de cet homme qui, chaque jour, s’enfonce un peu plus dans l’abjection ?

Et nous qui fuyons cette forme prostrée et toujours abandonnée.

Pourtant, ce n’est que dans nos seuls regards qu’il demeure un homme.

Parfois, la tâche est trop rude. Alors, un soin bref et au suivant.

Au suivant des désastres.

Lui reste replié sur la table dans le bruit général et la vie qui grimace.

Je l’y verrai toujours, même quand il n’y sera plus.

Pauvre petit point d’interrogation rabougri au milieu de la page blanche de la journée : « Ah ? C’est comme ça ! »

LE HALL D’ENTRÉE

C’est le carrefour des quatre horizons, très remarquable par son vide absolu. Même en plein cœur de la journée, lorsque la porte des bureaux est ouverte, que les passages se multiplient, que la sonnerie du téléphone babille gaiement, et que l’encombrent les fauteuils roulants de ceux qui ne veulent pas être au salon.

Des tentatives de décoration ponctuent les saisons. Fausses fleurs, guirlandes, œufs de Pâques. Distributeur de boissons. Photos racornies aux murs. Peintures insignifiantes.

Il fait office de trou noir, absorbe les vivants dès qu’ils ont passé les portes en verre, derrière lesquelles la vraie vie se déroule.

L’agitation de la journée le couvre de sons et d’empreintes. Puis vient le soir, dernier battement de la porte et l’on dirait une plage désertée, la marée des pas s’est retirée, dans le lointain de l’escalier une dernière télé, le vrombissement de la machine à café, plus rien qu’un gouffre béant où sombrent les attentes.

LE PETIT MOINEAU

Un moineau en hiver, la plume ébouriffée, qui sautille apeuré, cherchant la miette qui va le rassasier. Sans la trouver.

Sa vie avait été de haute tenue, l’hiver l’a dépouillé feuille à feuille.

C’était l’épicière du village. Une des premières femmes à avoir su conduire, et qui seule, descendait trois fois par semaine faire son marché.

Qui tenait ses comptes, le commerce, les parents vieillissants.

L’épicerie est passée de mains. Les parents sont morts et les premières gelées sont arrivées. Ses grands yeux verts ont trop pris l’eau, la tête aussi. Sont venus les temps d’hiver et de moineau.

Trois pas à droite, trois pas à gauche, un regard qui traverse l’espace sans le voir, le buste qui s’incline, la main qui tâtonne dans le vide, saisissant l’invisible qui peu à peu l’habite.

Souvent à table, devant l’assiette, ce sont des sanglots incoercibles, une longue plainte qui la secoue de part en part.

Il faut alors lui donner la becquée, l’encourager à retourner au vide, à l’errance, au moineau sautillant, pour que se taise la souffrance ou l’humain ?

LE SALON

Il ne déroge en rien aux règles absolues de ce genre d’établissement. Malgré les oiseaux qui plument et ramedament, les canapés à fleurs et les plantes plastiques, le piano blanc fermé. Rien que de très banal : l’antichambre de la mort.

Que l’on y dorme ou pas, on y est déjà mort.

Certains luttent pour ne pas déjà y finir de leur vivant. Déambulations hagardes dans les couloirs, hall d’entrée, chambre, tout vaut mieux que le piège dangereux du salon où l’inévitable télé remplace la pendule : « qui dit oui, qui dit non et puis… qui vous attend ».

LE REGARD

D’elle, il ne reste que ce regard affolé qui se porte sur nous en une interrogation muette.

Le regard qu’on voudrait éviter, il faut aller vite, si vite, mais qui s’accroche et vous poursuit tout le temps des soins.

Sa main retient les draps, les barrières ou le lit lorsqu’on la lève, comme si on allait la précipiter vers la mort, elle qui y va de lenteurs en maigreurs, une humble résistance de chaque jour.

Tenir, retenir, et le regard de muette invocation.

La vie lui échappe, la vie la retient. Son mari qui appelle tous les jours.

« Comment va Elise ? » Il revient la voir, régulièrement, pour des rendez-vous amoureux dans sa chambre cloisonnée, son grand fauteuil de malade.

Les gestes doux de l’amour, « mange encore un peu de compote, ma chérie », la lenteur désespérée des gestes et des adieux.

Des années que cela dure.

Peut-être est-ce ce regard qui a fait peur à la mort, la tient dans l’ombre, en respect, mais toujours à côté.

Jusqu’au jour où ces beaux yeux arrêteront d’interroger, de repousser, de tenir le fin fil si fluet de la vie.

LA SALLE À MANGER

C’est le seul endroit vivant de l’établissement. Il y a ce tintamarre joyeux de la cuisine, bruit de vaisselle, vapeurs, odeurs, chants, rires, engueulades : « on dirait le vieux port ».

Les portes de la salle à manger s’ouvrent deux fois par jour. Entrées claudicantes, avec ou sans fauteuils. Attentes fébriles, curiosité.

Les menus ont beau être distribués le dimanche pour la semaine, puis affichés jour par jour dans l’entrée, c’est toujours la surprise. La seule surprise qui reste aux jours usés d’indifférence.

Bonne ou mauvaise, elle réveille les esprits de la lente anesthésie de la mort. Il y a les éternelles râleuses qui détestent tout mais qui picorent quand même, les ogresses qui engloutissent. Celles qui aiment tout parce qu’elles ont toujours travaillé, fait la cuisine, servi les autres, et là, c’est elles qui sont servies. Les chipoteuses à qui il manque toujours quelque chose.

Seules sont inquiétantes ces ombres dédaigneuses, rares, qui ne veulent plus manger.

Brouhaha, allées et venues du chariot, éclats de voix, de rires, de vie.

C’est une pause au royaume des morts.

LE CLOWN BLANC

Le sommet du crâne chauve, le cheveu frisé jusque sur l’épaule, la bouche édentée, les rides dessinant le masque du clown blanc, les formes abondantes.

Déambulations joyeuses, pétaradantes. Elle ne parle pas, elle babille, esquisse une danse convaincue, jargonne avec force mots, dessinant la geste d’une conversation intelligible.

Parfois, un mot arrive entier souligner l’absence de sens du discours. Lorsqu’on la contrarie dans ses dessins déambulatoires, le ton se fait combattant, l’argumentation péremptoire. C’est elle qui gagne, souvent.

Le soir, nue, allongée alanguie sur son lit, c’est une douce litanie : « maman, maman », qui ne cesse que quelques heures, jusqu’à la nouvelle danse.

Dansez Juliette sur l’absurdité du monde enfermé de votre maladie.

L’hiver et la bise venus, montrez que vous pouvez danser encore, danser sur les reliefs incertains de votre vie.

LE PREMIER

Refait à neuf, pimpant, dans de belles couleurs jaunes et bleues. Une aile poissons, une aile oiseaux. Les chambres sont spacieuses : aux normes ! Diffuseur de parfums, ne manque que la musique douce pour qu’on se croie à l’hôtel.

Puis les portes s’ouvrent.

Ici, c’est un fouillis inextricable de vieilles boîtes, sacs plastiques, journaux, papiers, un relent de moisi.

Là, c’est la vacance absolue, corps replié, de passage, dans l’anonymat de la chambre où pas même une photo ne réveille le cœur. Quelques traces suspectes au sol.

Les lits deviennent les bateaux de l’ultime voyage immobile qui dure parfois des années. Tous les matins, on affale les voiles souillées des draps qui peuplent les couloirs, puis l’ordre revient, le balai passe sur les jours vacants, les corps luttent pied à pied pour ne pas sombrer encore.

OCCLUSION

Elle était arrivée de chez elle, où elle vivait avec son mari. Le passage des enfants, un chien fidèle, le buffet ciré, les photos, riantes dans leur cadre, les odeurs de cuisine.

Elle se battait contre l’oubli et la désagrégation progressive, à coups de courses soudaines, rapides, éperdues.

Le monde s’absentait, prenait de drôles de formes.

Le mari s’essoufflait. Il aurait bien continué la lutte, mais la fatigue, les enfants qui voulaient le protéger.

Conciliabules sans fin, visite crispée des lieux possibles, où se jeter du haut de la falaise.

Et c’est ainsi qu’elle nous est arrivée, catapultée de chez elle au secteur fermé.

Une vaste salle, un couloir, des chambres à partager, la folie comme demeure, le lit comme horizon.

Comment comprendre ?

Il y a eu le premier soir et l’angoisse inextinguible. Les tentatives pour endormir le mal, parler, calmer, caresser. Si dérisoire face à cette violence exemplaire.

Dès le lendemain, les tables ont commencé à valser, les chaises à voler.

Arc-boutée sur une montagne d’incompréhension, cette femme a lutté pied à pied contre ces murs odieux la retenant en pays de méconnaissance, ces voisins si laids grimaçants et hurlants, le vide dévorant sa tête, l’absence, tombée comme une chape sur des jours désertés.

Et volent les tables.

Viennent ses pauvres interrogations « J’ai fait du mal…des bêtises… » Forcément, pour être là.

Après une injection calmante, c’étaient des promenades main dans la main avec un soignant dans le secteur ouvert. Puis, inéluctablement, il fallait revenir au secteur fermé.

À cause des fugues, à cause du travail, à cause des risques, à cause de cette maladie où l’oubli devient un sable qui nous recouvre vivant.

Les épisodes se répétant, il y a eu internement pendant quinze jours dans une clinique psychiatrique pour adapter un traitement.

Elle est revenue dans un état d’hébétude totale.

Elle s’était résolue à en finir vite. Se départir de ce destin, inexorable naufrage et si lente agonie.

Trois jours après son retour, elle succombait à une débâcle sur occlusion.

Comment mieux illustrer ce qui lui était arrivé ?

LE REZ-DE-CHAUSSÉE

Il attend une remise à neuf qui doit le confondre au lustre premier. En attendant, la plomberie rebelle fuit, les fleurs des tapisseries perdent leurs couleurs et l’étroitesse des lieux oblige le personnel à une course de haie quotidienne pour atteindre un lit, un fauteuil, les commodes. C’est pourtant là qu’on vit le mieux, de plein pied avec la réalité tangible, sans avoir l’Everest de l’escalier à gravir, l’ascenseur à attendre.

Même avec un fauteuil, on peut sortir de sa chambre, croiser le personnel affairé, esquisser une conversation.

C’est le bas quartier de la ville muette, où la vie allume encore les derniers feux de la journée, avant que la norme ne l’engloutisse dans un confort glacé.

PACEMAKER

La gentille madame G se meurt depuis 15 jours dans la chambre du fond. Elle en avait assez de l’inutile de sa vie errante où le flou occupe peu à peu tout l’espace. Des gestes surgissaient encore d’une autre vie où elle avait été infirmière.

Sa main se posait sur le front brûlant d’un compagnon d’infortune, sa bouche murmurait des paroles de réconfort.

Jeux de miroir pour nous, soignants, sait-on de quoi demain sera fait.

Et puis, trop de flou, de monotone, de vide.

Seuls les murs offraient une réalité tangible, géométrique, sinon le flou, alors, à quoi bon !

Elle a cessé de manger, de bouger, de vouloir.

La mort s’est attaquée à elle goulûment, dévorant son corps, œuvrant à la décomposition des tissus de son vivant.

Les médecins n’approchaient plus, l’odeur se répandait dans tout l’étage, la voisine de chambre paniquait.

Seul tenait le « coucou régulier et garanti 10 ans » de son pacemaker.

Jour après jour, il a fallu creuser dans les chairs pourrissantes.

Tourner et retourner ce corps douloureux dans un combat parfaitement inutile et dégradant.

Les familles s’interrogeaient : « On vous laisse seules avec ça » ?

Et avec tant d’autres fins douloureuses, de désespoir, de colères, d’attentes inassouvies.

Nos pauvres bras n’y suffisent pas, le cœur non plus.

Le cœur non plus.

L’ANNEXE

C’est son nom.

On y descend.

Dans l’ascenseur, il faut appuyer sur le bouton blanc où aucun étage n’est indiqué.

La porte du couloir est également sans nom.

L’annexe, par définition, ce qui n’est pas essentiel. Cette petite chose en plus, qu’on voudrait bien pouvoir gommer, les oubliettes des temps modernes.

C’est un cimetière de vieux rafiots, coques rouillées, couchés sur le flanc, sans plus de voiles ni raisons, bercés par le clapotis immuable des eaux, les jours passant les jours et attendant l’inéluctable naufrage.

Sans rien savoir de leur vie passée, ni de leur présent réduit à l’ordonnancement faussement bienveillant des murs.

Visages, ombres couchées, cris, mains ballantes…

L’être en vacance.

MERDE

Elle l’avait vue venir de loin : un an ou plus. Cela rythmait ses jours et ses terreurs.

D’abord ce furent des ombres. Figures inquiétantes qui se confondaient parfois avec le visage de ses voisins ou le nôtre. Puis des douleurs lancinantes. Traversées de fulgurance.

Sa réponse fut toujours la même : merde, merde, merde.

Toute la journée… merde !

Merde à la mort qui lui faisait signe, la pressant d’accepter son invite. Merde.

Merde aux pauvres compagnons d’infortune, ignorants du destin qui les attend au bout d’un jour monocorde.

Merde.

Merde aux soignants insouciants qui auraient bien voulu lui entendre dire autre chose. Merde !

Merde à cette vie si ténue, si brève qu’elle n’arrivait pas à retenir de ses pauvres mains abîmées.

Merde ou adieu.

Adieu les roses, le bleu du ciel, le chant des oiseaux. Adieu mes trésors, mes enfants, mes amours.

Adieu la faim, l’aube, le froid. Adieu les vagues, le mal, le bien.

Adieu mes compagnons, mes pauvres somnambules. Merde, merde.

C’est si court tout cela, un feu de paille, une étincelle.

Merde, merde, merde.

Saluez chaque jour, buvez chaque seconde jusqu’à la lie, que la mort ne vous tue pas de votre vivant.

Merde.

Jusqu’à ce lit obscur d’une chambre de l’annexe où son corps reposait comme une épave.

Le visage terreux, le souffle irrégulier, les yeux perdus, les lèvres noires.

« Merde »

Déjà ?

Rose n’avait que 97 ans.

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