La machine à gouverner, bras armé de la cybernétique

Arnaud Billon

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

La « machine à gouverner », voila comment le père Dubarle parlait de l’ordinateur en 1948, en faisant la recension du livre de Norbert Wiener, La cybernétique, qui venait de paraître et donnait quelques clés de compréhension du nouvel âge atomique et informatique. Depuis, beaucoup de choses ont été dîtes sur la cybernétique et ses conséquences. Dans ce court texte, l’auteur esquisse une intuition peut-être moins perçue à ce sujet : l’idée que la cybernétique « est la pure instanciation de la modernisation du droit, la meilleure réussite des juristes modernes ».

Les critiques contemporaines de la cybernétique s’attaquent volontiers à sa dimension philosophique [1]. Assurément, la pensée cartésienne, véritable arrachement à la nature est à compter dans les racines d’une cybernétique elle-même en lien avec la gouvernance moderne [2]. Ceci construit une véritable « pensée logistique [3] ». On se dirige alors vers les sciences cognitives pour comprendre. Ou, plus mobilisé, on veut défendre une certaine vision de la vie en société contre la pensée cybernétique ; il faut alors se rattacher à une forme de théorie sociale, voire d’idéologie capable de contrer le puissant mouvement de fond d’artificialisation du monde.
Mais un contre-discours, même très bon, est-il de nature à inverser la tendance à l’artificialisation du monde ?

Que pèse une réfutation philosophique émanant de l’intérieur-même de l’épistémé qu’elle conteste ? On cherche alors une véritable prise sur la réalité cybernétique, et non pas seulement l’idéologie cybernétique. Un préalable assuré serait de comprendre comment elle s’incarne. Nous pourrions alors saisir les commandes de ce vaisseau, afin d’en faire dévier la trajectoire, voire le faire atterrir.

Or il y a une bonne nouvelle : des commandes, la cybernétique ne dispose que de cela ! Ce sont des commandes de langage formel. Et la boussole de ce navire, ou plutôt le vent qui le pousse, s’appelle la logique.

Prenons en effet, la plus pure réalisation cybernétique, l’ordinateur. Oublions au passage, la machine de Turing, l’IA forte, l’algorithme, et toutes ces lunes platoniciennes. Elles ne sont nulle part comme phénomènes : elles ne peuvent donc nous intéresser, sauf pour spéculer. Aux fins de l’action, nous devons comprendre ce que sont les « machines à gouverner [4]. » Et il faut commencer par celle qu’identifia Norbert Wiener lui-même : l’ordinateur.

Nous disons ici « ordinateur » et pas « informatique ». Cette dernière prend deux visages : une science fille des mathématiques ; une méthode d’ingénierie par les mots (la programmation logicielle). Mais encore une fois : l’informatique n’est saisissable en pratique, qu’à travers des ordinateurs. Un seul exemple : des informaticiens firent ce travail, de comparer les factures énergétiques de modèles d’apprentissage machine, implémentés dans deux langages de programmation différents. Or voilà : Python est plus économe que Java. Que sommes-nous sensés faire de cette leçon ? Partir à la recherche des quelques cas existants en entreprise, répondant aux conditions de l’expérience de laboratoire ? (Puis nous demander qui pourra bien nous recoder tout cela dans un autre langage).

Il y a pourtant une bien meilleure chose à dire, qui importe et que nous n’entendons guère : calculer le résultat logique de commandes de langage formel, c’est le projet des juristes « modernes », ceux qui voulurent suivre la naissante méthode scientifique dès le XVIIe siècle [5]. Dès lors l’informatique est fille du droit autant que de la mathématique. C’est une discipline prescriptive, parce que le programme logiciel procède au calcul du résultat de commandes de langages.

A partir de cette position - l’ordinateur est l’instrument des juristes modernes – le champ de bataille se dessine de manière tout à fait différente. L’ennemi disparaît : en tant que philosophie, la cybernétique pas plus que le capitalisme ne peut s’incarner. Il réapparait, dans la figure de la machine à gouverner, cadre technique nécessaire à l’incorporation de Léviathan puis de la fée informatique. C’est-à-dire que la possibilité philosophique de gouverner rationnellement se cantonne au déploiement effectif de toutes les lois, toutes les procédures, et tous les programmes logiciels. En-dehors de cela, nous sommes en terrain non prescriptif, un terrain familier : celui de la liberté.

Mais ce n’est pas de liberté moderne que nous vivons lorsque nous nous tenons en-dehors de la machine à gouverner. Car c’est la loi, pour les Modernes, qui organise la liberté [6]. En-dehors de la machine, nous sommes libres en réalité, à la manière des Anciens [7] : c’est-à-dire que nous ne sommes pas nécessairement libres théoriquement, mais pouvons l’être en pratique. Même lorsque nous sommes scandaleusement déclarés esclaves. C’est l’ordinateur en effet qui nous apprend a contrario, ce qu’est la vraie liberté. La commande logicielle agit l’agent numérique, qui ne peut plus que s’exécuter (logiquement). Le commandement politique quant à lui, en tant qu’il est servi par la loi et les procédures, s’exécute éventuellement, voire se désobéit ; mais le justiciable reste de toute façon sous la règle. L’eau monte, dans le bain de l’agent Moderne des normes immanentes. On peut fort bien appeler cela cybernétique.

Bien au contraire, la liberté des classiques peut s’épanouir en-dehors de la machine à gouverner : c’est la possibilité de « bien » agir en circonstance. Que ce mot est mal connoté pour le Moderne ! Qu’il est suspect de dogmatisme et mysticisme ! Pourtant le classique est ici fort relativiste, réaliste et circonstanciel [8]. Le bien, c’est ce que je peux reconnaître, et faire, lorsqu’on ne m’oblige pas à obéir aveuglément sans comprendre. Animal rationnel, en effet, mon bien ne peut être d’explorer tous les possibles sous la loi – y compris lorsque ces explorations sont mises à disposition par des calculs d’optimisation, lorsque je veux, disons, miner des bitcoins -. Mon bien est de poursuivre la fin donnée (ou une fin, qui sait ?) de ma détermination naturelle propre. Par exemple, il ne peut être de me priver de boire trop longtemps, ou de traverser à l’aveugle une autoroute – encore moins avec un enfant dont j’ai la charge -.

C’est ce « bien faire en circonstance », sous le critère du souhaitable que l’on trouvera plus rationnel et plus démocratique. Il est en effet éminemment discutable donc délibératif et progressivement recherché. Si les machines à gouverner nous privent d’une liberté, ce ne peut être que de celle de bien faire. La liberté de mal faire est beaucoup moins intéressante : elle implique de nombreux inconvénients, pour moi et pour les autres.

L’agent artificiel, pure instance de calcul, n’a pas de nature propre. Il est donc dénué de cette faculté de bien faire, il ne peut être libre au sens classique ; mais il peut l’être au sens moderne, puisqu’il peut changer les paramètres de son algorithme, échapper à sa propre loi. Les agents artificiels, non plus que les anges (douteuses créatures jamais vraiment sorties de l’inconscient collectif) peuvent être purement calculatoires parce qu’ils ne sont pas hic et nunc. Ils sont intellectuels non rationnels [9].

Occupons-nous donc d’informatique, bras armé de la cybernétique. Elle est encore plus que cela. Elle est le bras armé de Léviathan, ou même, elle est Léviathan 2.0, un Léviathan électronique. Il nous faut le comprendre : elle est la pure instanciation de la modernisation du droit, la meilleure réussite des juristes modernes. Quand ces derniers travaillent à « améliorer » le droit, ils cherchent en fait – sans s’en rendre compte – à écrire un programme d’ordinateur. Il n’est que d’observer que la légistique (l’art d’écrire la loi) emploie les méthodes et outils du génie logiciel (l’art d’écrire les programmes informatiques), ou de rappeler que les logiciens déontiques des années 60 sont, après la mathématicienne Ada Lovelace, les premiers développeurs de programmes informatiques.

Nous ne voyons alors plus la cybernétique que comme une fiévreuse option philosophique moderne. Plus intéressant peut-être : le système d’informations mondialement déployé (et non l’informatique théorique) est la preuve tangible de l’échec pratique de la gouvernance moderne – sans cesser d’être le grand succès théoriques des cybernéticiens- . C’est en effet ainsi, d’échec, que nous pouvons qualifier un très large système de prescriptions un peu inter-opérables, sans cesse réparé, très vulnérable, ne connaissant que le calculable (et aucunement le souhaitable). Il ne véhicule, pas plus que le droit, aucune signification particulière à quelque niveau qu’on le prenne. Le langage formel est et restera, après tout, vide de signification pratique ou spirituelle.

[2JUGUET, Franck, Le rêve d’une harmonie sociale fondée sur le calcul, Ed. Entremises, mai 2022.

[4BILLION, Arnaud, Sous le règne des machines à gouverner, Larcier, juillet 2022.

[5Dufour Alfred, « L’influence de la méthodologie des sciences physiques et mathématiques sur les fondateurs de l’école du droit naturel moderne (Grotius, Hobbes, Pufendorf) », Grotiana 1, 1980, pp. 33–52.

[6G. Borrelli, Obligation juridique et obéissance politique : les temps de la discipline moderne pour Jean Bodin, Giovanni Botero et Thomas Hobbes, in Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, éd. Kimé, 1997.

[7CONSTANT Benjamin, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2010.

[8Voir p. ex. SERIAUX, Alain, L’objectivité du « Ius » chez Saint Thomas d’Aquin, en ligne https://dadun.unav.edu/bitstream/10171/13867/1/PD_40_12.pdf

[9MEDIAVILLA Richard de, Questions disputées, Paris, Les Belles Lettres, 2012 En particulier Tome II. 9-13. La condition générale de l’ange. Les puissances et l’intellection.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :