La justice pénale à l’épreuve de l’affaire Vincenzo Vecchi

Eric Vuillard

paru dans lundimatin#267, le 18 décembre 2020

À deux reprises, la justice française a refusé que Vincenzo Vecchi soit livré à l’Italie où l’ancien activiste avait été condamné à douze ans et six mois de prison, en vertu d’une loi datant de la période fasciste, pour sa participation à deux manifestations [1]. Mouché, le ministère public a néanmoins décidé de s’acharner et de saisir la cour de cassation. En attendant cette audience et peut-être une quatrième si le parquet parvient à ses fins et provoque un troisième jugement, notre ami Éric Vuillard nous a confié ainsi qu’à nos confères de L’Obs, cette brillante tribune dans laquelle il évoque la dissymétrie des forces et de moyens entre l’accusateur public et celui qu’il faut par tous les moyens clouer au pilori.

La justice n’est pas le déroulement neutre de procédures. Elle est avant tout une production sociale, son résultat n’est pas celui d’une opération mathématique, mais plutôt une sorte de dénouement. Ainsi, deux mandats d’arrêt européens ont été émis contre Vincenzo Vecchi, le premier concerne sa participation à une manifestation contre l’extrême droite à Milan en 2006, l’autre concerne sa participation aux manifestations contre le G8 à Gênes en 2001. Le premier mandat s’est avéré caduc. Il ne reste plus que le second. Mais celui-ci demande que M. Vecchi soit livré à la justice italienne afin d’accomplir une peine de douze ans et demi de prison pour dévastations et saccages. La cour d’appel de Rennes a refusé l’exécution de ces mandats et relâché aussitôt M. Vecchi qui avait été placé en détention pendant trois mois. Le procureur s’est alors pourvu en cassation. La cour de cassation a infirmé, sur un unique point de procédure, l’arrêt de la cour de Rennes et a renvoyé l’affaire. A son tour, la cour d’appel d’Angers a refusé l’exécution. Le procureur s’est à nouveau pourvu en cassation. Cela dure depuis un an et demi.

Dans cette affaire, deux hautes juridictions ont rendu des décisions favorables à Vincenzo Vecchi. Cela manifeste une unanimité qui doit être prise au sérieux. Les magistrats de cour d’appel sont expérimentés, compétents. Cependant, par deux fois, le ministère public a jugé bon de se pourvoir contre leur décision, à la stupéfaction de tous. C’est cet acharnement qu’il faut essayer de comprendre, car l’épuisement des voies de recours ne va pas de soi. Le parquet n’a pas à sa disposition un clavier dont il serait libre de jouer le plus de combinaisons possibles. Les voies de recours ne devraient être rien d’autres qu’une manière d’obtenir justice, une façon de parvenir à la manifestation de la vérité.

Parmi les deux mandats d’arrêt européens pour lesquels Vincenzo Vecchi fut incarcéré pendant trois mois, le mandat concernant la manifestation de Milan était caduc. Vincenzo Vecchi était réclamé par l’Italie pour une peine totale de seize ans de prison, douze ans et demi pour le mandat concernant les manifestations de Gênes, et quatre ans pour Milan. Le ministère public ne jugea bon de demander à la justice italienne aucune information complémentaire concernant le mandat de Milan, malgré l’importance d’une telle peine, dont on apprendra plus tard, comble d’ironie, qu’elle a déjà été purgée. Il est effarant de faire aussi peu de vérification pour de si lourdes peines. L’institution favorise hautement ce comportement. Pire même, elle l’encourage, elle le promeut. Nul n’ignore la dépendance du parquet à l’égard de l’exécutif, sa subordination hiérarchique, les instructions générales de la chancellerie, et les instructions individuelles formulées par téléphone. Dans un tel cadre, il est difficile de prendre des décisions librement, c’est la logique accusatoire qui prévaut, et elle encourage les décisions hâtives, elle atténue les scrupules.

Le ministère public est une émanation de l’inquisition religieuse, et ce n’est pas anecdotique, il en a hérité sa position d’accusateur, son prurit incriminateur, accablant. Les textes disent que c’est un organe de poursuite mais aussi le gardien des libertés individuelles. Je ne vois pas que le procureur soit très actif dans ce second rôle ; à l’audience, on le connaît surtout pour le premier. C’est celui-là que dessine Daumier, c’est celui-là que met en scène Marcel Aymé dans « la Tête des autres », lorsque dans le premier acte de la pièce, épuisé par un long réquisitoire, le procureur Maillard retrouve sa femme et ses amis et se félicite d’avoir obtenu une condamnation à mort. En réalité, par un entrelac de pressions et de nécessités auxquelles la plupart d’entre nous cèderaient, carrière, narcissisme, infatuation du rôle, raideur propre à la fonction d’accuser, soumission hiérarchique, pire, subordination honteuse et niée au pouvoir politique alors qu’elle est inscrite dans les institutions mais contraire aux principes, ce qui la rend à la fois flagrante et inavouable, enfin, par tout un labyrinthe de mauvaise foi et de bonne conscience, le parquet français occupe une position intenable.

Mais revenons à l’affaire. Vincenzo Vecchi a dû se soustraire à la justice italienne qui l’avait condamné en réactivant une loi adoptée sous Mussolini et qui visait à réprimer très sévèrement toute manifestation. La singularité de cette loi de 1930, c’est qu’elle n’exige pas de preuves à proprement parler, elle institue le délit de « participation morale ». Il n’est ainsi pas besoin de démontrer une participation active aux dévastations constatées, la seule présence de l’intéressé suffit à l’incriminer. Le procureur ne s’interroge pas une minute sur le fait qu’un homme puisse être condamné pour des actions qu’il n’a pas directement commises. Tout ce que le procureur retient, c’est que Vincenzo Vecchi a été condamné, et que l’on ne peut se soustraire à une peine, quelle qu’elle soit. Peu importe Mussolini, peu importe le manque de preuves, M. Vecchi doit être livré à l’Italie.

La différence entre M. Vecchi et le procureur qui se pourvoit en cassation, c’est que le procureur a tout son temps. On le sait bien, à force de jouer sur les voies de recours, le procureur peut espérer la décision qu’il souhaite. M. Vecchi pourrait bien obtenir raison trois fois, quatre fois même, le procureur peut inlassablement continuer. Il n’éprouve pas de fatigue, lui, pas d’inquiétude, pas de crainte. Il n’a pas à dépenser d’argent pour se défendre, il n’a pas à s’occuper de la paperasse, on le fait pour lui. L’affaire peut durer. Il peut jouer sa chance deux fois, trois fois, il finira bien par gagner. Il y a là un détournement de la procédure, un usage autoritaire, mécanique, qui a de quoi troubler. On trouve dans cet automatisme du parquet, dans cette culture de la répression, une trace évidente de l’origine inquisitoriale de la fonction, cela devrait nous inspirer quelque méfiance.

Il y a dans cet acharnement à la sanction une sorte de radicalité propre aux fonctions répressives. On a beau se croire républicain, on préfère voir appliquer une décision de justice, serait-elle motivée par une loi fasciste, plutôt que de devoir laisser libre un condamné. On se place résolument du côté de l’autorité, plutôt que de l’innocence. Peu importe au ministère public, les nombreuses tribunes publiées pour alerter sur l’incrimination qui concerne M. Vecchi, cette loi de 1930, une date dont personne ne peut ignorer qu’alors, en Italie, c’est Mussolini qui est au pouvoir. Peu importe les tribunes où le comité de soutien rappelle que durant les événements de Gênes, la police, de l’aveu même de son propre chef, a commis des actes de torture, peu importe que ces actes n’aient en dernière instance pas été punis, peu importe que cette histoire remonte à vingt ans, peu importe si c’est durant la présidence de Berlusconi que l’incrimination fasciste a été réactivée spécialement pour les manifestants de Gênes, peu importe qu’il y ait eu un manifestant de tué, peu importe ce que l’on écrit, les recherches que l’on fait, les mobilisations nombreuses, les tribunes signées, peu importe la vérité ; le ministère public, dans un esprit de corps, a décidé que les condamnés devaient être systématiquement livrés aux justices étrangères qui les réclament, point barre.

C’est comme si le procureur n’était pas concerné par tout ça, et qu’il ne pouvait exister, à ses yeux, de condamnés innocents. Nous espérons pour Vincenzo Vecchi, et pour la justice française, que la cour de cassation, comme les deux cours d’appel qui l’ont précédée, saura arracher Vincenzo Vecchi à l’arbitraire.

Eric Vuillard

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