La guérilla des ordures

Ce qui arrive quand les éboueurs arrêtent le travail, c’est qu’éclate enfin la vérité ordurière de la ville lumière.

paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

Pendant la grève des machinistes des trains et des bus, on entendait parfois de rares protestations, rares tant il est évident que le pouvoir fait unanimement l’objet d’un dégoût qui soulève le cœur. On protestait alors en affirmant sa liberté de circuler, piteuse liberté qui ne signifie plus rien qu’une mobilité quotidiennement forcée. Mais depuis que les éboueurs ont pris le relais, que leur grève produit salement ses effets, que trouvera-t-on à leur reprocher ? D’entraver la liberté de polluer ?

Il sortit dans les rues désertes, observant la cendre légère qui tombait sur Paris, provenant des centaines de feux de déchets à la périphérie de la ville, et qui couvraient les rues et les jardins comme du fait de l’éruption d’un volcan voisin.

Cela fait des semaines que nous occupons les incinérateurs, que nous paralysons les déchetteries, que nous basculons les poubelles. A Ivry, à Romainville, à Saint-Ouen, à Aubervilliers, à Clichy et ailleurs autour de Paris, nous empêchons la disparition des déchets. On se retrouve 5, 6 à la nuit encore abattue, en espérant que nous serons davantage. De petits groupes arrivent, on ne se connaît pas, on se connaît, on se reconnaît. Et voilà parfois que nous sommes 50 ou 80 et que nos pas prennent la confiance. On dirait des rats qui cessent de faire bande à part pour se jeter sur les ordures. On a les yeux pochés et les corps engourdis. Mais il suffit d’un geste, qui vaut toutes les décisions, pour que la bande existe.

Les dépotoirs de la ville sont loin, pour le malheur des hommes qui doivent y vivre. Mais pour le bonheur des révoltés, on trouve de tout dans ces friches. Les espaces de désolation périphérique regorgent de matière à combat. Des grilles, des canapés, des cordes, des rondins, de quoi faire de grandes barricades. Il y a tous les débris qu’il faut pour enfermer les déchets. Dans les franges des villes qui nous dépossèdent de tout, nous serrons dans nos mains des poussières. Comme les manifestants sauvages qui retournent les poubelles derrière eux pour ralentir les flics, comme les lycéens qui ligotent des poubelles aux grilles de leur bahut : voilà à quoi nous en sommes réduits, voilà où survit notre poésie, dans les débris.

Mais il faut voir les éboueurs qui arrivent le camion plein et sourient aux éclats en apprenant que le centre est fermé. Il faut entendre le cri des mouettes, nos sœurs de la mer, qui volent des épluchures sur les tas. Et il faut sentir la puanteur de nos villes qu’on fait disparaître la nuit pour que les métropolitains dorment sereins, nos ennemis de palier.

Ce qui se passe à Paris en ce moment, cette guérilla des ordures, c’est d’habitude le sort des villes pauvres, de Beyrouth, de Naples ou de Tripoli. Mais qu’espérons-nous des poubelles qui s’entassent ? Que les rats déferlent chez les bourgeois et que la peste les emporte ? Que chantent les ordures ?

Il y a finalement peu de temps que nous avons inventé les déchets, qui n’existent pas depuis que les hommes chient. Mais depuis seulement que vivre signifie acheter, commander, être livré, déballer. Depuis qu’on ne mange plus avec d’autres et selon ce qui est à manger. Depuis qu’on existe en ligne. C’est cette pourriture de Baron Hausmann qui a fait exister les déchets. Le même qui alignait les rues pour les militariser, le même qui vantait les façades pour cacher la misère, le même qui faisait de l’hygiène un instrument de domination. Un rapport de 1851 explique que « ce qui est triste à constater, c’est l’excès d’orgueil que ces malheureux mettent dans leur abjection […] On les mettrait dans un palais qu’ils en feraient bientôt un repaire aussi affreux, aussi pestilentiel que celui où ils sont nés et où ils veulent mourir ». Le déchet devenait le stigmate de la race maudite, il fallait en préserver la race élue. Paris embellie, Paris assainie, disait le Baron. Parole d’ordure.

Où sont passés les chiffonniers, les tanneurs, les corroyeurs, les foulonniers, où sont passés ceux qui savaient faire quelque chose avec les choses brisées ? Dans les pestilences médiévales, il y avait les corps, leur matérialité, leur prise sur le monde, car la ville était habitée. Mais la métropole doit tout volatiliser pour que nous soyons entiers à consommer. Disparaissent les corps. Disparaissent les usages. Disparaissent les repas. Disparaissent les odeurs. Disparaissent les déchets.

La métropole a besoin de produire cet être sans nom qui mange au lit sa bouffe livrée par des esclaves, qui descend scrupuleusement les sacs verts les jours impairs et les jaunes les jours pairs, qui fait une fois par an un trash challenge sur la plage grillagée de ses vacances obscènes, et croit que son colon est écolo.

Ce qui arrive quand les éboueurs arrêtent le travail, Gens harcelés de chagrins de ménage, Moulus par le travail et tourmentés par l’âge, c’est

Le vomissement confus de l’énorme Paris.

Alors la métropole ne peut plus dissimuler qu’elle est une machine à dissimuler et le métropolitain oublier tout ce que sa vie abstraite exige d’oublier. Fini le sortilège du monde magiquement remis à neuf chaque matin par les vies infâmes des travailleurs de la nuit. Fini le mensonge de la ville rutilante qui vomit à la périphérie toutes ses déjections. Finie l’abjection qui fait subir aux pauvres les conséquences du luxe dans lequel vivent les riches. Finie la vie de châtelain dont en emporte les étrons en courant.

La beauté de Paris est la dernière justification d’un pouvoir devenu parfaitement injustifiable. Il lui faut une ville lustrée et clinquante, ce cauchemar de beauté, dès lors qu’il ne peut plus rien justifier par une quelconque référence à la justice et à la vérité. Ce qui arrive quand les éboueurs arrêtent le travail, c’est qu’éclate enfin la vérité ordurière de la ville lumière.

L’ordure est
horridus, elle fait frissonner, elle est terrible. Il faut la compter aussi dans notre arsenal. Il suffit pour cela d’être deux ou trois et faire nuitamment valdinguer les poubelles dans les beaux quartiers. Nous qui avons perdu depuis toujours la possibilité de jouer dans la rue, nous qui ne tenons plus rien dans nos mains, nous redevenons quelques instants des enfants qui apprennent à saisir. Ces courses, ces gestes, ces cris redonnent la rue à la souveraineté de l’enfance.

A nos camarades des égouts, des fosses et des bennes. Avec eux, avec les âmes debout, contre les âmes de boue.

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