La fosse

Frédéric Bisson

paru dans lundimatin#473, le 28 avril 2025

Nous sommes maintenant si bien entrelacés et serrés les uns aux autres dans notre fosse que le mouvement nous est presque devenu impossible.
De la fosse on devrait entendre sortir un son constant de râle et de plainte, composé des milliers de râles et de plaintes solitaires qui émanent des corps enchevêtrés les uns dans les autres. Mais l’air y est si rare que le son, aussitôt émis, se trouve étouffé par la fosse, et que tout ce qui, de ce brouet, parvient à l’extérieur se réduit à un faible murmure auquel il faut tendre l’oreille.

Il n’y a pas si longtemps nous bougions encore allègrement. Il nous était même possible, du moins était-ce possible aux plus vivaces d’entre nous, de nous déplacer individuellement dans la fosse sur des distances relativement longues.
Je pouvais, je ne dis certes pas nager, cela ne rendrait pas la nature hybride, à la fois charnelle et osseuse de l’élément dans lequel nous sommes immergés, mais je pouvais tout de même avancer. En me servant de mes pieds et mains comme de palmes griffues, je m’agrippais aux autres corps et me propulsais de l’un à l’autre. Je devais adopter un mouvement ondulatoire continu de mes vertèbres, de ma nuque, de mes épaules et de mes hanches pour serpenter entre eux. J’enfonçais mes coudes d’une cage thoracique à l’autre, je m’agrippais parfois au velours déchiré d’un reste de vêtement, parfois à une chaussure, parfois à un visage, et je sentais alors la peau partir sous mes ongles.
J’avais sûrement dû m’excuser au début, comme cela est naturel à un individu qui, ayant été élevé dans un espace social de densité normale, doit soudain traverser un couloir rempli de monde.
Mais aujourd’hui j’ai oublié ces manières. La foule a ceci de nécessaire et d’irrépressible que, quand après un certain temps d’immersion elle devient votre condition, le sentiment de l’individualité d’autrui finit rapidement par y être absorbé. Vous n’avez plus affaire qu’à des reliefs, à des formes portées sur des vagues.
Aujourd’hui quand je sens les os craquer hors de moi sous la pression de mes membres, quand on entend claquer ou rompre un organe dans un ventre, quand mon oreille se colle à une bouche tordue de douleur, tous ces sons me sont aussi familiers que ceux du battement cardiaque de sa mère pour le fœtus flottant dans son amnios. Ils me bercent, me rassurent, me confirment l’efficacité de mon effort.
En avançant, on a le sentiment de passer entre les mailles d’un gigantesque filet de jambes, de bras, de doigts et de troncs humains. J’ai exploré ainsi une bonne partie de la fosse, sans cependant jamais parvenir à atteindre aucune de ses parois. Je butai à chaque fois sur un nouveau corps avant d’y arriver, sur un nœud de corps dont la trop grande intrication, malgré mes efforts et mon habileté à me faufiler, m’interdisait tout progrès.
Mais de tels déplacements de vaste amplitude ne sont plus possibles aujourd’hui. Soit qu’ils soient tombés par erreur, soit qu’on les ait fait basculer à dessein, par vengeance ou par châtiment, de nouveaux arrivants sont venus nous rejoindre dans la fosse en un nombre bien supérieur à ses capacités physiques déjà poussées à leur limite.
Certains, tout en haut, ont bien dû protester contre cette irrationnalité, par principe. Mais les contrôleurs de la fosse semblent ne rien entendre à la logique la plus élémentaire. Et fatalement la fosse a fait son travail. Les corps se sont répartis comme des billes dans un sac, ils ont remué et se sont tassés. On dit qu’il n’y a pas plus de place, mais que voulez-vous, on en trouve toujours. C’est physique.
Certains, par un réflexe vital, ont dû se concentrer au maximum en eux-mêmes, comme des boules, en se roulant et en enfonçant leurs membres dans leur sternum.
D’autres, au contraire, ont dû se distendre et s’élonger le plus possible, jusqu’à devenir des sortes de guimauves humaines enroulées en caducée sur leur colonne.
Et la densité, déjà extraordinaire, s’est encore accrue, limitant nos mouvements individuels au minimum, c’est-à-dire à ces lamentables frémissements sur place dont nous sommes tous animés.
Il serait facile de se plaindre, tant est grande l’apparence, l’évidence même de notre torture. Nous trouverions sans difficulté des gens du dehors, s’il en reste, pour nous prendre en pitié. Mais ce serait très injuste envers notre condition. Il est vain de nier que la torture s’accompagne, du moins s’accompagnait-elle au début et s’accompagna-t-elle-même fort longtemps de muettes délices dont il serait difficile de donner une idée.
Quelle liberté, au début, que de s’amouracher d’épaules vagabondes, qui passent comme des antilopes sauvages, de tutoyer des aines et des genoux. Quelle griserie que de ne plus avoir à appréhender des corps entiers. Le corps, il faut le sentir en morceaux.
Dans notre condition, les défenses de la volonté ont vite baissé. En temps normal, vous gardez toujours la main sur votre corps, vous le conduisez comme une communiante dans la nef d’une église, comme un chien chez le vétérinaire.
Mais il nous a fallu abandonner ces vieux réflexes de petites personnes bourgeoises et jalouses. Soit que les vêtements aient été peu à peu réduits en haillons par nos incessants frottements, soit que plusieurs d’entre nous aient été préalablement dénudés par les contrôleurs, de manière protocolaire, avant leur chute forcée dans la fosse, le fait est que notre contact contraint n’a pas pu préserver l’ancienne pudeur.
Au début on souffre bien de sa conscience, on voudrait se retenir soi-même du mal qu’on cause involontairement aux vies qu’on mutile, aux beautés qu’on éborgne de l’orteil. On se tourmente d’une intrusion fatale par les muqueuses intestines d’autrui, mais on ne peut que serrer le poing. Puis on s’habitue, que voulez-vous.
Quand il n’y a plus personne pour se plaindre de ce que vous faites à son sacrum ou à ses lombes, ma foi, les choses changent vite. Les organes se sont émancipés. Les relations se sont multipliées à une vitesse excessive, bien supérieure aux capacités de résistance de notre vieille conscience.
Et réciproquement, avec quelle facilité, au bout d’un certain temps d’immersion, on devient indifférent au sort de ce qu’on appelait autrefois son intimité, d’autant plus qu’il faudrait pouvoir protéger simultanément ce qui arrive aux quatre coins de son anatomie écartelée. Des vulves chaudes s’ouvrent comme des oursins aux clavicules et aux moignons. Nos bouches se sont habituées à ne pas résister.
Vous pouvez garder des cuisses moites enroulées à votre cou plusieurs jours et errer avec elles au cœur de la fosse avant qu’elles ne se détachent sous l’effet d’un nouveau courant de chair, d’une lame de fond qui vous les arrache à jamais.
Vous pouvez être déchiré entre votre bouche et votre bas-ventre, tous deux pris dans deux blocs, deux amas de corps aux pressions et aux vitesses tout à fait différentes. Il y a maintenant entre les organes d’un même corps une indépendance presque totale. La bouche vit sa vie, et vous pouvez penser à autre chose.
Je ne sais combien nous sommes dans la fosse, mais on peut raisonnablement conjecturer que chaque occupant y a déjà été en contact au moins une fois avec tous les autres, je veux dire : avec au moins une partie de chacun des autres occupants.
Cela pourrait se calculer.
Avec l’accroissement de la densité de population, le mouvement, sans cesser d’être possible, s’est cependant extraordinairement ralenti, et il est lui-même devenu un mouvement global, comme la rotation d’une matière presque uniforme sur elle-même, ou plutôt une rotation de plusieurs vagues de rotations contraires. Il suffit d’un seul mouvement de jambe à une extrémité de la fosse, pour que l’énergie transmise par contiguïté, de corps en corps comme une onde dans une mélasse hypersensible, soit ainsi amplifiée, décuplée, et que cette impulsion ait des conséquences incompréhensibles dans toute la fosse.
À partir d’un certain seuil de densité, le couple est apparu comme une unité plus fondamentale et plus précieuse que l’individu.
Certains ont essayé de rester accouplés, noués dans les bras les uns des autres, emboîtés en petites cuillères, roulés en une boule compacte à quatre bras et quatre jambes, comme des scarabées carapacés. Mais les impitoyables rotations ont finalement eu raison de leurs forces, et les couples ont tous été séparés, sans pouvoir hurler leur douleur.
D’autres couples se reforment aussitôt au hasard des déplacements, par l’heureuse conformation de certaines de leurs parties, mais ils ne durent jamais longtemps. On attrape une main au passage que l’on serre presque par réflexe, comme un bébé serre le doigt qui se glisse dans sa main. Telle ossature aiguë se loge dans les chairs molles. On s’accroche malgré soi à une prise, on glisse, on dérape. Des seins inégaux reçoivent votre nuque. Vous vous arrimez dans des hanches disloquées, et l’idylle dure quelques minutes ou quelques semaines, sans, le plus souvent, que vous n’ayez jamais connaissance du visage de votre providentielle et éphémère moitié.
Des épididymes se déroulent en serpentins, en guirlandes autour des poignets cassés. Des cols en feu zèbrent notre nuit perpétuelle comme des météores.
Moi-même je me souviens mal de Kristell. Je peine à redessiner dans ma mémoire les contours exacts de sa silhouette. Peut-être nous sommes-nous recroisés depuis notre séparation, c’est même statistiquement le plus probable étant donné le nombre élevé de mes contacts par jour. Peut-être même ai-je été réaccouplé à sa gorge ou à sa cheville. (J’ai une prédilection pour les gorges et les chevilles.) Peut-être l’ai-je connue à nouveau et je ne l’aurais pas reconnue.
Au début je l’ai cherchée. Mes explorations étaient tendues vers cet unique objectif. Je ne pouvais l’appeler, tant le son dans la fosse est étouffé par la chair qui l’emplit. Je me suis épuisé à arpenter l’espace au lieu de m’y laisser porter. Poussé par le sentiment encore vif de mon ancienne identité, je ne me souciais pas des autres occupants, des milliers de lambeaux vivants auxquels s’appuyait pourtant mon effort mesquin. Mais j’ai fini par perdre ce désir.
J’ai cessé d’éprouver le manque comme une perte. Je ne lutte plus contre le mouvement interne de notre grand corps collectif. Aujourd’hui je ne saurais trop quoi faire de l’ancienne Kristell toute entière si nous étions remis face à face, si ses parties éparses se recomposaient sous l’autorité de sa bouche et se remettaient à parler de concert avec elle.
D’aucuns pourraient avancer l’idée que nous expérimentons dans notre fosse un nouveau stade plus économique ou plus avancé de l’humanité, mais pensez que c’est bien malgré nous. Pour ma part je ne pense pas en des termes si abstraits. Je n’ai pas ce luxe. Je suis plus bassement matérialiste.
Je me dis qu’un processus, il faut seulement l’épouser. Il faut le mener jusqu’à son épuisement. Certains attendent peut-être l’immobilité totale de notre grand corps comme une délivrance, l’attendent religieusement comme un accomplissement. Ils espèrent que toutes nos souffrances passées et présentes se trouvent en quelque sorte justifiées par l’état final d’immobilité auquel nous semblons fatalement voués, à plus ou moins longue échéance.
À ce moment, qui sait ce qui arrivera. Les contrôleurs ne pourront plus appliquer leur programme mécaniquement, comme ils l’ont fait jusqu’à présent avec une rigueur imperturbable. Il faudra bien prendre une décision.
Mais je n’ai pas cette foi. Pour moi, le processus se suffit à lui-même. Je vois l’immobilité comme une phase transitoire du processus, plutôt que comme son terme. On n’en finit jamais, n’est-ce pas. J’ai arrêté de chercher les limites de la fosse. Elle est devenue notre peau.
Je sens que je peux encore me simplifier. Mes muscles se sont déjà détachés de mes os. Mes nerfs sont au-dehors. Je peux encore continuer.
Mon seul et constant travail consiste désormais à abandonner tout ce qui me reste de cette orgueilleuse volonté dont je souffre encore plus que des maux physiques. Et ainsi dois-je tourner, toujours davantage, selon l’extrême lenteur de notre condition. Je dois tourner sans répit dans la fosse comme dans un kaléidoscope de chair palpitante.

Frédéric Bisson

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