La forme-Commune

La lutte comme manière d’habiter
Kristin Ross

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

« L’espace-temps de la forme-Commune s’ancre dans l’art et l’organisation de la vie quotidienne et dans une prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance. Il suppose donc une intervention éminemment pragmatique dans l’ici et maintenant et un engagement à travailler avec les ingrédients du moment présent. »

Dès que l’État recule, ce que Kristin Ross nomme « forme-commune » s’épanouit : « des gens qui vivent différemment et qui changent leur propre situation en oeuvrant dans les conditions du présent », comme ils l’ont fait à Paris en 1789 avec la soixantaine de districts issus des mouvements populaires, puis en 1871, à Nantes en 1968 pendant quelques jours, sur la ZAD de Notre-Dame des Landes et avec les occupations de pipelines en Amérique du Nord. « L’espace-temps de la forme-Commune s’ancre dans l’art et l’organisation de la vie quotidienne et dans une prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance. Il suppose donc une intervention éminemment pragmatique dans l’ici et maintenant et un engagement à travailler avec les ingrédients du moment présent. »
Elle raconte les événements un peu oubliés survenus à Nantes en mai et juin 1968 : « la création d’une sorte d’administration parallèle pour satisfaire autrement et très concrètement les besoins fondamentaux de la ville » en réponse à l’effondrement des services publics pendant la grève générale. Un « Comité central de grève », sorte de gouvernement populaire, est installé à la mairie et contribue à la coordination du ravitaillement et à d’autres opérations. À la même époque, dans les rues de Détroit, Oakland et d’autres grandes villes américaines, des membres du Black Panther Party for Self-Defense prenaient en charge la gestion des quartiers noirs par la mise en place de structures communautaires. « La révolution s’ancrait dans le quotidien. »
Ce n’est pas les ouvriers de Lip qui incarnent aujourd’hui un modèle de lutte, mais les paysans du Larzac, défendant une activité paysanne fondée sur la « subsistance », conception de l’économie étrangère au profit individuel et à la concurrence, analysée par Maria Mies et Veronica Bennholdt-Thomsen. Kristin Ross considère que « la vie agraire est le fondement de toute économie alternative, de toute société alternative » et que les paysans représentent « la possibilité d’un nouvel avenir politique ».

L’existence de la zad de Notre-Dame-des-Landes a rendu visible cette généalogie et une figure comme Bernard Lambert. Elle revient sur cette lutte commencée en même temps que celle contre l’aéroport de Narita, à la périphérie de Tokyo, à la fin des années 1960 (dont une seule piste fut finalement construite et qui constitue un échec logistique), et celle contre l’aéroport de Mirabel, près de Montréal (détruit en 2014 car non rentable). Pour elle relève, « la vraie guerre du capital, c’est celle contre la subsistance », contre la paysannerie dans le monde entier. « La subsistance est orientée vers la valeur intrinsèque et l’intérêt des petits producteurs, artisans et paysans. Elle entraîne la création progressive d’un tissu de solidarités vécues et d’une vie sociale bâties sur des échanges de services, des coopératives informelles, la coopération et l’association. »

Elle s’applique ensuite à identifier un certain nombre de « pratiques non-accumulatrices […] fondées sur l’intimité avec la terre et associées à la subsistance et à la figure du paysan » :
La défense : pour gagner du terrain dans la bataille contre l’enclosure, il faut gagner du terrain, poser les pieds quelque part et défendre ce quelque part, un rond-point ou une zone à défendre, un espace qui se voit attribuer une valeur suivant une mesure qui n’est pas celle du marché. C’est ce que Eugène Potier et d’autres artistes et artisans, en avril 1871, nommaient le « luxe communal » : On ne demande pas sa juste part dans le cadre du partage existant du gâteau, mais sa part du meilleur. « Défendre le territoire dans une guerre prolongée revient à défendre le projet de vie collectif qui y a pris forme pendant sa défense. Nous faisons notre communauté en la défendant. »
L’appropriation est l’aboutissement d’un processus de désaliénation, de reconquête de la « plénitude de la vie quotidienne », théorisé par Henri Lefebvre à partir de la figure de l’ « homme total » de Marx. « L’ aliénation pour Lefebvre, nous empêche de voir les façons dont nous sommes dépossédés de notre dignité, de notre vie sociale, de notre temps, du sentiment de maîtrise de nos vies, de la beauté et de la santé de notre environnement vécu et de la possibilité même de travailler ensemble pour inventer notre avenir collectivement. » L’appropriation de l’espace permet l’apparition d’autres manières de produire, d’usages alternatifs échappant à la logique de la possession. « La transformation sociale procède moins d’une maîtrise accrue de notre vie professionnelle que de la métamorphose du travail ou du développement de la vie non professionnelle par le rejet de l’éthique de l’accumulation. »
La composition : « La grande affaire de la forme-Commune, c’est la “production“ de l’espace, comme l’écrit Lefebvre : construire des espaces et des lieux au sens le plus littéral, le plus pragmatique du terme, et s’occuper de leur fonctionnement quotidien. » La force du mouvement de la zad provient de la complémentarité des méthodes, sa puissance dans un certain excès « qui consiste à créer quelque chose qui est quelque chose de plus que la somme de nous-mêmes ». « La composition est la marque d’un investissement massif dans l’organisation de la vie en commun sans les exclusions au nom des idées, des identités ou des idéologies qu’on rencontre si fréquemment dans les milieux radicaux […], c’est le tissage d’un nouveau type de solidarité, où l’unité d’expérience compte plus que la divergence d’opinion », à condition d’avoir un ennemi clairement désigné en commun et que la solidarité opère au profit de l’ensemble des composantes.
La restitution. La question de la centralisé de la terre prend aujourd’hui un réel caractère d’urgence. Plus que leur propriété, il est question de leur accès, leur usage partagé et leur entretien en commun. Selon Lefebvre, « l’érosion de l’idéologie propriétaire peut être favorisée par l’éducation politique, et surtout à mesure que la culture et la diffusion des pratiques non accumulatrices deviendront […] un lieu commun ». « Restitution » suggère un rapport symbiotique entre la terre et ceux qui la travaillent, un rapport historique.

En conclusion, l’auteur revient sur le mouvement des Soulèvements de la terre, né à partir de l’expérience de la zad, qui relie et amplifie des luttes écologiques et paysannes particulières, mène des occupations de terres dans un objectif de restitution ou de défense de celles-ci, et des blocages d’industries engagées dans différentes formes d’extraction. Il élude le changement systémique, dont l’attente est difficile à distinguer d’une simple défense du capital et du statu quo.
Avec cet essai bref et limpide, Kristin Ross fournit un cadre conceptuel et pratique qui contribue à « oeuvrer dans les conditions du présent » en ranimant « le monde ancien qui répond le mieux à l’avenir ». Particulièrement inspirant !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

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