La fin du monde

« Il y a un point d’intersection magique, mais il est caché. »
À partir d’un poème d’Elias Soma

paru dans lundimatin#314, le 22 novembre 2021

Ce mois d’octobre voit paraître aux éditions Hourra un recueil de poèmes intitulé La fin du monde, signé Elias Soma. Ce petit livre gris, compact, 48 pages, à la quatrième de couverture muette, qui s’ouvre sur Le Déluge de Poussin et finit avec un Effet du soir de Cézanne, tout de noir et de blanc, m’a touché d’une étrange manière. C’est cela que je voudrais retrouver dans les lignes qui suivent. Pas mon sentiment, mais le point de contact.

Comme Elias Soma sera au Monte-En-L’air ce mardi 23 novembre à 19h pour présenter son recueil La fin du monde, nous republions cette recension enthousiaste.

Parce qu’au contact de ce petit objet, on fait comme un voyage dans la profondeur. Si à l’endroit du titre sont placés les quatre mots la fin du monde, il me semble qu’ils sont là comme pour nous faire partir de l’endroit où on est, aussi superficielles que soient ses coordonnées. La poésie a cette grâce de nous situer, de nous prendre par main, de nous tutoyer. La fin du monde, nous y sommes. Et dès le second poème, s’amorce une descente dans l’épaisseur, dans une intensité qui périme le thème, trouble sa surface : « … et la fin du monde n’importait guère ». On n’ira pas ailleurs, on ira plus loin.

Les quatre sections muettes, sans titre, qui découpent le recueil, agissent comme quatre niveaux de décantation d’où le titre ressort métamorphosé, comme du papier photo révélé par des bains successifs. Quand on lève la tête, notre site historique n’a pas changé, sinon de quelques minutes, mais il n’est plus tout à fait le même. C’est ce parcours que je voudrais essayer de retracer, avec l’intuition que l’éclaircir peut œuvrer à le rendre plus contagieux.

*

La fin du monde – ces quatre mots nous arrivent un peu comme à travers une anesthésie. C’est une expression pour laquelle le matraquage quotidien a écrasé nos seuils de sensibilité. On n’écoute pas, on y est pas. Point de départ. « Il fait tôt, et le mal se déguise en gris. »

A/ Dans la couleur

L’écriture n’est jamais description, c’est ce que je me suis dit très vite en lisant ces pages. Elle imprime en nous son économie de l’attention. L’événement le plus réel qui arrive d’abord à cette configuration neutralisée de fin d’un monde, c’est celui de la couleur. « Y a du jaune depuis ma fenêtre. » Déviation infime, clinamen – début d’un monde. Chaque poème se masse en un carré qui tient sur une page, et au fil des mots s’y aiguise notre sensibilité à des couleurs d’habitude imperceptibles. « T’es nue en rentrant dans le bleu. Presque invisible. » Cette invisibilité, ce n’est pas celle de couleurs imaginées, mais celle qui émerge de contrastes réels lorsque notre attention se souvient qu’elle est politique de l’attention. « N’oublions les images en cercle. J’ai vu les chevaux apparaître comme des éclairs entre les arbres. » Le poème comme machine de vision, au travail sur le toit du monde, cherchant à en accentuer la pente, les zébrures fatales, les contrastes, tout simplement. « Avant de mourir, j’ai reçu le fusain. Je voudrais obscurcir ton dos. La cuisine à deux heures du mat’. » C’est tout un monde qui émerge du bloc uniforme de la fin du monde  ; monde cesse d’être un mot, il gagne une existence propre, devient « cosmos irréparable », bourré d’arêtes, de lignes brisées, irisé de contrastes, pullulant de petites choses. Qui soudain vous sautent au visage. « Je regarde un vieil agenda. Comme la peau d’une vie. »

Quand un monde finit, c’est son architecture de re-présentations qui s’effondre, et avec elle tous les gestes de reconnaissance et d’identification qu’elle autorisait. Dans cette atmosphère faite de couleurs inédites, jamais publiées jusque-là, où montent les présences, le quelconque est le plus remarquable. « Les phares d’un Transilien qui frôle le quartier. Du calme. ». Ce qui s’élabore au fil de ces pages, je crois, c’est une expérimentation rigoureuse de ce genre de moments, et la tentative pour façonner un langage capable de les dire, de se les dire. « Elle était une pluie qui commençait tard et s’arrêtait après le coin de la rue. ».

Bref, « tu caresses timidement la lumière de cette planète ».

L’expression la fin du monde, coulée d’un bloc lisse et froid, est enfoncée à une extrémité, au coin du monde. La couleur comme choc, comme effraction. Comme première touche du programme poétique annoncé d’entrée de jeu, non pas à réaliser, mais déjà advenu : « Les doses de silence se sont effondrées comme des vaisseaux atlantiques. »

Et par cette voie d’eau, c’est le temps qui remonte.

B/ Boire le temps

Théoriquement, on a souvent opéré le retournement suivant : nous ne vivons pas la fin des temps, selon un modèle apocalyptique majeur, mais le temps de la fin, en mineur, soit un moment de suspension où le progrès a arrêté son vol et où d’autres histoires ne sont pas encore apparues. Ici encore, une expression repérée vient marquer un point de départ, l’amorce d’une descente en intensité : « C’est le temps de l’arrêt ». Mais si l’arrêt est bien « la formule du temps », comme le dit le même poème, c’est en fait « un faux secret », faux à la fois parce que tout le monde le partage, et parce qu’il n’enferme aucune réalité. La vérité du temps se situe à un endroit sensible où c’est la suspension elle-même qui devient événement. « Pas besoin d’attendre ». L’écriture vient raturer la formule uniforme de l’arrêt, elle fait place aux fragments de temps qui travaillent à se singulariser, refusent d’intégrer l’époque (épochè, en grec, c’est la suspension). « Le jour est seul parce que rétif. Demain sera une fidèle exception. » Dès lors, ce n’est pas seulement que le temps est hors de ses gonds, comme on dit après Shakespeare, c’est qu’il existe davantage que tout le reste, palpable de colère, hors de lui, ex-istant, présent qui a écroulé la cloison qui le séparait de la présence. Et ça dure étrangement. « Le banc s’allonge sur la pelouse où certains insectes marchent en faisant des W. »

Quand une époque prend fin, ses techniques de domestication du temps se mettent à enchaîner les ratés. Les minutes peuvent dérailler, et devenir de petits monstres. Le temps regagne sa puissance native ; « Il pourrait nous ébranler sans tremblement de terre. » dit un poème.

A chaque page tournée, la fin s’en trouve comme avancée.« Un univers s’écroule avant minuit. » On apprend en effet peu à peu à entretenir avec elle un rapport non hystérique, à la négocier au présent, pour ce qu’elle est, surface sensible d’existence, chance et malchance, défaites et victoires, et pas uniquement pour la menace qu’elle sera.

« C’est un nouveau siècle à nouveau et les derniers verres sont servis. »

Le passage du temps, qui ne passe pas vers un ailleurs mais s’enroule en bouillonnant autour d’une fin, se fait alors écoulement sensible, liquide. Une délicate connexion se répète entre temps et boisson. « J’aime le temps, comme la bière qu’on m’offre quand j’ai plus d’argent. » On l’apprécie d’une manière neuve, c’est presque avec un autre sens qu’on peut percevoir sa douceur (« Obnubilum. Furtivement, on traverse ce grand nuage. Avant je ne comprenais pas le repos. ») comme son insondable dureté (« Cette guerre est un liquide qui baigne nos cœurs »). Parmi tout ce qui existe, le temps, souvent cantonné au rôle de véhicule impalpable, a désormais pris le devant de la scène. « Elle m’a appris le jour. Et j’ai compris les décennies. Le monde ne nous séduit pas d’avantage. » Et cette sensibilité nouvelle est sans retour. « Le retour impossible ». Elle est nôtre, définitive. « J’irai pied-nu jusqu’au bout du temps ».

C’est par là que le temps rejoint la couleur. « La figure du temps devient bleue comme les encres qui baillent dans les criques ». Comme la couleur, il frappe au carreau de notre absence première. Ou plutôt il en éparpille les éclats, exauce leurs tranchants.

À toute vitesse. Parfois.

« […] La danse des feuilles, les bières à l’Arsenal. Je vous écris. Il faut choisir. Mai veut dire les montées et les descentes. Chronotopie. On se laisse bousculer. Je vous jure, la barricade est la seule œuvre d’art qui déchire le monde. Le noir électrifie l’air à quarante kilomètres. Quai de la Rapée. Pourtant les gens se cachent pour faire l’amour et ne rien cacher. Un type regarde depuis une fenêtre ouverte et tient sa clope avec la main gauche. […] »

C/ Les dernières sections

Le titre du recueil, drainé par l’écriture, est très vite conduit jusqu’à un plan d’attention qui le rend méconnaissable, et nous avec. Et pourtant, nous n’avons encore arpenté qu’une part infime de ce qui déferle réellement sur lui. Le long des deux dernières sections, s’accumulent d’étranges effets, qui chargent la fin du monde, tout le recueil, comme un ciel d’orage. Difficile de les suivre avec la courte bride de mon récit de lecture. Il faut les traverser, tenir l’intensité, pas moyen autrement. « L’arche de papier. Faut monter et tenir bon. » Se rapprochent comme des effets d’intersection, où un objet quelconque s’enchante d’une décision indécidable. « Le vide à travers la fenêtre du bar est une éternité fragile. ». Les points se mettent de plus en plus à fonctionner comme des pivots où l’écriture bifurque vers une direction insoupçonnée, écriture portée à la limite de la rupture, forcée à la justesse des reprises, ce qui semblait éjecté de la ligne d’écriture la regagnant d’une manière jouissive et souterraine, tout juste. « Le linge sèche sur les chaises. La pluie est une habitude réservée aux chiens de lune. On le sait. Trop d’alcool. Trop d’eau. Trop de temps pour penser. La paranoïa est la drogue la plus acide. » Le texte se creuse aussi de polarisations où les espaces déjointés du « cosmos irréparable » trouvent un temps un centre de gravité qui densifient leur présence. « Un mort dans la constellation de Stalingrad est à l’origine de quelque chose et à la fin d’une feuille écrite des deux côtés. Machine à écrire. ». « Une bouteille se dresse au centre d’une galaxie verticale. J’y crois. Un journal. »

D/ Opérer sur la présence

On peut parler formellement d’intersection, de bifurcation, de polarisation. On pourrait aussi en tirer des analogies avec la course du monde, ou des ripostes politiques, tactiques. Le recueil n’interdit pas cela, il se place ailleurs, il s’amorce là où ces figures deviennent effectives, charrient des effets qui viennent opérer sur la présence (à soi, aux choses), sur la manière dont les choses se donnent à nous et nous à elles. Avant d’être débranché de toute effectivité pour aller se ranger sur l’étagère de l’esthétique, poème voulait dire parole qui produit (poïesis), parole efficace qui fait, qui donne à vivre, à expérimenter. Pour nous faire oublier cela, il aura fallu toute l’entreprise proprement moderne de pétrification des opérations sur la présence – de l’arasement de la magie à la capture des moyens de production. Et c’est cette fonction, la plus simple et la plus simplement bouleversante, que fait resurgir La fin du monde, qui dès son titre se branche au cœur de l’époque, pour ne la laisser tranquille qu’une fois que son message apocalyptique de basse intensité a été rendu méconnaissable, explosé en mille éclats désormais capables de nous toucher. Explosé dans la couleur. Le recueil, qui ne dévie pas un instant de cette ligne de la parole efficace, expédie en deux questions toutes ces considérations sur la poétique (sur le rôle du poème), en deux questions qui sont deux coups de poing : « Tu crois que ce poème est obscur ? Tu crois que ce poème est un poème ? »

C’est quand on referme le livre que ça commence. Fermer le livre. Sortir. Et soudain la rue. Il paraît qu’un premier état de recueil comportait le sous-titre « rites et mythes ». Comme si, à la fin du monde, au temps de la fin, s’inventaient des rituels nouveaux, chargés d’opérer sur la présence des choses un temps plastifiées par la modernité. Comme si. J’aime à penser que retirer ce sous-titre fut comme retirer le comme si, résorber l’intention pour laisser place à l’acte. Ça opère ou ça n’opère pas, le filet d’aucun sous-titre ne peut venir rattraper cela.

Tous ces mots que j’ajoute aux poèmes d’Elias Soma, c’est simplement pour dire que, sur moi, ça a marché, ça marche.

Pour vous poser une question aussi : à quel point cet effet est contagieux ?

Pour poursuivre l’expérimentation.
*

« … et finalement en fin une histoire » sont les derniers mots. Après un long hiver de suspension au bord d’une apocalypse abstraite, d’une apocalypse brandie comme arme politique qui force à tout accepter, et jamais exposée dans sa réalité qui obligerait à un sursaut, après la fin du monde, donc, une histoire (re)commence.

La suite nous appartient.

Symplokè

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