La farce républicaine

Réflexions sur la manifestation du 29 novembre place de la République

paru dans lundimatin#38, le 30 novembre 2015

Par un manifestant anonyme

Signataire de l’appel à manifester place de la République le 29 novembre à 14h, je me suis donc rendu place de la République le 29 novembre à 14h, par souci de cohérence.

Arrivé par le métro à 14h pétantes, je sors « place de la République » et me retrouve de plain-pied dans la manifestation. L’ambiance est festive, internationaliste, écologiste, anarchiste et dans leur immense majorité les quelques milliers de manifestants sont ostensiblement pacifiques. Je tâche de me fondre parmi eux.

Je fais le tour de la place pour me faire une idée du dispositif policier et des forces en présence. C’est de la sorte que, tout en gardant les pieds sur terre, on peut obtenir une vue du ciel. Toutes les issues de la place de la République sont gardées par une double rangée de CRS, voire une triple, voire davantage. Je comprends que la manifestation sera tolérée, à condition de s’en tenir à la place de la République. Eh bien soit, manifestons de la place de la République à la place de la République, pensai-je.

Je rencontre un couple d’amis, et aussi un camarade italien. Il travaille sur la fonction politique du cinéma documentaire. Nous parlons de Route 181 d’Eyal Sivan et Michel Khleifi et je lui retrace en quelques mots la réaction que ce documentaire a suscitée en France du fait de l’activisme mémoriel d’un groupe d’intellectuels et d’artistes, et le livre que j’ai écrit à ce sujet. Nous sommes alors du côté est de la place. Il doit être peu avant 15h. On aperçoit soudain des mouvements de foule et des tirs de bombes lacrymogènes depuis la rue du Temple. On distingue quelques groupes d’individus vêtus de noirs et cagoulés, apparemment décidés à en découdre avec les forces de l’ordre. La tension monte soudainement. Mon camarade me fait alors remarquer qu’en termes géostratégiques, nous sommes faits comme des rats, et qu’il vaudrait donc mieux trouver une issue. Or les CRS, à certains endroits, laisseraient maintenant passer, soigneusement filtrés et au compte-goutte, les manifestants décidés à quitter les lieux. Je suis partagé : d’un côté je poursuivrai bien la discussion avec le camarade italien qui lui s’apprête à partir, outre que j’ai depuis deux jours un sévère torticolis que le vent froid relance, mais d’un autre côté je suis curieux de comprendre la stratégie policière…

Après quelques minutes d’hésitation, la douleur l’emporte. Je me décide à sortir du côté du boulevard Saint-Martin, côté ouest donc, par où sont sortis le couple d’amis et le camarade italien. Il ne doit pas être encore 15h30. Mais apparemment, les ordres ont été modifiés entre-temps : ils ne laissent plus sortir. Et les CRS arrivent maintenant en rangées serrées depuis l’est de la place de la République. L’étau commence à se refermer. Nous occupons dorénavant la moitié ouest de la place. Toutes les issues sont bloquées. Par à coup, il y a des percées policières en terrain « ennemi » : ils viennent par petits groupes mobiles, attrapent des manifestants, les embarquent.

Il doit être environ 16h. Nouveaux mouvements de troupes. Les CRS avancent maintenant du sud vers le nord, si bien que nous n’occupons plus que le quart nord-ouest de la place de la République, sévèrement encadrée par des rangées serrées de CRS, elles-mêmes renforcées à l’arrière par d’autres rangées serrées de CRS, chargées elles d’empêcher l’arrivée de manifestants depuis l’extérieur de la place. Les percées en terrain « ennemi » se poursuivent : manifestants saisis, arrachés à leurs camarades et embarqués. Arrestations arbitraires ? C’est apparemment à la gueule du client.

L’ambiance n’en continue pas moins d’être festive parmi les manifestants, et ostensiblement pacifique. Nulle trace parmi eux, de mon humble point de vue, de la vingtaine d’individus vêtus de noirs, masqués et apparemment hostiles aux forces de l’ordre. Les CRS, du reste, de plus en plus proches de nous, sont à l’évidence détendus. Je tente le tout pour le tout : « Pardon Monsieur, la sortie, c’est par où ? ». - « Y a pas de sortie Monsieur ». Au moins c’est clair.

Nouveaux mouvements de troupes. Nous sommes à présent regroupés en un petit carré à l’entrée du boulevard Magenta, coincés contre le mur d’un bâtiment à l’angle nord-ouest de la Place de la République. Il doit être 17h. Nouvelles percées en terrain « ennemi » : des CRS attrapent des manifestants, les arrachent à leurs camarades et les embarquent. Une percée de cette sorte, dans un tel petit carré, finit par produire une sorte de mouvement de foule, si bien que l’on se retrouve poussé, malgré nous, contre la rangée de CRS qui bloque l’accès au boulevard Magenta. Ceux-ci, manifestement contrariés par ce soudain mouvement de foule, sortent leurs bombes lacrymogènes et tirent à bout portant. Outre mon torticolis de plus en plus douloureux, j’ai à présent les voies respiratoires et les yeux en feux. Une jeune manifestante, à côté de moi, s’évanouit. Les CRS, à deux mètres, la font évacuer immédiatement. Ils ont donc du cœur. Je me dis alors que je pourrai feindre l’évanouissement. Mais mon torticolis est décidément trop douloureux pour risquer pareille galipette. Je renonce. Une jeune camarade me prend en pitié : expérimentée, elle a du sérum, m’en déverse généreusement sur les yeux. Je vais beaucoup mieux. Trouver l’amour dans des circonstances pareilles... Hélas, après m’avoir soigné, elle m’abandonne à mon sort.

De 17h à 19h nous sommes donc coincés dans ce petit carré. On a froid. Très froid. Un camarade me dit : « C’est du dressage ». Je lui réponds : « Oui. La seule consolation, c’est qu’ils ont aussi froid que nous ». – « T’inquiète pas, ils sont bien couverts ». Y a des jours, comme ça…

L’étau est tel, à présent, que la proximité avec les forces de l’ordre est quasi-physique, si bien que des discussions s’engagent, non loin de moi, entre de jeunes manifestantes et des CRS. Décontraction, sourires de part et d’autre. Certains camarades voient d’un mauvais œil cette fraternisation illusoire avec nos matons. Pour ma part, je suis partagé. Etablir un dialogue humanise la situation, et peut éventuellement rendre moins automatique le tir de bombes lacrymogènes. La camarade qui m’a soigné au sérum est précisément en pleine discussion avec deux CRS, quasi attendri par sa juvénile innocence. Je lui demande s’il lui reste du sérum. « Non, j’en ai plus ». Je fais mine de changer de sujet : « C’est vrai, tu as raison, ce ne sont pas de mauvais bougres. Et ils ont froid comme nous ». Mieux vaut en effet la tenir en dehors du secret, pensai-je. Qu’elle sympathise, non loin de moi, avec ces CRS, peut m’être utile. C’est lâche, je sais, mais j’ai trop mal au cou pour supporter une nouvelle salve de bombes lacrymogènes ou feindre l’évanouissement. Que Dieu me pardonne.

Dans la prison que forme l’étau policier, l’ambiance est toujours aussi festive. On entonne : « Nous sommes séquestrés, appelez la police ». Un camarade acrobate monte en haut de l’arbre de la connaissance qui se trouve là et y plante le drapeau multicolore de la paix. Une sono, par moment, diffuse une musique techno, et alors la prison devient une rave party improvisée. Si ce n’était les percées policières en terrain « ennemi », arrachant des camarades et les embarquant, l’ambiance serait décidément pacifique et festive.

Plus mon torticolis est douloureux, plus mon sentiment est diffus à chaque percée policière : faut-il leur glisser entre les doigts ou bien souhaiter être embarqué de manière à échapper au froid ? Si après tout c’est notre sort à tous, autant en finir tout de suite. Mais apparemment, je ne les intéresse pas. Il est vrai que, vu mon accoutrement, et mon torticolis, j’ai un peu l’air d’un Lord anglais égaré dans une manifestation ouvrière. Je ne suis pas typé « classe dangereuse ». Décidément lâche, je tente encore le coup : « Pardon Monsieur, la sortie, c’est par où ? ».

...

Après 19h, une file de manifestants commence à se dessiner à un endroit. Les CRS semblent enfin laisser sortir, un par un, après une petite fouille au corps. On hésite : est-ce le chemin du panier à salade ou du retour à la vie normale ? Je me glisse dans la file. Après une fouille cordiale, je passe entre les CRS : « Il est fait celui-là ». Qu’est-ce à dire ? Cela fait quatre heures que nous sommes faits comme des rats, ainsi que me l’avait prédit mon camarade italien à 15h ! Puis je comprends que cela veut dire que j’ai été fouillé. On me laisse passer. Je marche une cinquantaine de mètres jusqu’à une autre rangée de CRS, qui eux bloquent l’accès à la place de la République. J’hésite… Un CRS se retourne et me voit, me fait signe de passer. Je passe… Retour à la vie normale. Il est 19h20.

Je rentre chez moi. J’écoute et lis les informations. La classe politique est quasi unanime, du PS au FN : elle condamne les violences des manifestants de la Place de la République et s’indigne qu’ils aient utilisé les bougies du « mémorial des victimes du terrorisme » pour agresser les forces de l’ordre. On parle de plus de deux cents arrestations. Pour ma part, j’ai aperçu une vingtaine de manifestants aux motivations apparemment violentes, autour de 15h. Pendant les quatre heures qu’a duré la prise d’otages, en revanche, je n’ai pas vu un seul geste violent, à l’exception des percées policières en terrain « ennemi », sinon violentes, du moins physiques. Mais je ne prétends pas avoir une vue du ciel. Cela dit, comme j’ai étudié plusieurs années d’antiques textes dits « religieux », je suis en mesure de me faire, disons, une conception subjective de la vue du ciel. Elle vaut ce qu’elle vaut. Je vous la livre :

Les quelques dizaines d’individus (disons entre vingt et trente) soucieux d’engager le combat avec les forces de l’ordre, notamment en jetant des projectiles avec intention explicite de nuire, ont évidemment une fonction objectivement réactionnaire : justifier dans un premier temps les assauts des forces de l’ordre et leur répression de la manifestation puis, a postériori, dans un second temps, justifier l’interdiction de la manifestation en question. Quant aux motivations subjectives de ces lanceurs de bougies, de pierres ou de bouteilles, je les crois principalement narcissiques : ils éprouvent de la jouissance à combattre les forces de l’ordre, plutôt que le désir de transformer le monde ou, plus modestement, le rapport de force inégalitaire.

Les centaines de CRS disposés tout autour de la Place de la République avaient quant à eux pour ordre d’empêcher que les manifestants puissent défiler. Puis, au fur et à mesure du déroulement des opérations, on comprit, et peut-être comprirent-ils aussi, qu’ils avaient également pour ordre de prendre au piège quelques centaines de manifestants afin d’opérer un nombre d’interpellations et de garde à vues vraisemblablement arrêté d’avance. Il s’agissait à l’évidence de rappeler que la manifestation étant interdite, quiconque se trouvait là était coupable. Et qui n’avait pas quitté les lieux après les premières échauffourées allait bientôt se retrouver séquestré, le paradoxe étant que la stratégie policière a donc consisté à faire durer la manifestation interdite. Ainsi bon nombre de ceux qui, comme moi, souffraient du froid, se sont vu contraints par la police de braver l’état d’urgence jusqu’après 19h, lors même qu’ils auraient volontiers cessé de le braver dès 15h30, afin de parler littérature ou cinéma, par exemple.

La presse, quant à elle, se fait largement l’écho des violences. Sur le site de « Vingt minutes », le lundi matin 30 novembre, on peut lire le compte-rendu suivant :

« Ce sont des petits groupes violents qui s’en sont pris aux forces de l’ordre avec des projectiles » comme des « bougies voire une boule de pétanque », a indiqué le préfet de police Michel Cadot, précisant que personne parmi les manifestants ou les policiers n’avait été blessé. Ces « petits groupes » dont certains « le visage masqué » et « porteurs de projectiles » ont « essayé de passer » à travers le dispositif policier au niveau de l’avenue de la République. Quelque 200 à 300 d’entre eux ont donc été « canalisés » par les forces de l’ordre sur la place et, parmi eux, une centaine interpellés.

La classe politique a donc quasi unanimement condamné la violence des manifestants et, surtout, elle s’est indignée de la « profanation » du mémorial des victimes du terrorisme. Le mot, en effet, a été lâché par l’un des animateurs de ce mémorial et repris en boucle par certains organes de presse. Sur le site de L’express, on lit, ce même lundi 30 novembre :

« C’est une profanation, c’est indécent » : sur la place de la République, mémorial improvisé depuis les attentats de Paris, des militants radicaux n’ont pas hésité à se servir d’objets déposés en hommage aux victimes pour en découdre avec les forces de l’ordre à la veille de la COP 21. « Cette statue, c’est la tombe des victimes des attentats », s’étrangle Bertrand Boulet, membre de l’association « 17 plus jamais », qui a entretenu le mémorial de fleurs, petits mots et bougies déposées au pied de la statue après les attentats de janvier et à nouveau après ceux du 13 novembre.

En réponse aux accusations, des manifestants expliquent à qui veut bien entendre qu’ils ont justement fait une chaîne humaine pour empêcher les « casseurs » d’instrumentaliser les bougies en verre du mémorial, quand d’autres diffusent des photographies de CRS marchant sur ledit mémorial. Pour ma part, j’étais alors en train de discuter de l’art du documentaire politique avec un camarade italien, à l’écart des échauffourées, et n’ai donc rien vu. En revanche, j’ai en souvenir la « Une » récente de Charlie Hebdo : « Daesh inverse la courbe du chômage ». C’est le titre d’un dessin figurant la ville de Paris totalement investie par des parachutistes français (identifiables au béret rouge) [1].

Faut-il donc s’indigner qu’on ait saccagé le « mémorial des victimes du terrorisme » érigé au pied de la statue de la République après les attentats de janvier 2015, puis étoffé après ceux de novembre, ou faut-il s’indigner que les valeurs républicaines censées être sacralisées par un tel mémorial (la liberté d’expression en premier lieu) soient de la sorte instrumentalisées, si bien qu’elles servent à présent de légitimation à la répression policière d’une manifestation doublement symbolique puisqu’elle visait d’une part à dénoncer, au nom des générations futures, l’exploitation et la gestion irraisonnées des ressources d’une planète que nous habitons tous, de quelque ethnie, nation ou religion que nous soyons, d’autre part à alerter le gouvernement français sur le danger que représente une lutte anti-terroriste irrespectueuse des valeurs républicaines ?

Ma réponse à cette question n’engage que moi, manifestant anonyme de la place de la République le 29 novembre 2015, et elle est la suivante : autant je déteste qu’on jette des projectiles sur les forces de l’ordre, comme sur quiconque, qu’il s’agisse de bouteilles, de pierres ou de bougies en verre provenant d’un mémorial, autant je trouve aimable, et même salutaire qu’on détruise les idoles. Or un mémorial dont la fonction, d’une efficacité symbolique remarquable, est, outre de consacrer un culte à la mort, d’interdire la pensée et l’action d’hommes et de femmes libres, n’est pas autre chose qu’une idole.

Mais évidemment, on n’est pas obligé de partager ce point de vue, celui d’un talmudiste juif anonyme, et aussi d’un individu fort au fait des usages idolâtres des mémoriaux. J’en discutai justement avec mon camarade italien lorsqu’on profanait le temple républicain. Et comme disait l’autre : « après la tragédie vient la farce ».

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