La fabrique des Là-Pas-Là

ou le non-présentisme comme manière de vivre
[Lettre ouverte aux parents d’élèves]

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Après celui de l’absentéisme, des élèves comme des professeurs, un autre fléau s’abat sur l’Éducation Nationale : le non-présentisme, conséquence directe d’années de réformes visant à transformer l’École en Entreprise cool - la dernière en date (Blanquer) ayant drastiquement accéléré le processus déjà en cours. Le métier de professeur s’en est trouvé dénaturé, le métier d’élève détruit, redéfinis subrepticement, l’un comme l’autre, par des effets de structure. Le Lycée ainsi réagencé, vise à produire un nouveau type d’individu, et y parvient.

La différence entre les deux fléaux, le sempiternel absentéisme et le flambant neuf non-présentisme, au premier abord si semblables, est, en réalité, de taille et mérite une analyse approfondie. L’absentéisme inquiétait, le non-présentisme a plutôt tendance à plaire.

Pour que l’explication soit accessible aux non-initiés au langage et aux ressorts de l’Éducation Nationale, l’auteur fait l’effort d’expliquer la situation en s’adressant aux parents d’élèves sous la forme d’une lettre ouverte, en reformulant en français courant et en agrémentant le raisonnement d’exemples concrets.

Cher parent de collégien, parent de lycéen, parent non-prof,

Tu te plains parce que les professeurs de ton enfant sont souvent absents. Si tu n’es pas de ceux qui disent « ouais, les fonctionnaires de toute façon ça ne fout rien », tu penses que c’est parce qu’il n’y pas assez de professeurs et il n’y a pas assez de professeurs parce que l’Éducation Nationale s’emploie à rendre le métier de plus en plus pénible. Tu as raison, il y a de ça, mais tu ne sais pas tout, c’est plus subtil, tordu et compliqué que ça. C’est structurel. Ce n’est pas parce que quelque chose ne fonctionne pas bien que le professeur de ton enfant est absent. C’est justement parce que tout fonctionne parfaitement bien qu’il est absent.

Et, d’ailleurs, ton fils, n’est plus vraiment là non plus et lui, on ne pourra pas le remplacer.

Si tu as le temps et l’envie d’essayer de comprendre les choses en peu plus en profondeur, je t’explique.

(Après, à la fin, j’aurai aussi un ou deux services à te demander).

Espace et temps : les lois de la physique

Toi, tu as fréquenté un lycée, parent. Ton enfant, le lycée, il ne connaîtra pas. Il fréquentera une boîte-à-projets, à mi-chemin entre un centre social et la salle d’attente de Pôle Emploi. Dans la boîte-à-projets, on l’occupera avec des activités plus ou moins ludiques et cool, dans une atmosphère dite bienveillante, tout en le menaçant de mort sociale en l’évaluant et en le notant sans cesse. Parcoursup rôde. Mais avec bienveillance.

Ce lieu, encore fallacieusement appelé « lycée », est régi par des lois différentes par rapport à celles qui régissent le reste de l’univers. Par lois j’entends les lois de la physique. Dans ce lieu, par exemple, le temps est extensible, si bien que chaque journée dure 43 heures et chaque semaine 9 jours. Ce qui explique qu’on arrive à faire tellement de choses, entre les cours, les projets, les sorties, les bacs blancs, le vrai bac en mars ! C’est ça, on a beaucoup plus de temps qu’ailleurs.

Ou alors ce n’est pas ça, je n’ai pas tout compris. Les journées d’école durent bien de 8h à 18h et la semaine ne fait que 7 jours dont 5 ou 6 de cours, mais les personnes peuvent se trouver à deux endroits « en même temps », ce qui est, tu en conviendras, impossible partout ailleurs. Là, c’est possible. Dans la boîte-à-projets, un professeur peut « en même temps » accompagner une sortie et faire cours. De la même manière, l’élève Kevin peut « en même temps » passer l’examen pour la certification de Cambridge et assister au cours de philosophie. « En même temps » : on ne l’avait pas vue comme ça cette expression, mais en réalité c’est à ce contexte qu’elle s’applique le mieux, avec le plus de prégnance. « En même temps ». D’où, pour que personne ne sache que ton fils perd plein d’heures de cours, la nécessité d’inventer le bonhomme-à-flèche, icône du non-présentisme.

Le bonhomme-à-flèche

À tel point, dans la boîte-à-projets, les gens peuvent être là et pas là « en même temps » que Pronote - tu sais, le site que ton enfant consulte fébrilement pour surveiller sa moyenne trimestrielle ? - a inventé une icône pour ça : le bonhomme-à-flèche qui désigne ce que l’on appelle un « élève détaché ». Oui, parent, tu as bien lu : « élève détaché ». C’est quoi ? Pourquoi ?


Tu te rappelles, parent, quand tu étais au lycée tu étais dans une classe, disons, la Terminale 4, et la prof d’histoire organisait une sortie au musée ? Tout le monde était content parce que, pendant une journée, exceptionnellement, on ne faisait pas cours. C’est-à-dire que, les cours n’étaient pas dispensés à ta classe, la Terminale 4, ce jour-là, puisque la classe n’était pas là. Toute la classe. La prof d’histoire de ta classe vous sortait tous et donc le prof de maths de ta classe pouvait se dire ce jour-là « j’ai une heure qui saute avec les Terminales 4, ils sont en sortie ». Or, Jean-Michel Blanquer a fait éclater la classe. Ton enfant, s’il est en Première ou en Terminale, il a une partie de ses heures de cours dans sa classe d’origine (heures de tronc commun) mais aussi une grande partie de ses heures de cours dans d’autres regroupements (spécialités, invention de Blanquer, et options). Si bien que, imaginons : Kevin et Odile sont dans la même classe, la Première 3, mais Kevin a choisi allemand comme deuxième langue, « spé » physique, « spé » maths, « spé » SVT, alors qu’Odile, elle, fait espagnol, « spé » musique, « spé » HLP, « spé » HGGSP (on reparlera des sigles et acronymes). Ils ont cours ensemble une partie du temps mais, pendant leurs heures de spécialité et leurs heures d’option, ils sont dans des groupes différents. Ok. Qu’est-ce qui se passe donc, concrètement, si l’un des professeurs de « tronc commun » de la Première 3 décide d’organiser, par exemple, une sortie, ou si l’établissement décide de soumettre les élèves de Première 3 à une session de « sensibilisation à » quelque chose ? Visualise, parent. Il se passe que, comme toi à ton époque, ni Odile ni Kevin ont cours de jour-là. Mais, au lieu de juste ne pas avoir cours parce que le cours est supprimé parce que la classe n’est pas là, il y a des tas de cours qui auront lieu mais auxquels ni Odile ni Kevin pourront assister. Tous les cours de « tronc commun », en classe entière seront supprimés, mais tous les autres auront lieu et Kevin et Odile seront absents. Non, pardon, justement, ils seront non présents. Non présents : ils seront signalés par un bonhomme-à-flèche sur Pronote dans tous les cours de spécialité et d’option qu’ils louperont. Coté profs, les professeurs de matières du « tronc commun » seront libérés. Les professeurs de spécialité et d’option se retrouveront face à un groupe mutilé de tous les élèves en provenance de la Première 3. Ils feront cours au reste des élèves, ceux qui viennent d’autres premières, Kevin et Odile devront rattraper le cours... Ajoute à ça, parent, qu’une sortie s’accompagne. Seront donc supprimés aussi les cours du professeur organisateur et des professeurs qui accompagnent. Il faudrait faire le calcul du nombre d’heures de cours qui sont perdues ainsi pour les élèves. Heures perdues qui ne sont pas considérées comme des absences. Personne ne le saura jamais.

Observons donc le site d’Index éducation (les gens responsables de Pronote).

On le voit apparaître, le bonhomme-à-flèche, invention de 2022. Ils en sont fiers.

Il s’agit de l’une des quatre catégories d’élèves « non présents » :

  1. « exclu » (point d’exclamation blanc sur panneau rouge, parce que c’est grave et dangereux, un peu comme un spam),
  2. « en stage » (usine bleue, parce que, bien sûr, travail = usine),
  3. « absent » (chaise vide devant un pupitre, noirs : l’absence c’est triste),
  4. « détaché » (buste de bonhomme avec une flèche qui sort de sa tête, là aussi, on pourrait commenter...).
    L’absence n’est donc que l’un des quatre états que connaît la non présence. De telle sorte que le professeur de philosophie de Kevin qui, ne le voyant pas en cours, aurait pensé autrefois innocemment qu’il était absent, sait maintenant que Kevin est simplement non présent, ah ce n’est pas tout à fait la même chose, il n’est certes pas là, mais il est tout sauf absent : il est un « élève détaché ». Il est là-pas-là. Il est peut-être dans l’établissement, mais occupé à autre chose, peut-être en sortie. Il est présent-absent. C’est donc qu’il est soumis à des lois autres que celles qui régissent le reste de l’univers. Ce n’est que grâce à cette suspension des lois de la physique que le lycée fonctionne parfaitement et que ton enfant bénéficie à la fois de cours de qualité et d’une foultitude d’activités annexes. « En même temps ».

Les managers scolaires (certains nostalgiques les appellent encore « proviseurs ») le savent qui incitent les professeurs à multiplier initiatives innovantes, projets, partenariats, mobilités, sorties, réunions de « sensibilisation à », de « lutte contre », etc. Ils le font parce qu’ils savent que c’est possible grâce aux lois physiques spécifiques au lycée, forcément. Jamais ils ne priveraient sciemment ton enfant de cours. Le cours c’est important. Le cours c’est sacré. Bien sûr.

Ou alors…

Madame Super, la non présente

Bon. Trêve de plaisanteries. Où est le problème ?

Un professeur, il fait quoi normalement ? Cours. Alors c’est grave si les professeurs sont absents parce que, s’ils sont absents, ton enfant loupe des cours ? On est d’accord ? Mais si le professeur est là et ton enfant est « détaché » il loupe des cours pareil, ton enfant. Et pourquoi ce n’est pas grave ? Pourquoi on compte scrupuleusement les vraies absences, mais on valorise les non présences ? Pourquoi un élève qui n’assiste pas à des cours parce qu’il est absent est pénalisé (privé de félicitations, par exemple) et son camarade qui a loupé le même nombre de cours mais parce qu’il était « détaché » est considéré comme exemplaire, félicité, applaudi pour son engagement  ?

Le problème ce ne sont pas les professeurs flemmards. Je te le garantis. Les professeurs travaillent énormément, de plus en plus et essayent de faire au mieux.

« Mais si ! Il y a trop de professeurs absents ! » tu me diras. Le Président l’a encore dit le 22 mars à la télé, en effet : « je veux qu’à la rentrée prochaine, on puisse remplacer, du jour au lendemain, les profs dans les classes des élèves ». (Il veut). « Et puis il y a les contractuels recrutés par job dating... » (qui, soit dit en passant, sont ceux qui vont remplacer les profs absents, sans être formés). Oui, oui, ce sont des problèmes, en effet.

Mais, parent, tu crois vraiment que, si les professeurs étaient présents, formés, titulaires, tout irait bien ? C’est que tu ne sais pas tout, parent. Ça ne marche pas comme ça. Le problème est que tout a été déstructuré, l’École a été flexibilisée, jusqu’à la liquéfaction. Or, les cours sont une entrave à la flexibilisation. Il faut faire passer l’idée qu’ils ne sont pas si importants que ça, au fond. La preuve : tu peux comprendre sans peine que si on met le baccalauréat en mars, plein de cours vont être supprimés : il faut préparer les salles, faire passer les épreuves, puis les professeurs sont absents pour corriger les copies et assister à des réunions dans lesquelles ils harmonisent les notes (passons). Avant Blanquer, tout ça on le faisait en juin et début juillet. Maintenant c’est le mois de mars qui pâtit, en plein milieu de l’année scolaire. Des dizaines d’heures de cours de perdues pour ton enfant, à cause, non pas des profs, mais des choix politiques qui régissent leur métier. Et ce n’est pas fini.

Il faut, pour comprendre ce qui ne va pas, parler du nouveau type de professeur que la réforme Blanquer a érigé en modèle indépassable d’exemplarité. On va l’appeler Madame Super, personnage fictif mais vraisemblable, condensé de skills valorisées par l’Institution, héroïne du non-présentisme. Elle travaille beaucoup Madame Super, plus que les autres, elle veut bien faire, elle a une grande conscience professionnelle, elle fait tout ce qu’on lui demande et même plus. Mais que demande l’École de Blanquer aux professeurs ? Dans quelle situation concrète les place-t-elle ? À quoi les incite-t-elle ? Qu’est-ce qu’un bon professeur dans ce système dans lequel le cours ne vaut plus grand-chose ? Un bon professeur c’est Madame Super. Si bien que, si pour l’instant il y en a une Madame ou un Monsieur Super, au moins, dans chaque établissement et, à terme, il n’y aura plus que ça.

Cher parent non-prof, moi, maintenant, je dois t’expliquer des choses un peu techniques, sans lesquelles tu ne comprendras pas que Madame Super, la prof de français (ou d’histoire ou de mathématiques...) de ton fils, est toujours absente non présente et que ce fait n’est un problème pour personne (sauf pour ton fils et ses camarades qui n’ont pas cours mais que Parcoursup attend au tournant et qui seront donc évalués sur des notions jamais étudiées et, de ce fait, notés au pif). Non seulement ce n’est pas un problème que Madame Super ne soit que rarement là, mais c’est un « plus » pour l’établissement. « Comment ça ? » me diras-tu, « ben, non ! ». Ben si, parent, patience, tu vas finir par comprendre l’entourloupe. C’est un « plus » parce que Madame Super n’est pas malade, ou absente par flemme ou maladie, non, Madame Super est « très sollicitée » pour des projets, elle a plein de partenariats et, donc, on peut dire que, grâce à elle, le lycée lui-même a ces projets et ces partenariats et ça, c’est bien. « Mais je m’en fiche, moi », me diras-tu. Parent, du calme, essaie de suivre le raisonnement. Personne n’a dit que c’est bien pour ton fils. Autant les professeurs, individuellement, se soucient, pour la plupart, de ton fils, autant la boîte-à-projets s’en fout royalement de ce qui est vraiment bien pour lui. La boîte-à-projets veut de bons scores. C’est bien pour l’affichage et, comme c’est par l’affichage qu’on renforce l’attractivité de l’établissement, c’est bien.

Le lycée affiche qu’il a un projet « Adopte une loutre » et un partenariat avec le musée de la dentelle et ça, que tu en voies l’intérêt ou non, c’est bien. Le lycée affiche plein de projets. Si tu les isoles, tu les analyses un par un, tu penses, comme moi « c’est génial ! Ils ont dû travailler comme des malades les profs pour faire ça ! Ça a l’air passionnant ! Ah, si seulement mes profs à moi avaient su inventer de tels projets, je me serai moins ennuyé à l’école ! ». Nous sommes d’accord. Mais comment on fait tenir tout ça et les cours « en même temps » ? Et en quoi, concrètement, le zèle de Madame Super bénéficie-t-il à ta fille et à ses camarades ? Les bénéfices tirés collectivement par ses projets suffisent-ils à justifier les coûts engendrés ? La réalité, dans la nouvelle structure du lycée est que ta fille sera souvent privée de cours, « détachée », là-pas-là ou, si elle n’a pas de Madame Super, elle sera face à des profs qui, parce que les élèves de Madame Super sont « détachés », feront des cours à moitié, puis referont le même cours quand les « détachés » reviendront, placeront les évaluations dans les rares créneaux où ils savent qu’ils auront tout leur groupe... Personne ne remet en question les bénéfices des projets de Madame Super et personne n’en évalue les effets sur la structure du lycée.

Alors pourquoi les Monsieur et Madame Super prolifèrent ? Pourquoi sont-ils valorisés par l’Institution au point que bientôt il n’y aura plus que des professeurs de ce genre-là, ce qui rendra la tenue des cours purement et simplement impossible ? On te répondra « c’est bien les projets » et c’est bien parce que c’est bien (ça ne va pas plus loin que ça, en général, les réponses à ce genre de question : les « projets c’est bien » est un postulat dans l’Éducation Nationale). Je ne sais pas si c’est vraiment bien, je me méfie des postulats.

En tout cas, ce qui est sûr, c’est que « ça fait bien ». Ce n’est pas tout à fait pareil.

Attends.

Regarde.

Prenons ça par un autre bout. Observons une chose que tu connais bien : les JPO. Partons de là.

LES JPO

Le moment de vérité d’un établissement scolaire, ce sont les journées portes ouvertes, les JPO pour les initiés. Tu les as « faites » les JPO, cher parent non-prof ? Tu les as mangés les scones de la section euro anglais, la linzetorte de la section euro allemand, les fajitas de la section euro espagnol ? Elle était bonne la mozza  ? Tu as fait le jeu de piste organisé par la « spé » physique et le kahoot de la « spé » LLCE, ou HLP, ou NSI ? Tu les comprends, d’ailleurs, ces acronymes, parent ? Non ? C’est fait exprès, cher ami. Ne réussiront que ceux dont les parents maîtrisent les acronymes. Les autres, ben, c’est tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à se renseigner. Bref. Tu les as « faites » les JPO ? Bien. Tu les as vécues en tant que parent.

Un petit effort maintenant pour te mettre à la place des professeurs qui ont passé la soirée de la veille à faire les scones, de ceux qui ont dû demander aux élèves de les accompagner, déguisés en gondoliers, pour expliquer aux gens que l’« italien c’est trop cool et puis peut-être il y a un voyage à Venise ». Pourquoi ces gens font-ils ça ? Tu te l’es demandé, cher parent ? Qu’est-ce qui fait qu’un professeur qui a fait des années d’études, qui a passé des concours, qui est un fonctionnaire, dans la fonction publique - je répète : dans la fonction publique - se mue soudainement en commercial et est contraint d’imaginer des manières originales et aguicheuses pour rendre sa discipline attractive ? Ce n’est pas de l’information, tu es d’accord, c’est de la com, c’est bel et bien de la publicité. Tu ne trouves pas ça bizarre, parent ? Tu te les imagines tes profs à toi, ceux qui avaient 60 ans en 2000 et qui faisaient peur à tout le monde, en train de se déhancher déguisés en Statue de la Liberté et de tendre à ta mère, en souriant langoureux, un plateau de donuts ? (D’ailleurs, les aurais-tu respectés si tu les avais vus faire ça ?).

Le mot qu’il faut convoquer pour comprendre cet étrange phénomène qu’est la métamorphose du professeur en commercial est : « concurrence ». On n’y pense pas, comme ça, spontanément. Tu pourrais me dire « mais c’est le service public, quelle concurrence ? ». Tu es mignon, parent. Ta naïveté me bouleverse. Si tu as l’esprit un peu Éducation Nationale, tu peux comprendre que je parle de concurrence et tu peux, déjà, à juste titre, me dire d’un air entendu : « ah, oui ! La compétition privé / public ! ». Certes, mais non. Enfin. Pas que.

Il faut que tu comprennes comment ça marche. Ce qui est à l’origine de tout, c’est la pénurie.

La chute de la DHG

Tous les ans, le Rectorat donne des heures à chaque établissement scolaire pour fonctionner. Il pond ce qu’on appelle la Dotation Horaire Globale, la DHG. Ce phénomène se produit en janvier. C’est un peu comme une fête annuelle : Noël, DHG, Mardi Gras, Pâques... Mais c’est une fête triste. Lorsque l’administration de l’établissement scolaire reçoit ces informations du Rectorat on dit « la DHG est tombée ». C’est une chose qui tombe, la DHG, comme ça, et il faut faire avec. Quand la DHG « tombe » les profs sont toujours abattus et en colère, parce qu’il se trouve que le Rectorat donne de moins en moins d’heures aux établissements scolaires pour fonctionner. Donc les professeurs, se battent d’abord un peu tous ensemble, poliment, contre l’absurdité de la pénurie, puis ils renoncent parce que le Rectorat ne les écoute pas du tout, et ils commencent à se battre entre eux pour garder leurs heures et donc leur poste.

Tu commences à voir le rapport entre la DHG et la JPO ? (Déjà, si tu comprends cette phrase, je te félicite, tu progresses en Éd Nat).

Nous allons procéder de la façon suivante : d’abord une vision d’ensemble, puis, zoom. De la juxtaposition entre ces deux échelles d’analyse apparaîtra clairement à tes yeux de non-prof la perversité de la chose.

1) Un lycée, surtout un lycée de centre-ville, est souvent entouré d’autres lycées. Le lycée « recrute » ses élèves dans ce qu’on appelle un « bassin de recrutement » qui se trouve être parfois composé d’élèves riches et d’élèves pauvres. Pour des raisons que la sociologie se tue à expliquer depuis des décennies, les riches sont bons à l’école, les pauvres, moins. Le lycée doit donc essayer d’attirer les riches. On ne dit pas ça comme ça, on dit : « il faut que la mixité soit préservée au sein du lycée ». Mais en gros c’est ça, il faut plaire aux riches-bons-à-l’école, c’est mieux, comme ça on a de bons scores au baccalauréat et le cercle vertueux s’enclenche : d’autres riches feront confiance au lycée et ils y inscriront leur enfant riche, la mixité sera sauvée, etc. Ce serait l’idéal, mais de toute façon, en général, il en faut plein, des élèves, même des pauvres, on saura s’en contenter, à défaut d’avoir séduit les riches, on prend même les pauvres, parce que sinon on a peu d’élèves et le Rectorat donne moins d’heures au lycée, DHG catastrophique, professeurs qui perdent des heures, postes qui « sautent » (oui, la DHG « tombe » et les postes « sautent »)...

Donc, tous ensemble, on vend le lycée lors de la JPO. Objectif : chiper les riches-bons au lycée d’à-côté. Depuis la réforme Blanquer, qui incite les établissements à se différencier le plus possible les uns des autres, il faut considérer non pas un, mais deux arguments de vente :

a) l’offre de formation (options, ça c’est vieux, mais aussi spécialités, maintenant, merci Blanquer) ;

b) les trucs en plus (projets, ateliers, partenariats, labels...)

Quelqu’un a un jour décrété que le parent d’élève, le riche surtout, mais aussi le pauvre, est rassuré par un lycée qui aurait une « identité » forte, c’est-à-dire un lycée qui a une « offre de formation » cohérente. Depuis Blanquer, on produit ce genre d’énoncé : « il faut que l’offre de formation soit cohérente, ça impacte l’attractivité, l’identité du lycée doit être claire », on dit ce genre de choses, à l’École, sérieusement, on fait des réunions entières en parlant de la sorte. Donc, attention à l’identité dans l’offre de formation.

Mais ce n’est pas assez. Il faut rajouter des trucs, en plus, parce que l’enseignement, les cours, ça ne suffit plus. Il faut qu’il y ait des projets pour tous les goûts, des ateliers de ci, de ça, des centres de ressources, des interventions prévues de la part d’associations diverses, des classes à projet, un journal, une radio, un potager, un blender à pédales, un zome construit à mains nues par les élèves, quelque chose, bref. Toute sorte de gadgets, événements et initiatives aptes à distinguer le Lycée X de son voisin Lycée Y et à le rendre plus attractif que lui.

C’est le premier niveau, et c’est déjà en totale contradiction avec l’idée-même de service public. Tu ne trouves pas, parent ?

C’est pire après.

Jusque-là tu pourrais te dire que, au moins, ça forge un esprit d’équipe, que le team Lycée X sera à jamais soudé dans le combat contre le team Lycée Y.

2) Que nenni, parent ! Parce que, au sein du Lycée X, chaque professeur doit aussi, en catimini, chiper des élèves à ses propres collègues, à cause de la pénurie d’heures, tu te rappelles ? Si bien que, c’est tout un entrechipage d’élèves, même au sein du team Lycée X. Ben oui. Avant la réforme inventée par Monsieur Blanquer, les guerres intestines n’avaient lieu qu’entre professeurs d’option, notamment entre les professeurs de langue, mais cela n’affectait pas la structure. Peu de choses étaient « au choix » dans l’ancienne formule. Et quand il y a peu de choix, il y a peu de concurrence. On comprend bien que le professeur de néerlandais, souhaitant garder son poste, essayait alors d’avoir le plus d’élèves possible et, pour ce faire, il devait bien les chiper, ces élèves, au collègue de portugais. C’était déjà stressant, pénible, chronophage et avilissant pour tous ces gens, mais cela ne concernait qu’eux. Peu de monde. Pour le reste, l’élève avait choisi une filière (L, ES, S, STMG…) et il restait là, tranquille jusqu’au baccalauréat. Monsieur Blanquer a étendu cette compétition à presque toutes les disciplines en détruisant les filières et en inventant les spécialités, qui elles, comme les options, doivent être choisies par les élèves et sont, de ce fait, en compétition.

L’embarras du choix

Ton enfant a dû choisir son orientation en fin de troisième, il a dû choisir son lycée et, au sein du lycée, ses options. Imaginons qu’il ait choisi d’aller en lycée général. En seconde, il doit choisir trois spécialités pour la première. En première, il doit choisir quelle spécialité abandonner (oups, pardon, « valider », on dit « valider »). Les élèves devant choisir trois spécialités en première, puis choisir d’en abandonner une en terminale, toutes les disciplines sont en concurrence. Tout le temps. Année après année. DHG après DHG. Inéluctablement. Donc pas de team Lycée X, au contraire : team arabe contre team russe, team « spé » maths contre team « spé » SVT, etc., mais, bien sûr, tous unis contre le Lycée Y, forever. Tous ensemble tous ensemble eh, eh !

C’est tordu, n’est-ce pas ? Tu imagines le climat, les interactions, les dialogues, les stratégies d’accaparement d’heures ? Tu les vois autrement, maintenant, les profs à Power Point avec les photos de voyages scolaires, le jour des JPO, parent ? Tu comprends ce qui les meut ? Ils ne te font pas un peu de peine, après coup, déguisés en gladiateurs-vendeurs-d’option-latin ? Ils comptent leurs élèves, ils se demandent, tout bas, en se croisant dans les escaliers, à la récréation, « t’en as combien ? », ils se répondent « j’en ai peut-être un qui va s’inscrire, mais pas sûr », en septembre ils guettent leur liste d’appel sur Pronote, qui rapetisse, qui rabougrit, qui se dégonfle et se défait comme si elle fondait… Tu les vois, parent ?

C’est à eux que tu confies ton enfant, à des professionnels de l’enseignement, bien formés, capables, mais contraints par la menace à se conduire en commerciaux. Des gens humiliés qui, au mieux, se plient à cette mascarade en la comprenant, à juste titre, comme l’aboutissement du long processus de marchandisation/privatisation de l’École (qui culminera bientôt avec la Loi Brisson) ; au pire, ils finissent par trouver ça sympa les JPO et ne voient pas le lien entre le fait que leurs élèves se comportent en « consommateurs » (ils s’en plaignent pourtant tous les jours) et le fait qu’on leur a vendu le lycée, les spécialités, les options comme si c’étaient des vacances à Tenerife ou une paire d’Adidas.

Quant à Madame Super, tu l’auras deviné, parent, pas la peine de signaler à tes représentants que toi et d’autres parents n’êtes pas contents parce qu’elle n’est jamais là. Elle ne peut pas faire cours à vos enfants. Pas le temps. Elle est retenue par de plus nobles tâches, tâches qui lui permettent d’être bien vue par la direction et donc de garder son poste : Madame Super rayonne. Elle est une arme dans la guerre contre le Lycée Y. Son rayonnement lui vaudra un salaire plus conséquent d’ailleurs, grâce au Pacte. Le Pacte. Cette autre idée brillante n’est pas de Blanquer, mais de son successeur Ndiaye, qui réalise ainsi le rêve Sarkozien du « travailler-plus-pour-gagner-plus », mais en version cheap, style fonctionnaire-loseur. Les Monsieur et Madame Super gagneront un peu plus d’argent (vraiment pas beaucoup par rapport au travail monumental qu’ils fournissent) que les professeurs qui feront juste cours, les Monsieur et Madame Cours. En général, les profs-à-projets, les profs-à-missions, gagneront plus que les autres. Quand la DHG « tombera » qui contraindra à choisir, un peu comme dans Koh-Lanta, entre les Monsieur Cours et les Monsieur Super, les Super garderont leur poste. Les Super sont de meilleurs professeurs, ce sont les préférés des managers scolaires, parce qu’ils font moins cours que les autres, certes, mais ils savent rayonner. Ce qu’ils font ont peut l’afficher, ça fait bien lors des évaluations (audits) de l’établissement, ça peut même valoir un label  ! Après, oui, ok, ton enfant est là-pas-là, « élève détaché », bonhomme-à-flèche, il loupe plein de cours, il est privé d’enseignements précieux, mais bon, on ne va pas non plus gagner la guerre contre le Lycée Y juste en disant aux gens aux JPO « au Lycée X on fait cours ». Il y a des priorités, parent. Tant qu’il y en a une par établissement, de Madame Super, ça peut encore tenir, mais quand il n’y aura plus que des profs-à-projets ? On fera comment ? On fera cours quand, et à qui ?

Un nouvelle forme de vie : les Là-pas-là

Tu auras compris ce que tout ce beau fonctionnement fait au professeur : non présence, perte de temps, chantage, compétition, réunions stratégiques sur l’attractivité et l’identité de l’établissement, continuité pédagogique piétinée (cette expression était le mantra pendant la pandémie, les professeurs recevaient trois mails par jour intitulés « continuité pédagogique », mais il faut croire que, hors pandémie, on s’en fout).

Mais ça fait quoi tout ça à ton enfant, cher parent ? À part le priver de cours, je veux dire, ça fait de lui quel genre d’individu, toutes ces exceptions aux lois de la physique ? Ça lui fait quoi d’avoir moins d’heures de cours, plus de projets, moins de régularité, plus d’événementiel, moins de rigueur, plus d’innovation pédagogique ? Le tout-extraordinaire-permanent, le message implicite « si tu loupes un cours ce n’est pas grave du tout mon petit », ça lui fait quoi ?

Surtout, ça lui fait quoi de pouvoir/devoir choisir sans cesse ?

Je ne sais pas comment te l’expliquer, parent.

Alors je vais te le montrer en te racontant l’histoire de Monsieur Option, professeur dans un lycée général. Les professeurs d’option bénéficient d’un point de vue particulier, plus lucide, sur la question de la compétition. Ils sont depuis toujours en compétition, ils sont habitués, ils voient mieux que les autres où tout ça va nous mener.

La triste histoire de Monsieur Option

Le 19 septembre 2022 à 16h10, dans une salle de cours.

Précisons que les élèves sont maintenant autorisés à arrêter les options jusqu’à la fin du mois de septembre, ou même plus tard, ça dépend des établissements, parce qu’on ne va pas non plus les obliger à suivre un cours qu’ils n’aiment pas ou à tenir leurs engagements. Ce serait horriblement violent. Ils ont des goûts, des penchants, et il faut respecter ça. Le choix. Toujours.

Monsieur Option : Bonjour  !

Élèves : Bonjour.

Monsieur Option, étonné : Qu’est-ce que tu fais là Noam ?

Noam, tout en s’affaissant sur sa table, accablé : Ils n’ont pas accepté que j’arrête l’option. Mais dès que je peux, je quitte.

Monsieur Option : Bon, en attendant, tiens-toi correctement. Sors tes affaires, tant que tu es là, tu travailles comme tout le monde.

En traînant ostensiblement son sac, lentement, en pouffant à moitié, Noam s’exécute.

Monsieur Option : Alors,...

Emilie : Monsieur !

Monsieur Option : Oui, Emilie.

Emilie : Comment on arrête l’option ?

Monsieur Option : Là il est trop tard, Emilie, monsieur le proviseur a dit qu’on ne peut plus rien changer.

Téa : Non mais, Emilie, t’inquiète pas, on va se battre pour arrêter l’option, ils peuvent pas nous obliger.

Du fond de la salle, Brian, expert : Ouais t’inquiète, ils te font croire que tu peux pas arrêter, mais tu fais ce que tu veux en vrai. Moi au collège j’ai fait latin juste pour le voyage, eh ben j’ai fait le voyage et après j’ai arrêté. Le voyage était génial.

Téa : Ouais, au pire juste on vient pas. Franchement, finir à 18h c’est pas possible, nous on a des sports, d’autres trucs à faire.

Emilie : Moi j’ai eu mes horaires de sport hier et là je peux pas finir à 18h le lundi.

Monsieur Option : Oui je vous comprends, les emplois du temps sont chargés. Essayez toujours, il se peut que monsieur le proviseur accepte de vous rayer de mes listes. Mais tant que vous êtes sur mes listes, si vous ne venez pas en cours, je dois vous noter absentes.

Téa : Ben c’est pas grave.

Emilie : Ouais, de toute façon Parcoursup ne voit pas l’année de seconde.

Téa : Bah ouais.

Du premier rang, pragmatico-laconique, Ali : Madame, ça compte pour le bac l’option ?

Monsieur Option : Je ne vais pas vous mentir : pas beaucoup.

Ali : Bah alors ça ne sert à rien. Autant garder juste Euro, ça ça compte plus, non ?

Monsieur Option : Oui, je crois bien.

La décision ayant été prise (être absentes « de toute façon Parcoursup ne voit pas l’année de seconde »), Téa et Emilie sortent leurs affaires.

Monsieur Option, inhabituellement grave : Je tiens tout de même à vous faire remarquer que vous parlez de mon travail. C’est à mes cours que vous ne voulez pas assister, c’est pour ne pas y assister que vous allez vous « battre ». Mettez-vous à ma place. Ma position vous semble-t-elle agréable ?

En chœur, sincèrement peinés, comme soudainement arrachés à leur état de transe utilitariste, touchés et touchants : Non mais Monsieur, mais c’est pas contre vous ! On vous aime bien en plus ! Non mais vraiment ! Juste ça fait trop de trucs.

Monsieur Option, puisant dans ce qu’il lui reste d’amour propre, simulant l’enthousiasme, sur un ton enjoué, par souci pédagogique : Bon. Alors, on recommence  ! Bonjour  !

Élèves : Bonjour  !

Monsieur Option est bien là, formé, expérimenté, surdiplômé, rarement absent, « excellent » si l’on en croit ses rapports d’inspection, « excellent » même selon le Rectorat, pourtant avare d’éloges. Mais il est trop tard. C’est ton enfant qui a intégré la logique du « menu » dans un contexte où, objectivement, « il y a trop de trucs ». Ton enfant choisit ses matières, il choisit les profs, il calcule des coefficients, il se faufile entre le cours et, au sein du cours, il se prend au jeu du tout-au-choix et il pense encore pouvoir choisir entre les activités, les exercices, en fonction de son humeur, de la météo, de son type d’intelligence, de sa motivation. Et même quand il garde l’option, il est très souvent « élève détaché » parce que les Monsieur et Madame Super l’ont inscrit de force à leur projet. C’est lui qui n’est plus là.

La stratégie Blanquer fonctionne : Monsieur Option et ses collègues s’adressent désormais à des personnes violentées par l’utilitarisme, rendues inaptes à jouir du savoir, mutilées de leur curiosité spontanée, privées d’insouciance, incitées à cultiver en lieu et place de la libido sciendi, une nouvelle forme de libido, bien moins émancipatrice : la libido calculandi. Est-ce encore de la libido, d’ailleurs ? Non. Plus aucun plaisir. Il s’agit de compulsion. Compulsio calculandi. D’où les questions les plus fréquemment adressées aux professeurs en 2023, après cinq ans de Blanquérisation de l’École : « Monsieur, c’est noté ? », « Madame, c’est coeff combien ? ». La question « à quoi ça sert ? », fréquemment posée jusqu’en 2017, agaçait les enseignants. Elle apparaît maintenant comme étant magnifiquement naïve et pure comparée à ces questions-là, en tant qu’elle avait le mérite de porter sur le sens de ce qu’on fait. « À quoi ça sert ? » demandaient les élèves jadis. Maintenant, le sens ayant été exclu du questionnement, on demande « ça rapporte combien ? ». Et puis c’est tout.

Ton enfant, parent, est l’une des victimes innocentes d’une logique mesquine érigée en norme, valorisée par l’institution. Une seule et unique compétence lui est enseignée durablement : « moi-ma-gueule-mon-projet ». Ok. Admettons. Mais comment savoir à quatorze ans ce qu’on sera à trente ? Comment savoir qu’il est judicieux de se priver de mathématiques parce qu’on sera professeur de lettres, ou de lettres parce qu’on sera assistant dentaire ? Et si on voulait être un assistant dentaire qui aime la littérature ? Ah ah ah ! N’importe quoi ! Non conforme. Fichier non reconnu. Non rentable. Stupide. Les assistants dentaires ça n’a pas besoin de lire. Point. Il va dire quoi Parcoursup ? Et tu n’as pas intérêt à changer d’avis en cours de route. Interdit ! On te répondra que tu as été bien informé par les nombreuses réunions sur l’orientation et puis, t’as qu’à avoir un projet clair et définitif à 12 ans. Voilà.

On leur fait ça à Noam, Téa, Emilie, Brian et tous les autres. Quand tu as lu la scène du terrible cours de Monsieur Option, parent, avoue, tu as dû te dire « oh ! mais quelle insolence ces gamins ! ». Non, parent, ils n’étaient pas insolents, ils étaient « en confiance », ils parlaient devant Monsieur Option entre eux comme s’il n’était pas là. Il a eu accès à une conversation normale entre élèves. Une conversation de stratégie ordinaire. « Mon enfant ne ferait jamais ça ! ». Si parent, si. Détrompe-toi. Ton enfant aussi, le mien aussi. Ils ne sont pas méchants, ils veulent survivre. On leur a appris ça. Ils ne font qu’obéir.

Une dernière petite histoire, tout aussi triste, pour que tu voies jusqu’où ça va.

Encore une autre fois, Monsieur Option, un vendredi à 17h, travaillait avec ses élèves de première sur leur futur métier. « Aimerais-tu travailler au contact avec la nature ? » avait-il demandé à Céline, excellente élève. « Aaah ! Noooon ! » avait été la réponse de Céline, suivie de « euh, non je ne devrais pas dire ça ! », « Ah bon ? Pourquoi ? » avait demandé Monsieur Option, pendant que les autres élèves riaient, complices. « Parce que je suis éco-déléguée » avait répondu en rougissant Céline, « normalement je devrais aimer la nature ». Rires. « Pardon Céline, mais pourquoi es-tu éco-déléguée si tu n’aimes pas la nature ? ». Et là, Alban, Lina et Marius, choqués par la candeur de la question « bah, ça rapporte des points pour Parcoursup Monsieur ! ». « Ah. C’est un peu triste, non, comme raison pour s’engager ? », avait timidement rétorqué Monsieur Option. « Mais Monsieur, même quand on est délégué de classe, tous ces trucs en plus, on les fait parce que ça fait bien ! ».

Ça fait bien. Voilà.

Parce que ça fait bien

Parce que ça fait bien, ton enfant sera autorisé par la vie scolaire à se lever et à quitter le cours de français pour préparer le goûter de Noël, puis pour se faire prendre en photo pour Carnaval, pour assister à une réunion d’information sur les mobilités en langue. S’il est beau et bon élève, il sera non présent des journées entières pour aller faire la com pour le Lycée X dans le collège d’à-côté. Parce que ça fait bien, il sera autorisé à être là-pas-là au cours d’histoire pour participer à la sortie de SVT, au cours de SVT pour écouter un policier qui l’instruit au sujet du harcèlement, il sera non présent en cours de mathématiques pour être sensibilisé à la cause anti-raciste ou anti-homophobe. « Ben quoi ? » me diras-tu, « c’est important le harcèlement et puis le racisme et l’homophobie ce n’est pas bien ». Nous sommes d’accord, parent, parfaitement d’accord.

Mais si ton enfant est épuisé et un peu morne, ou surmené et excédé, s’il est éteint et désœuvré, s’il te semble absent, du moins, non présent, tu sais pourquoi : on en a fait un Là-pas-là. On l’a désarmé. On l’a rendu impuissant. Et ton enfant n’est pas con. Il l’a compris. Il sait qu’il n’est plus nulle part. On l’a dissout dans d’innombrables tâches, toutes éphémères. Il est, comme tout ce qu’on lui fait faire, vidé de sens, déraciné, hors-sol. Élève détaché. Littéralement. Fin prêt pour la flexibilité qui l’attend.

Parent, tout ça est un peu confus. Mais, si tu réfléchis, tout ça, c’est la même chose : plus rien n’a de sens. L’École, ayant épousé la logique de l’affichage permanent, fait les choses parce que ça fait bien, pas parce que c’est bien.

Et ton enfant finit par faire pareil.

Oh, et puis ce n’est pas grave, parent. Il trouvera bien une petite place comme commercial, ou publicitaire, ou journaliste, ou, peu importe. Et il sera bien content de faire les week-ends d’intégration, d’afficher ses photos de vacances dans la cafétéria de l’Entreprise, de passer des calls la nuit et le dimanche et de faire des happy hours le vendredi soir avec ses collègues. Burn-out de ton enfant après dix ans d’Entreprise à ne rien comprendre et à se donner des objectifs délirants parce que contradictoires ? Pas de soucis : une psychologue, formée à l’école Blanquer-Ndiaye aura pour lui des projets « relax-action » et des capsules vidéo « Graine de Yoga » réalisées en partenariat avec « Bulle de soin, la startup qui te veut du bien ». Il ne guérira pas, mais ça fait bien. Il survivra, il est (dé)formé à ça dès son plus jeune âge : fonctionner, se laisser ballotter, ne rien maîtriser, sourire.

Faire des trucs en Là-pas-là, non présent à lui-même.

Parce que ça fait bien.

Participe au projet « Sauvons les cours »

Alors, parent, on en vient enfin aux services que je voulais te demander. Toi seul peux sauver les cours. Le client est roi dans l’école marchandisée. Les rares profs qui manifestent leur mécontentement sont accusés de limiter la liberté pédagogique des collègues, et les élèves, quant à eux, ne sont pas lucides sur la question n’ayant connu aucune autre forme d’éducation à l’école.

Tu as la main. Sauve les cours.

Maintenant que tu sais, parent, aux JPO, demande à Madame Super, tout en sirotant le jus de papaye qu’elle aura prévu pour fidéliser ton enfant, gentiment, parce qu’elle a vraiment beaucoup travaillé et elle y tient vraiment à son projet  : « oui, le projet ‘Adopte une loutre’ c’est sympa, mais en cours, vous faites quoi ? ».

Et au manager scolaire que tu croiseras affairé dans les couloirs, demande : « Monsieur, ils perdent beaucoup d’heures de cours, les élèves, pour les projets et pour le bac et les autres activités  ? » et ajoute, inquiet, « j’espère que non, ce serait grave ! Dans le Lycée Y ils ne perdent aucune heure de cours, c’est mieux ! » Si tu es vraiment courageux, d’humeur à pinailler, tu peux lui dire aussi « euh, Monsieur, je vois que vous avez le Label Écolycée : les porte-clés avec le nom du lycée que vous distribuez à l’entrée, les dépliants cartonnés imprimés en couleur… ce n’est pas très écolo, non ? Et puis, ça ne fait pas très lycée non plus de distribuer des goodies, ce n’est pas sérieux ! Je suis choqué ! En plus il y a des fautes ! Ah ah ah ! ».

Parent, ne le scanne pas avec ton regard laser de parent-client, de haut en bas, Monsieur Option, quand, à la JPO, il te dira « je ne fais pas de voyage ». Ne lui demande pas, comme tu le fais tous les ans, « on n’aime pas notre lycée de secteur, est-ce que votre option est dérogatoire ? » et « est-ce que si Odile prend l’option elle doit la continuer ? Elle peut arrêter si elle n’aime pas ? ». C’est vexant pour Monsieur Option. Remercie-le, plutôt, Monsieur Option, vois en lui et en tous les Monsieur et Madame Cours, tant qu’il en reste, des professionnels de l’enseignement qui croient en ton enfant, le respectent profondément et sont prêts à défendre son droit à l’éducation, à la sérénité et à l’insouciance au prix de leur carrière. Ils défendent la structure. Ils résistent. Ils veulent qu’il soit là, ton enfant, pleinement là dans quelque chose, bien présent. Même s’il est chiant, ils sont à son service. Service public.

Ne dédaigne pas non plus ce bonhomme grisâtre qui lit un vrai livre en t’attendant au fond d’une salle de classe sans affiches ni effets spéciaux : c’est Monsieur Sérieux, bientôt à la retraite, il sait beaucoup de choses et il sait les transmettre. Sévère et juste, pendant quarante ans, pas fun pour un sous, il a transmis du vrai savoir, le sens de l’effort, il a ainsi donné à ses élèves des armes inaliénables, solides, propres, pour exister (pas juste pour se trouver un boulot), exister librement. Il a fait cours avec rigueur et passion sur des sujets qu’il maîtrise. Il a su exiger et obtenir avec patience et esprit de service (public) que ses élèves, tous, apprennent plein de choses difficiles, des choses qui ne leur plaisaient pas du tout au début, mais qui ont fini par les passionner.

Sobriété pédagogique.

C’est fini.

À sa place, l’année prochaine, un fringant Monsieur Cool, coloré et débordant d’énergie, inculte et connecté, aura prévu une super activité sur les figures de style. Il crâne un peu en salle des profs : il va utiliser Genially ! Ton enfant cliquera hébété sur « anaphore » entre un escape game sur Les liaisons dangereuses (qu’il n’aura pas lu) et un scan de QR code. Du vide festif. Fumée sans feu.

Enfin, parent, un dernier service, il ne te coûte rien celui-là et il est important : l’enquête de satisfaction à l’issue des JPO, celle avec les smileys content/neutre/pas content, qui sert au manager scolaire à mieux fliquer ses troupes à coups de camemberts statistiques multicolores, ne la remplis pas, s’il te plaît.

Boîte-à-projets, c’est déjà grave, mais alors chiottes d’une aire d’autoroute…

En te remerciant par avance du soutien que tu voudras bien apporter au projet « Sauvons les cours »,

Cordialement,

Nora V.

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