Rien de très net. Des glissements, plutôt. Ça s’était produit par glissements.
Des répétitions, convergentes, avaient eu raison de l’hypothèse d’un livre réalisé à deux. Pulsion avait pourtant passé pour une co-écriture : ouvrage d’un auteur et d’une autrice. Et puis, lentement, une sorte d’insistance ; pour finir on se frottait les yeux, sans succès – elle n’était plus là.
On avait beau chercher, scruter la couverture, on ne voyait qu’un nom.
Sur les réseaux sociaux, ladite couverture faisait office de preuve tangible. Et unique. Tant que dura cette querelle, en effet, personne, sauf exception, ne lirait le livre – il était volumineux à un point qui ne devait pas conditionner le désir d’en parler au fait de l’avoir lu. Les images, elles, étaient à disposition, sans paywall : elles constituaient une meilleure base de discussion. D’aucuns objectaient que c’étaient malgré tout des pièces à conviction fragiles : en circulaient des versions parfaitement contradictoires. Certaines reproductions portaient deux noms, d’autres, un seul – pas toujours le même.
Le débat s’enlisait.
L’équipe Genre de Médiapart avait fini par se pencher sur l’affaire : s’il était établi, un tort de cette nature rencontrait son devoir de vigilance, il fallait donc enquêter – à plus forte raison s’agissant d’un ouvrage qui entreprenait de déphalliciser la psychanalyse. L’article commençait évidemment par donner la parole aux voix les moins relayées : NAA (Nous Avons une Âme), association de défense des femmes dans le champ intellectuel, avait par exemple pris des mesures parlantes. Puisqu’on peinait désormais à retrouver les phonèmes du nom de l’autrice, l’association en postait régulièrement la version phonétique : [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] – qu’on puisse en réapprendre la prononciation.
Ce constat posé, l’équipe Genre avait rencontré les témoins-clefs. Il importait de reconstituer le cours des évènements. Or le mystère s’épaississait d’autant. La Rédaction notait ainsi en préambule : « Si escamotage il y a eu, le plus stupéfiant, c’est que les personnes susceptibles d’y avoir œuvré appartiennent toutes au camp de l’émancipation. »
Que Géraldine Mosna-Savoye, par exemple, journaliste à France Culture, désirât ardemment l’égalité en toutes choses, il était impossible d’en douter : puisqu’elle travaillait à France Culture. Elle ne s’en étonnait pas moins de cette étrange obstination à soutenir que Pulsion aurait une autrice. Si [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] (restitution parfaite des enchaînements syllabiques – elle passait pour un bourreau de travail) avait aussi écrit ce livre : pourquoi aurait-elle invité seulement Frédéric Lordon pour son émission « Le Souffle de la pensée » ? Si [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] avait été autre chose qu’une scorie acoustique ou de l’orthophonie politiquement correcte : elle l’aurait conviée, elle aussi, bien entendu. Ça tombait sous le sens. Et puis, elle disposait d’un argument imparable : 1) le Souffle de la pensée n’invitait qu’un auteur ; 2) Frédéric Lordon était auteur ; par conséquent 3) elle avait invité Frédéric Lordon. Sans doute Géraldine Mosna-Savoye, de France Culture, possédait-elle sur le bout du doigt tous les débats théoriques sur les figures de l’auteur : sa mort possible, ou ses manifestations tantôt polymorphes, tantôt pluripersonnelles. Mais les questions philosophiques étaient une chose, les émissions de philosophie en étaient une autre : il ne fallait pas tout confondre. Soucieuse du contradictoire, l’équipe Genre avait néanmoins convaincu une collaboratrice du « Souffle de la pensée » de livrer sa version, sous couvert d’anonymat. Géraldine Mosna-Savoye, le 16 janvier 2025, au lendemain d’une invitation en effet adressée au seul Lordon, avait reçu une réponse incendiaire des deux auteurs – objet : « Le Souffle de la pensée patriarcale ». La présentatrice, agacée, faisait remarquer que le message provenait de la boite mail de Frédéric Lordon – les deux signatures ne pouvaient donc constituer une preuve. Et puis, le registre tonitruant n’était pas étranger au personnage. Les coupeurs de tête avaient de ces mouvements d’humeur : à son sens, tout indiquait qu’il avait agi seul. D’ailleurs, lui non plus, elle ne l’inviterait plus.
En vérité, les témoins fiables abondaient. Ainsi, l’influenceur Padustream et la Revue « Position » – marxistes qui faisaient grand cas de leur féminisme matérialiste, c’est à dire rigoureux. Pour attaquer Pulsion sans le lire (ce point de non-lecture faisait l’unanimité, y compris à la gauche de la gauche), ils s’adressaient au seul Lordon. Dans la vidéo « Frédéric Lordon nous clashe », dont la vignette représentait l’auteur balançant son poing au visage de Padustream, ils l’affirmaient : Lordon s’était effondré dans l’épistémologie bourgeoise de la psychanalyse. Padustream de préciser qu’on pouvait sans doute évoquer l’hypothèse [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] ; ce qu’il avait d’ailleurs fait – féminisme, matérialisme, rigueur –, déclarant : « [sɑ̃dʁa lykbɛʁ], je pense qu’elle a tout autant participé au bouquin » ; avant de se consacrer une heure durant au « livre de Lordon ». On vit alors se dessiner plus clairement la forme de l’argument décidément commun : tout ceci n’avait rien de personnel, c’était une affaire de logique. En matière de syllogisme, des marxistes rigoureux ne pouvaient céder le pas à France Culture. Aussi Padustream expliquait-il, que : 1) Lordon était plus connu à gauche ; or 2) la mise en garde marxiste et rigoureuse s’adressait à la gauche ; 3) cette vidéo ne pouvait donc concerner que Lordon. Du reste, on ne pouvait négliger la réalité matérielle de production du texte. Or, [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] n’avait rien apporté à ce livre de psychanalyse – hormis la psychanalyse. Pourquoi donc écouter les réponses qu’elle leur avait faites ? Dans les colonnes de Médiapart, les deux marxistes se félicitaient : ils n’avaient jamais transigé avec la vérité. Revue Position, qui, à l’époque, sortait son numéro spécial « L’Empire masculin, Patriarcat, VSS et domination masculine », étendard de ses créances féministes matérialistes et rigoureuses, rappelait leur loi d’airain : « Toujours nommer les femmes dont on évoque l’ouvrage, avant de les écarter de la discussion comme nulles et non avenues. C’est la règle. »
Médiapart notait pour mémoire qu’une tendance persistante, tout au long de ces années, avait réclamé la lecture du texte : qu’on puisse enfin savoir de quoi ce bâtiment d’allégations était parti. C’était surtout la position des littéraires. La pratique de la lecture ayant complètement disparu, leur avis restait cependant archi minoritaire ; il leur était difficile d’être entendues. Elles faisaient valoir la forme du livre. Les philosophes s’agaçaient : cette histoire de « forme », on ne voyait pas bien à quoi ça rimait. Un flou typique de cette discipline bibelot qu’était la littérature. Si c’était l’aspect singulier de la construction, ou encore le récit conceptuel qui constituait la moitié du livre : Sartre avait montré ce que les hommes savaient faire en la matière. Pourquoi aller chercher une femme pour expliquer ça ?
A ce stade, le syllogisme de l’absence n’en finissait plus d’imposer sa forme. Le philosophe Charles Ramond, par exemple, se souvenait parfaitement de l’introduction qu’il avait prononcée à Paris 8, le jeudi 6 mars 2025, lors d’une séance du Séminaire Spinoza dédiée à Pulsion. Une introduction élogieuse, circonstanciée, revenant sur les différents ouvrages marquants de Frédéric Lordon. Il était parfaitement exact qu’il n’avait pas présenté [sɑ̃dʁa lykbɛʁ]. Cela aussi, il s’en souvenait, et plus encore de l’argument irréfutable qui l’en avait convaincu. 1) Nous étions dans un séminaire spinoziste ; or 2), [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] n’était pas une philosophe spinoziste ; ergo 3) il n’y avait aucun lieu de la présenter. L’équipe Genre lui ayant demandé pourquoi cette fameuse introduction avait disparu de la vidéo qu’on trouvait en ligne, Charles Ramond avait maugréé quelque chose à propos d’une demande explicite des auteurs. Puisqu’ils étaient deux à avoir parlé, mais qu’un seul des deux avait été présenté, ils avaient exigé que l’introduction-négation fut retranchée – ou qu’il n’y eût pas de vidéo du tout.
La communauté philosophique, encore très « française », n’ayant pas tout cédé aux logiciens et conservant du goût pour l’herméneutique, raffinait l’explication. Comment démontrer que Pulsion n’avait qu’un auteur – homme ? Il suffisait d’écouter les différentes interventions de Frédéric Lordon. Car c’était bien Lordon lui-même qui avait semé le doute, répétant à tout propos cette fantastique allégation que : « Sandra Lucbert et lui avaient écrit ce livre ensemble » – allant jusqu’à parler d’« agencement collectif d’énonciation ». Les philosophes, qu’on ne trompe pas comme ça, n’avaient pas tardé à y voir l’indice en creux d’une expérience de pensée – et puis une manifestation du witz le plus masculin. Que recouvrait en effet une telle insistance à rappeler que Pulsion reposait sur un personnage conceptuel, au sens de Deleuze et Guattari ? La réponse ne pouvait échapper à des herméneutes aussi rompus : à l’évidence, [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] était ce personnage conceptuel ! [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] avait permis à Frédéric Lordon de proposer une expérience de pensée en vraie grandeur : que se passerait-il si une femme s’avisait de revendiquer produire de la philosophie à parité avec un homme ? Selon eux, la démonstration était éclatante : il suffisait d’affirmer qu’une autrice aurait existé, quand tout prouvait le contraire, pour démarrer les criailleries féministes. On en prenait pour des années.
Les philosophes applaudissaient. Lordon protestait, soutenant que, s’il y avait expérience, elle n’était pas de pensée, mais de réalité : le personnage n’était pas conceptuel, mais réel, la philosophie avait bel et bien été écrite à parité. On ne l’écoutait pas. A l’évidence, il était dépassé par la force intrinsèque de la situation : elle avait rencontré une certitude collective, une vérité structurelle – elle y avait gagné une consistance inentamable.
Ce n’était donc pas que [sɑ̃dʁa lykbɛʁ] avait disparu de son propre livre de philosophie, c’est qu’elle ne pouvait y avoir existé. Philosophes, marxistes féministes, et animatrices de Souffle, bien d’accord pour le rappeler : la pensée, c’était pas pour tout le monde.