La déesse, le film ou la cité : quelle Athena brûler ?

Contribution à la guerre cinéphilique en cours
Carole Brandon & Jordan Fraser Emery

paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

La superproduction netflixienne a beau démarrer avec une conférence de presse interrompue par la mise à sac impeccable et pleine de grâce d’un commissariat, il semble qu’elle ait fait l’unanimité contre elle chez nos ami·es, de Contre-Attaque à Louisa Yousfi. Deux chercheurs en art et communication ont, quant à eux, adopté un point de vue différent, lui faisant croiser le fer avec Sun Tzu, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, Elephant ou encore Olympia. Ils auscultent tour à tour Athéna la déesse, Athena le long-métrage et Athena la pas si fausse cité enclave. Et si le film de Romain Gavras n’était pas si pourri que ça ?

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Tragédie : « Événement ou enchaînement d’événements terribles,
funestes, dont l’issue est fatale [1]. »

Lorsque tu regardes Athena sur Netflix, quelque chose te prend aux tripes, un poing qui ne lâche pas l’estomac dans cette course-poursuite effrénée. Les jeux de caméras, les lumières, les couleurs ne sont pas seulement de l’enrobage esthétique accompagné de musiques et de pyrotechnies. Les jeux des acteurs et des actrices dans cet ensemble chorégraphié et millimétré avec les foisonnants fourmillements des figurants et figurantes font que tout semble se passer du dedans – depuis les entrailles. Une pulsion qui t’oblige à affronter une réalité française qu’on s’acharne à stéréotyper et à malmener, génération après génération. Cette esthétique est tout sauf la dénégation du social, elle en est ici la porte d’entrée. Athena est un long travelling marathonien au centre d’espaces en suspens, une tragédie annoncée, une destinée qui se répète. C’est aussi le nom d’une déesse grecque, celle de la stratégie militaire. Mais Athéna, patronne et protectrice des cités, ne les a protégés de rien.

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Athena, dans le film de Romain Gavras est une cité de banlieue semi-fictive car son décor est une cité d’Évry, une dalle de béton dans l’Essonne en voie de destruction. Symétrique, entre Lego et Kapla, elle doit cette existence échelle 1/1 à une manière sociétale d’estimer la place de certain·es humain·es. Athena incarne l’irresponsabilité des politiques, la mégalomanie d’architectes et le pouvoir du BTP. Sa topographie (réelle), à 6 mètres au-dessus du sol, voit passer le balai quotidien d’un flux de véhicules sur une 2 x 2 voies, symbole de l’accès au réseau collectif dont ils et elles sont généralement coupé·es ou filtré·es. Alors ici, Athéna brandit ses habitant·es, Les Abandonnés (dont parlait Jarcy dans son livre éponyme en 2019), dans une fresque sociale où la seule possibilité de splendeurs est la lumière d’un brasier gigantesque au sein d’un espace fermé sur lui-même ne laissant aucune chance d’en sortir indemne. Athena représente des espaces-serres, volontairement laissés en jachère, un quelque part, un là-bas indéfini, un Nowhere [2], une Zone de Tarkovski, une portion floue à l’horizon bâché. Athena marque l’indécence du système français qui a décidé de cette place et de son rôle périphérique et marginalisé. Ce lointain si proche n’existe, en dehors d’elle-même, que par les médias de la télévision et des réseaux sociaux. Athena est cet ensemble de logements posés sur un bloc bétonné traversé du dessous par un asphalte : une scène centrale surélevée et son chœur en avant (la route) avec de part en part son pourtour (les tours) à la manière des théâtres grecs. Ça, c’est le lieu.

Le plus jeune frère, adolescent d’une fratrie au père absent, se fait tuer dans des circonstances étranges. Ça, c’est le point de départ des actions. Une caméra, à la fois personnage, média et témoin va déambuler dans la cité en poursuivant au plus près les choix des trois frères et le déroulement des événements, entre la mise à sac du commissariat et l’explosion finale de la cité. Moins de 24 heures. Ça, c’est la durée. Et comme dans les tragédies grecques, 3 personnages actent, masqués de leurs choix et non-choix, les contraintes d’un système dont ils vont tous mourir. Les personnages principaux (les trois frères, Sébastien et le policier) sont des archétypes témoins d’une France où, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils entreprennent, ils sont perdants : au sein de la famille, dans la cité, à l’extérieur de la cité et dans les médias. Avec ou sans uniformes ils sont vaincus. Comme dans The Truman Show (1998), la toile de fond est une immense mascarade où ils sont observés, attendus dans leurs rôles et leurs postures  ; un simulacre où ils sont nés soit fautifs soit malveillants. En corps guerriers malgré eux, cette fratrie (se) joue autour d’une figure re/liante, celle de la mère, incapable de leur offrir une France à eux aussi.

En dehors d’Athena, ils doivent se taire, retourner se terrer. Alors, au sein de ce grand ensemble, ils prennent la parole. Peu importe qu’ils errent, qu’ils dealent de la drogue, qu’ils s’intègrent dans l’armée, qu’ils s’engagent dans l’extrémisme revanchard avant de s’en repentir religieusement dans le jardinage, qu’ils travaillent à l’école ou qu’ils payent leurs impôts – ils finiront par avoir tort. Ils incarneront toujours l’habit taillé sur mesure par l’extrême droite, quoi qu’ils décident d’être, quoi qu’ils décident de re/faire. C’est le principe d’une tragédie. Parce que la France a volontairement relégué à sa périphérie son passé colonialiste, parce que la France a enfermé et isolé, parce que la France tient en haute estime cette idée d’extrême droite de vouloir et de savoir se définir en tant que nation.

Tu te souviens des émeutes de 2005, après la mort par électrocution de Zyed Benna et Bouna Traoré ? Tu te souviens, ils étaient plusieurs, ils rentraient du foot, il y avait le repas de coupure du ramadan le soir même, mais ils n’avaient pas leurs papiers sur eux, ils avaient 15 ans… Et ils sont morts en se cachant parce qu’une poignée d’adultes pensait qu’ils voulaient voler… Et Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur n’avait rien trouvé de mieux à sortir que de vouloir « nettoyer les cités au Kärcher ». Là se trouve le pouvoir du langage, là se trouve le pouvoir (du) politique : assigner dans le silence et le confort d’un bureau feutré une méprisante et immonde généralité à un espace-vie ; un espace-monde de milliers d’individus. 10 ans après, un procès. Aucune mesure d’ouverture, aucune écoute et un non-lieu  ! Les ponts entre les territoires isolés de France sont pourtant nombreux [3].

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Alors, trépidante, vivante, fluide, la caméra de Gavras prend toute sa rage, ne s’arrête jamais, elle s’attache aux corps  ; de l’intérieur, elle enregistre et provoque d’autres points de vue, d’autres points de chute. Elle se veut puissante pour être regardée. Elle se veut percutante pour être écoutée. Habituellement, il n’y en a que pour les morts et les basculements, et dans le film, dans ces cas-là, la caméra observe, impuissante et désolée. Comme nous, devant l’écran, à sa/voir ce qui se trame, à manifester nos indignations, nous, les Français blancs, nés du bon côté pour apprendre et suivre la marche attendue du monde. Nous, les Français blancs, même ceux des banlieues, qui évitons ce drame quotidien des délits au faciès [4] jamais sanctionnés, ces délits de sale gueule sans fin.

Pour une fois, la caméra s’approche. Si près, enfin. Si près de leurs corps, de leurs doutes, de leurs fragilités, de leurs convictions, de leurs souffles. Cette caméra embrase vraiment l’humain persécuté d’Athena. La manière de filmer est à la mesure de l’urgence et de la vitalité des possibles. Gavras devient intelligemment baroque pour porter très haut son histoire, porter à bout de bras Athéna, déesse de la sagesse.

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Lorsque Peter Greenaway tourne Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), il installe son décor dans Le Hollandais, un fastueux restaurant qui ressemble davantage à un bateau de pirates avec son gargantuesque capitaine. Sa caméra y piste, par longues successions de travellings et par une exagération colorimétrique des rouges et des dorés, la noirceur d’un personnage archétype de la violence et de la méchanceté des êtres humains. « Je pense que mon cinéma, bien qu’il puisse souvent traiter de la mort et de la décadence, est très réjouissant. Il est bourré de plaisirs et d’idées. Il est riche en textures et il a une grande excitation à l’égard de la vie  ; Et il possède beaucoup d’humanité [5]. » Et c’est cela, également, que filme Gavras : des humains. Des êtres humains qu’on fait systématiquement passer pour non-humains dans des espaces consacrés en espaces-cancrelats.

Grotesque et élégant, somptueux et vulgaire, raffiné et cannibale, le film orgueilleux de Greenaway conduit par une musique cristalline de castrat, théâtralise les cruautés de l’Homme, où personne ne vient lui reprocher d’esthétiser la violence d’un porc. Et Gavras, pourtant, ne théâtralise pas, il met en scène  ! Une mise en scène étourdissante face à un cinéma français mièvre, daté et autocentré  ; un cinéma français stéréotypé et conforté dans sa blancheur… Une pâleur qui s’émerveille de sa saleté.

Gavras opère, lui, un décentrement. Il ne filme pas la violence des habitant·es d’Athena, élémentaire conséquence de la violence qu’on leur inflige quotidiennement, génération après génération. Non, il filme la violence des réponses médiatiques et policières face aux incertitudes de leurs choix. « Vous voulez qu’on vous débarrasse de cette racaille  ?! », entonnait Sarkozy. Ce représentant d’une France qu’on souhaiterait mourante ne parlait, depuis sa posture médiatico-politique, ni d’individus ni de vies humaines mais parlait avec une suffisance caractéristique, d’une catégorie cosmopolite d’espaces ethniques ré/activant un terme politiquement exploité par l’extrême droite. Où, dès lors, se situent exactement les violences  ?

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Athena abrite cette galerie de personnages que la caméra suit, où des nœuds de rencontres, en duo, en trio, soulèvent des questions essentielles sur les choix à faire et les fausses alternatives à produire, au nom d’une sauvegarde individuelle ou collective. Au nom d’une existence et d’une culture niées.

Dans Elephant (2003) de Gus Van Sant, se re/joue plusieurs fois le même trajet, avec des points de vue différents, la caméra filant chaque personnage pour mieux mesurer une règle depuis laquelle s’enchaîne un quotidien dont rien n’annonce ni n’explique le drame qui en surgit. Où rien n’annonce ni n’informe le choix des mort·es. Dans Athena, au contraire, chaque personnage que la caméra traque et épaule, semble si proche de nous, qu’on perçoit émotionnellement et physiquement les basculements décisifs qui les orientent vers un choix ou dans un autre. Ces choix dépendent d’une série de stéréotypes ancrés et ressassés par la société et les médias. Des stéréotypes intégrés, eux – incorporés  ! Ces choix s’ils dépendent de la sensibilité de chacune des individualités esquissées mènent irrémédiablement à la mort. Et même lorsqu’on découvre, spectateurs et spectatrices, les militant·es d’extrême droite ayant commis le crime sur le tout jeune adolescent, la réponse attendue car inévitable est une justification qui donne raison au système et aux médias. « Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie », écrit Sun Tzu [6]. La boucle est ainsi bouclée, tel un ruban de Möbius. Chacun ayant joué son rôle conformément au manuscrit social.

Mais qui est qui d’ailleurs dans ce script manichéen  ? Dans Elephant, il s’agit d’un système politique responsable du port d’armes, du désœuvrement et de la pauvreté  ; de l’idée de n’être rien à peine né, d’être une jeunesse sans utopie. Athena, elle, souffre au nom d’une série de points de réseau né d’un dispositif capitaliste profitant aux puissant·es. Un réseau qui inévitablement entraîne la mort de ceux qui, pour tenter de s’en sortir, s’emportent. De ceux qui, à bout de souffle, parviennent encore à râler. Enfermés et isolés, stigmatisés et affectés, leur survie ne tient que par l’adhésion collective à leur territoire qui dès lors devient une identité spatiale et culturelle [7] : un radeau de la Méduse. Et lorsque le coup de tonnerre éclate, sur le radeau, il est trop tard pour se boucher les oreilles.

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Dans Athena comme dans Elephant, il y a l’absence ou la fuite des adultes, des femmes aussi [8]. Enfants et jeunes adultes enchaînent des choix incompréhensibles, qui semblent gratuits et pourtant ô combien primordiaux lorsqu’une étincelle jaillit. Ce sont des films baroques. Des films en tableaux. Des films où l’on suit les personnages comme dans des jeux vidéo : le dispositif caméra trace et épingle les successions d’une tragédie annoncée et voulue. Déjà écrites.

Le flic kidnappé, ou Sébastien le repenti, montrent justement le jeu de marionnettes que chacun est amené à subir dans ce système où le destin est déjà tracé, la fatalité toujours sur/plombante. Gavras montre la clôture spectaculaire de cette périphérie que la société ausculte et regarde depuis le centre à travers les médias, télévisions et smartphones. Dispositifs voyeuristes que la cité va brièvement et précairement re/tourner à son maigre avantage. « Alors, environné de tous les dangers il ne faut plus en redouter aucun », écrit encore Sun Tzu.

La caméra de Gavras nous permet de vivre de l’intérieur autant le délabrement des espaces abandonnés que le désœuvrement des personnes qui y vivent, d’y suivre leurs colères, leurs volontés et leurs tendresses interstitielles. Et qui, en dehors des artistes, est capable de parler de ces espaces de l’intérieur  ? Athena est un espace-ghetto, un espace-clan, invisibilisé socialement dans son contenu et dans son fonctionnement vital interne. Gavras montre tout cela. Il nous le fait vivre exagérément pour enfin (car quel film l’a fait  ?) nous permettre d’approcher les corps, au plus près de leur sang, de leur sueur, de leur trouble, de leur histoire dans leur espace-milieu.

Athena sonne comme Olympia, le prénom générique des prostituées du Paris du XIXᵉ. Cette Olympia (1863) du tableau de Manet, Victorine Meurent, modèle et prostituée, figure une classe sociale du divertissement des riches, oubliée et invisible mais victorieuse lorsque figée dans la peinture. Parce que les portraits de Manet peignent un quotidien parisien où le bourgeois côtoient les miséreuses dans des lieux d’entre-deux, des contre-espaces de mixités tels les bars, les bois, les passages, les canots, la banlieue… Manet donne à voir des pratiques sociales volontairement invisibilisées et délibérément tues  ; son Olympia offre son lit au spectateur en démantelant la distance entre la re/présentation et la réalité.

De la même manière, Athena est une cité sans passages et sans entre-espaces, un lieu reclus et abandonné. Elle a donc besoin de l’espace de représentation du cinéma de Gavras pour lui fournir cette esthétique phénoménologique où les sensations constituent l’un des premiers matériaux à la dimension pathique [9] affirmée. Et ici ce n’est pas Victorine Meurent mais la caméra qui produit le passage, le pont, la traversée. Cette esthétique vidéoclipesque est justement ce qui permet son acceptation médiatique en plus d’avoir du sens. Gravas se sert du dispositif qu’il manie si bien et qui a fait sa renommée. Ici le dispositif est un film produit par une multinationale, service de VOD, que l’on regarde sur un écran (téléviseur, ordinateur, smartphone, tablette) et non pas dans une salle de cinéma. La manière de filmer (se) joue de cette mobilité de nos appareils médiatiques de poche et du cadre instable des images des jeux vidéos. Le temps est un des matériaux du film. Et le réalisateur use du plan séquence pour coller à la peau des personnages sans intercalaire, donnant la sensation de vivre en direct, adhérant à une communication en flux caractéristiques des réseaux sociaux numériques.

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Il s’agit bien de la tragédie d’une mythologie du XXᵉ où la France dans sa médiocrité a fabriqué de la misère et des impasses à sa périphérie. Il s’agit bien de la tragédie d’une mythologie médiatique qui alimente les haines et les impossibilités de rencontres. C’est notamment pour cela que dénoncer le jeu des médias favorisant le jeu de l’extrême droite c’est intégrer comme principale source de conflits la création et le matraquage systématique des stéréotypes. Oui, Romain Gavras saisit une esthétique hyper-contemporaine pour concevoir sa tragédie en plongeant avec sa caméra dans les langages corporels et culturels de Français·es marginalisé·es. Sa caméra accompagne des voix à l’intérieur d’une voie sans issue, car sans passage, sans entre-lieux, sans passerelle, sans hybridation. Les choix y sont réduits et surdéterminés par les stéréotypes. La cité Athena épuise la chair de corps ignorés et de leurs histoires effacées.

Athéna, patronne et protectrice des enseignant·es, des artisans et des artistes.

Carole Brandon & Jordan Fraser Emery
Enseignant·e·s chercheur·e·s en art et communication
Département Communication Hypermédia, USMB

[2Nowhere (nulle part en français) est un festival dans la région d’Aragon, près de Saragosse, sur les mêmes principes et valeurs que son homologue américain, Burning man, https://www.goingnowhere.org/ ; un festival libertaire devenu libéral, pour reprendre les termes d’Olivier Alexandre : https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2018-3-page-86.htm

[4Il y a vingt fois plus de chances d’être contrôlé quand on est un jeune homme noir ou arabe : https://www.radiofrance.fr/franceinter/ce-que-disent-les-etudes-parues-en-france-sur-les-controles-au-facies-et-les-violences-policieres-1185508

[6Sun Tzu, L’art de La Guerre, (compilé en 1078, traduit en 1722),

[7Synthèse des débats : le concept de « ghetto », https://www.millenaire3.com/ressources/Synthese-des-debats-le-concept-de-ghetto

[8L’effacement des femmes dans ce film est un point important que nous n’étudions pas ici, partant de l’hypothèse que Gavra s/aborde volontairement comme ossature, la manipulation des stéréotypes construits et alimentés par les médias.

[9Straus, Erwin. (2000). Du sens des sens : Contribution à l’étude des fondements de la psychologie.

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