La coupe du monde jusqu’à la lie

Qatar 2022 : une compétition irréelle ?

paru dans lundimatin#361, le 28 novembre 2022

Une semaine s’est écoulée depuis le coup d’envoi du premier match de la coupe du monde de football organisée au Qatar. Lundi dernier, nous partagions un texte d’analyse et un clip vidéo décortiquant les multiples scandales (sociaux, politiques, esthétiques) qui structurent la dernière édition de ce qui s’impose, tous les quatre ans, comme un évènement sportif et médiatique incontournable.
Ce lundi, « Le flâneur » nous propose de mettre à jour nos catégories d’analyse, et de voir dans la coupe du monde de 2022 une expérience absolue de mise à distance pour le téléspectateur, où ce qui s’inscrit à l’écran, dans « un environnement aussi propre que la morgue », ne traverse peut être plus grand monde.

L’irréalité, la grande danseuse des Temps modernes, se voit dérouler à chaque instant un boulevard devant elle, infini, sans contours ni limites.

« Assister à un match de coupe du monde », c’est-à-dire pour quelques milliards de spectateurs mater le match à la télé, sur l’écran le plus large possible, dans le home-cinéma ou dans un rade ou dans l’entreprise, ou en extérieur quand le temps s’y prête, voilà la proie abandonnée pour l’ombre la plus pâle, la plus déformée, l’illusion des spectres bouillant dans la marmite à potage du Cuistot central de l’Enfer cathodique.

On se délecte de la séparation, de la distance, du confort de l’évènement vécu chez soi entre soi ou entre potes, on se torche la gueule à qui mieux mieux ou l’on savoure un thé d’esthète du foot dans son salon, mais dans tous les cas, dans ces cas-là, si massivement majoritaires, la réalité des matchs, où qu’ils se déroulent, au Qatar ou au Luxembourg (là-bas jamais, presqu’une farce de l’y imaginer), est anéantie. ON n’assiste pas à un match de foot, « en live », en chair et en os parmi des êtres de chair et d’os et les clameurs, les cris, les silences de suspens, les beuglements des supporters, les bastons en fin ou en cours de match (celles-ci découragent peut-être plus encore ? « y aller pour me faire péter la gueule, c’est pas la peine ! »). Non, ON n’assiste à rien d’autre qu’à ce que les caméras de télé veulent bien retransmettre du match, c’est-à-dire à une doublure savamment orchestrée, filmée dans le détail de ses actions majeures, sélectionnées par un art particulier de l’Oeil expert et trompeur, qui recompose le match à sa dé-mesure, à son cadre, sous les vociférations des commentateurs canins.

Voilà ce qu’ON nous vend comme la réalité du ON qui prétend « assister à un match de coupe du monde », à la télé. Et tout le monde le sait parfaitement, sait que dans les tribunes c’est tout à fait autre chose, c’est d’abord qu’on ne voit pas tout, contrairement à « la couverture » des caméras de télé qui donne le change. Parfois, sous le coup d’une émotion, d’un éclat de rire, d’un échange de mots avec le copain placé sur le rang de derrière, on rate un but, la vision d’un but, ou d’une action décisive, et l’autre est alors invité à nous la raconter, si lui-même ou elle-même l’a vue. C’est ça assister à un match, de coupe du monde ou du village du coin, lequel ne sera jamais retransmis, longue vie à lui !

Croit-on sérieusement que, dans ces conditions, le téléspectateur des matchs de coupe du monde soit touché par le fait que c’est au Qatar que la finale va se dérouler ? Au final, pour la finale, c’est le même écran qu’il regardera, le même cadrage, les mêmes mouvements filmés, les mêmes actions de but repassées en boucle, les mêmes commentateurs débiles vomissant dans la langue de chaque pays. L’esthète coupera le son, s’abstraira encore plus de « l’ambiance », s’en remettra à la pure intelligence de l’action, au sublime jeu collectif, à l’art pour l’art de telle starlette à millions de telle équipe, dont le jeu de jambes, les feintes, l’habileté, la fougue, l’élan, la maîtrise et l’improvisation, la Pensée du jeu, la souveraineté de la décision instantanée le subjugueront : il s’en remettra à l’image, sans s’abaisser à partager le litron de rouge du supporteur moyen au comptoir. Que le Qatar soit tout ce que l’on dit de lui, et plus encore, rien à battre ! Il n’y a que les militants qui s’en émeuvent et mouillent leur chemise de sueurs aussi froides que leurs idées.

Le mystère reste donc entier : comment, malgré l’évidence de la séparation la plus commémorée, la plus solennelle, la plus sacrée, malgré ce qui saute aux yeux comme un coup de pied au cul (et non dans le ballon), malgré ce qui crève l’écran, c’est à l’aveuglement total qu’on s’en remet, au mirage le plus éblouissant dans le désert spectaculaire, au simulacre le plus grossier ? Cela, bien avant la débauche ubuesque de fric et la saleté politique de l’évènement sous un régime hautement condamnable parmi tant d’autres (dont le nôtre pour d’autres et pour les mêmes raisons complices), cela nous dit que le Spectacle ne suffit plus comme arme critique de l’aliénation, le Spectacle est dépassé. C’est l’acquiescement, le consentement, même et en particulier chez les intellectuels les plus critiques, à la contemplation irréelle de l’évènement entièrement fabriqué comme le plus grand, l’Incontournable du Jour, à travers la retransmission comme condition normative de cette contemplation, qui arriment le désir d’en jouir, avec plus ou moins de raffinement, et de manière non négociable.

Malgré la prolifération de par le monde, comme dans un paysage de science-fiction, d’infrastructures bétonnées toutes plus affreuses les unes que les autres, aucune ne pourra d’évidence accueillir pour la finale les milliards de consommateurs avides de foot ; il faut que le vrai stade soit donc à l’écran, il faut que le vrai stade soit le faux. La présence dans les tribunes n’est d’ailleurs plus du tout souhaitée pour une masse considérable de téléspectateurs, bien en deçà du prix repoussoir car exorbitant des places qui peut encore faire barrage. Il faut ne plus assister vraiment, réellement à un match de foot pour garantir qu’on va bien assister à ce simulacre d’un raffinement à distance, la condition d’en être c’est de ne surtout plus y être.

C’est en ce moment le foot dont on parle, dont on hurle, dont on crache, mais bien entendu cela vaut pour tous les sports retransmis, voir les échanges feutrés des tennismen/women sur le court, le quasi silence des jeux olympiques d’athlétisme, le tout dans un environnement aussi propre que la morgue, mais aux couleurs chatoyantes rehaussées par la caméra, et sous le verbiage desséché des commentateurs. Je connais un copain qui passe ses nuits devant son écran lors de la retransmission des jeux olympiques d’athlétisme, c’est une drogue, une addiction qu’il reconnaît, vautré parmi ses canettes de bière gisant vides au pied du divan (mais cette image n’est pas fatale). Oui, pour d’autres ce seront les images de guerre de partout dans le monde, d’autres des films de cul amateur, d’autres encore des vrais accidents de la route diffusés sur youtube. « À chacun sa merde » disait un consommateur à la caisse de la supérette, quand un pote derrière lui lui laissait entendre qu’il achetait de la piquette en guise de pinard. « À chacun sa merde », ainsi sonne le glas de la communauté désoeuvrée de tou.te.s les paumé.es de l’irréalité, qui renvoient chacun chacune en effet à « sa merde » dans le huis clos d’un désespoir qui n’ose pas dire son nom ou qui s’ignore à jamais. Mais le foot se distingue encore en conjuguant l’irréalité de l’évènement lui-même dans sa chair, sa matérialité, avec le semblant d’une communauté d’identification ou de goût, dont la manifestation la plus mièvre est sans doute « mater un bon match à la télé en famille », avec ambiance redoublée de celle qu’on perçoit par le son réducteur à l’écran.

« Oh la la, mais toi là, tu fais ton cake, tu ne te livres jamais à aucune de ces cérémonies, tu ne cèdes jamais à ton plaisir au prétexte de ne jamais céder sur ton désir ? Tu fais le fier, l’arrogant, ton chevalier de la foi, nous sommes tous aliénés jusqu’au trognon, et toi au-dessus de la mêlée, c’est ça ? ». Au-dessus non, hors d’elle oui, autant que possible, en tout cas hors de question de croire que « j’assiste à un match de coupe du monde » quand je ne suis jamais que planté là devant un écran qui voudrait me le faire croire, et même en sachant que je n’y crois pas. « Mais nous non plus on n’y croit pas, qu’est-ce qu’on s’en fout au final, s’ils jouent admirablement et qu’on peut le percevoir et s’en réjouir, voilà le pied ! ».

Oui. Un ami de Sarajevo, pendant la fin du siège, me racontait qu’au début, en pleine période de massacre quotidien, les employés des administrations durant leur journée de travail au bureau jouaient à des jeux vidéo sur leurs ordinateurs, et rechignaient à recevoir les plaignants, jusqu’à ce que leur immeuble soit pilonné à son tour. Nul doute que si demain la guerre civile éclate ici, de forte intensité, sous les hostilités on regardera encore du foot à la télé, ou l’on jouera, sauve qui peut la vie, au foot avec des gamelles en ferraille, comme dans tous les terrains vagues des pays dévastés font les mômes en haillons en arborant les t-shirts des stars du ballon rond, en connaissant leurs noms par cœur, leurs tronches, et leurs plus belles passes, car ces mômes sont déjà des grands footballeurs en herbe. Ce n’est plus alors affaire de consommation choisie, de boycott des images et des retransmissions. Ce n’est pas non plus appeler la catastrophe finale à la rescousse, baver une vérité apocalyptique à la petite semaine en guise de remontrance « éthique ».

Dans L’enfance de l’art, Godard et Miéville filmaient « des enfants qui jouent au foot dans des ruines, tandis que des avions passent au-dessus de leur tête et que le bruit d’un mortier succède à celui de la chaussure qui frappe le cuir (…) La guerre comme un match de football, le match de football comme guerre (…) Godard, grand amateur de foot, qui affirma que « si le communisme a jamais existé, c’est l’équipe du Honved de Budapest qui l’a le mieux incarné »(…) Godard, qui n’avait que mépris pour la façon dont la télévision filme le football, soudainement surdécoupé, surzoomé, surinterprété, fabriqué comme un spectacle mensonger, digne de ces mauvais films dont l’équipe en promo vante la qualité, comme si elle affirmait enchaîner des buts après avoir « pris 12-0 contre n’importe qui » (So foot.com, Jean-Marie Pottier)… Paix à son âme.

Il s’agit donc de ne plus se raconter des salades, surtout si l’on a pour devise : « refuser le capitalisme c’est d’abord tout faire pour ne pas contribuer à sa reproduction ». Comment faire en la circonstance ? Je vous laisse la réponse, et le coup d’envoi. Tout ce que je sais, c’est que « je n’assiste et n’assisterai à aucun match de coupe du monde », ni en finale au Qatar, ni devant un écran géant ou celui minuscule de mon smartphone (je n’ai pas de forfait internet). Car le foot, dans ces conditions, ça m’emmerde au plus haut point.

Le flâneur

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