La coprophagie urbaine : un modèle économique métropolitain

Le stade anal de l’Axe Seine ou Croire faire de l’or de ses déjections
[Échelle Inconnue]

paru dans lundimatin#314, le 22 novembre 2021

Echelle Inconnue qui « n’est pas un collectif mais un groupe, comme un groupe de rock, qui voudrait être à l’architecture ce qu’ElvisPresley fut àTino Rossi » publie ce 24 novembre le 10e numéro de sa revue à titre provisoire : Glauque est une couleur, observatoire critique de la métropolisation, axe Seine-Moscou. Nous en publions ici deux articles.

Notons qu’Échelle Inconnue présentera cette nouvelle revue à La Parole Errante à Montreuil ce mercredi 24 novembre à partir de 18h.

Selon Wikipédia :

« La coprophagie (du grec ancien : κόπρος / kópros, « excrément ») (ou scatophagie), consiste à consommer des matières fécales.
Chez les rongeurs ou encore les lapins, entre autres, le fait de manger de leurs excréments est une attitude normale. Les matières renferment des nutriments dont leur organise a besoin.
Chez le chien, la coprophagie est un comportement courant même si la raison n’en est pas claire : tendance héréditaire, trouble du comportement dû à l’ennui, insuffisance digestive, malnutrition... Les causes sont multiples.
Le chiot va être coprophage par curiosité et on constate la même chose chez les très jeunes enfants. Cependant, si chez l’homme, cette manie persiste, elle révèle un trouble psychiatrique. »

Mais qu’en serait-il d’une ville entière, ou d’une mégapole, avide de ses propres déjections ?

Les analogies organiques, voire anatomiques, sont souvent convoquées dans les études et analyses urbaines : la ville perçue comme un organisme géant, les artères urbaines comme un élément d’un réseau sanguin, etc. Plus naïf encore, cette citation de Jean-Michel Wilmotte, lauréat du concourt d’architecture pour l’aménagement du Grand Moscou : « En découvrant le plan de Moscou et les vues aériennes, j’ai trouvé que la ville avait une forme de cœur, et aussi que la forêt et la Moskova qui la traversent constituent l’ADN de la capitale. En réaménageant la ville et son extension, on pouvait rendre la joie de vivre à ses habitants. On a donc beaucoup communiqué sur cette ’joy of life’. C’était notre leitmotiv. »

Aventurons-nous à tenter l’exercice pour la lecture du projet de métropolisation de l’Axe Seine... Stade anal :

Toujours sur Wikipédia, on peut lire que « selon la théorie freudienne, cette période se joue entre 2 et 3 ans en moyenne. L’enfant découvre le plaisir que lui procure le fait de retenir les matières fécales (rétention) ou de les expulser (défécation). Dans le stade anal et selon cette théorie, la perte des excréments est assimilée, par le jeune enfant, à la perte d’une partie de son corps ; l’enfant peut en être angoissé. Le « fruit social » de ce stade anal est l’autonomie dans l’espace.

Vers deux ans, l’enfant commence à maîtriser ses sphincters, et l’anus devient, selon la théorie du stade anal, une zone érogène sous l’influence de l’exigence de propreté exprimée par les parents. L’anus, zone de passage entre l’intérieur du corps et le monde extérieur, est soumis à la volonté de l’enfant qui s’aperçoit qu’il peut empêcher l’expulsion et en retire donc un plaisir de rétention découlant de l’application de sa volonté. Il prend progressivement conscience du soulagement lié au fait de laisser sortir : c’est la découverte du plaisir d’expulsion. Toujours selon cette théorie, il est fréquent que l’enfant s’intéresse à ses selles et les manipule, les explore ou les exhibe (comme il le fait également avec ses jouets). »

Dans Insister-Exister : de l’être à la personne, Bernard Golse précise : «  En ce qui concerne l’enfant, l’attention des chercheurs et des cliniciens s’est davantage tournée vers la problématique orale et fusionnelle que vers la problématique sadique-anale (chez l’adulte il en va de manière un peu différente, puisque la question des incorporations et des excorporations de type anal se trouve au cœur de l’étude de la mélancolie et des psychoses maniaco-dépressives).
Peut-être est-ce là seulement un angle particulier d’approche de la dynamique des pulsions de mort dans le cadre des psychoses infantiles. Malgré tout, dans l’étude des relations entre analité destructive et psychoses de l’enfant, il y aurait, me semble-t-il, l’occasion d’un travail de grande ampleur.
 »

L’exemple de l’Axe Seine

Parmi les projets industriels réputés écologiques qui se développent le long de l’Axe Seine figurent en bonne place les industries du retraitement (recyclage plastique, béton, ferraille, etc). Cependant, déjà les premières pollutions non contrôlées dévalent de Paris vers Rouen : enfouissement sauvage de déchets et de gravas générés par les travaux du Grand Paris, matériaux dangereux. Les communes en aval s’opposent au déversement ou au stockage de ces déchets dans leur commune. Grand-Couronne, par exemple, ne veut pas récupérer les déchets du Grand Paris : 250 mille tonnes de déchets sur 43 millions. En somme, le projet d’un Paris écologique pollue ailleurs.

Un projet de ce type nécessite un effort important en marketing urbain tant pour en construire la désirabilité que pour « construire une identité commune valorisée ». Alors qu’en 2015, on faisait encore appel à Monet, à l’anarchiste Pissaro ou à la statuaire gallo-romaine de la déesse celte et gauloise Séquanna, associée à la source de la Seine et connue pour son pouvoir à exhausser les vœux, l’heure est désormais à la schématisation tubulaire d’un fleuve maîtrisé et inventé. Le dernier logo en date de « Rouen-Normandie 2028 – Capitale Européenne de la Culture » en témoigne. Or, à observer avec attention, et il faut l’avouer, avec quelque angoisse, le projet stratégique, logistique et industriel concocté pour le fleuve, on y verrait davantage un intestin capable de transformer en richesse la part en trop (ou excrémentielle) du projet lui-même. Un serpent digestif se mordant la queue.

L’enfance freudienne d’un projet qui voudrait tout à la fois manger la planète et la sauver. Un stade anal de la planification stratégique qui regarde émerveillé ses étrons tout en se demandant à qui les offrir ou plutôt, les vendre. À moins qu’il ne s’agisse d’une pathologie émergente de la transition écologique qui voudrait voir tout ce qui est évacué être de nouveau ingéré.

Ainsi, les artisans historiques de la pollution aux hydrocarbures s’empressent-ils de racheter à prix d’or des startups capables de développer des procédés chimiques qui permettent de casser les molécules de plastique pour en faire de nouveau. Ou les rois de la ferraille développer des entrepôts géants où laisser vieillir, comme de bons de vins, ce que le marché permettra de revendre plus cher. Tel autre encore, faisant commerce du recyclage des graves de chantier pour pouvoir les réutiliser en fondation. Bref ! Mille idées « bankables » pour revendre ce que l’on détruit. Une petite économie du désastre qui sous-tend l’implantation industrielle que l’Axe Seine promet.

Faut-il être grand clerc ou druide pour entendre qu’on ne dépollue pas ce que l’on a pas pollué ? Ou comprendre que l’on a pas à recycler ce que l’on a pas produit ? Mais on nous condamne à vivre ce stade anal de la pensée métropolitaine. Et regarder les yeux émerveillés de vieux pollueurs retombés en enfance, qui manipulent avec jouissance les matières fécales qu’ils produisent. Regarder le fleuve, tout à la fois corridor logistique et intestin grêle, charrier par barges entières les tonnes de merde que le Grand Paris, le Grand Rouen, le Grand Havre expulsent en une grimace jouissive.

Un fond d’investissement, connu pour ses accointances louches avec un sulfureux ancien conseillé présidentiel, jubile et babille en mille vignettes vidéos et images de synthèse pour promouvoir son alliance avec le géant Air-liquide et l’installation de son usine à hydrogène H2V qui alimentera en énergie les raffineries de Port-Jérôme-Sur-Seine. À quelques mètres de là, le cul dans la vase toxique, la bouche barbouillée de noir, ExxonMobil rit de son bon coup. Il vient de signer un accord avec le britannique Plastic Energy pour construire deux usines de recyclage chimique du plastique en France. S’offrant du même coup une récupération de la nouvelle taxe sur les déchets d’emballage en plastique imposée aux états de l’Union Européenne et une petite campagne de greenwashing. L’huile synthétique, le Tacoil, produite à partir du plastique, deviendra la matière première pour la fabrication de carburant. Ailleurs le long du fleuve, on se vend et se rachète de pleines brassées de boues et terres toxiques. L’économie circulaire est coprophile !

Transition ou transit ?

Le boudin fécal stimule la zone érogène ; il est perçu par la métropole comme une partie du corps qu’elle perd. Cette partie est valorisée et peut servir de monnaie d’échange. « Aimer » signifie à ce stade donner et garder, la possessivité étant l’un des aspects dominants du stade anal. L’enfant peut satisfaire sa mère en laissant sortir à l’endroit et au moment où celle-ci le souhaite. Voilà la transition écologique avancer à quatre pattes. Retour en enfance des géants de la pollution. Transition ou, peut-être plus simplement, transit : passage de la matière d’un état à un autre dans le tube digestif Seino-métropolitain. L’organisme industriel ne change pas : il nous regarde comme la mère qu’il veut émerveiller en tournant en boucle. Mouvement perpétuel transitif d’un monstre obscène qui a voulu coudre son anus à sa bouche. Impossible de ne pas l’imaginer en écœurants soubresauts, gonflé de son impossible circuit en occlusion jusqu’au fatal éclatement qui nous noiera tous. Fin de transition !

Des vaches flatulant, des soleils et la mort.

Le désespoir n’est plus de mode. Il n’est pourtant parfois que lucidité. Il faut encore, semble-t-il, macabres, danser autour du feu planétaire qui n’est que l’apéritif du désastre. Danses politico/industrialo/urbaines de la réparation – ou de l’expiation ?

Nous vivons l’agonie d’une étoile mais ne savons faire autre chose que construire, encore, dans l’espoir de sauver le monde sans qu’aucun de ses assassins ne meurent. Nous aimerions dire encore avec Buenaventura Durruti que « nous ne sommes pas effrayé-e-s le moins du monde par les ruines. [Que] nous allons hériter de la terre, [que] cela ne fait pas le moindre doute. [Que] la bourgeoisie peut détruire et ruiner son propre monde, avant de quitter la scène de l’histoire. [Que] nous transportons un monde nouveau, ici, dans nos cœurs. [… Que] se sont les travailleu-se-r-s qui ont bâti ces palais et ces villes. Ici en Espagne, en Amérique, partout.
[Que] nous autres travailleu-r-se-s, nous pouvons construire à leur place, et en mieux ! »

Mais sans doute est-il trop tard. Et le dé(s)astre laissera moins que des ruines après que nous aurons, comme nos pères, crevés à le précipiter. Georges Bataille introduisait son traité d’économie universelle, La part maudite, par l’exemple de l’économie bovine, pour passer à celle du soleil qui offre sans recevoir ; démontrant en somme que « le principe même de la matière vivante veut que les opérations chimiques de la vie, qui ont demandé une dépense d’énergie, soient bénéficiaires, créatrices d’excédents. »

L’homme métropolitain (qui n’est que le nouvel avatar de l’homme capitaliste, qui fut lui-même celui de l’homme colonial), maintenant qu’il a pris possession de la planète entière, ne peut sans doute sortir de la dépense. Et ses soudaines manières protestantes ne sauront masquer longtemps son désir véritable : brûler dans l’incendie de ses excédents. Mais le désespoir n’est plus de mode, quand bien même serait-il lucidité. Alors assieds-toi au bord du fleuve et tente de rire en regardant le désastre se construire.

La part excrémentielle de Moscou s’exporte à 1184 km au nord

En juillet 2018, lors d’une partie de chasse, des habitants des alentours de la station de chemin de fer Shiyes (dans la région d’Arkhangelsk) tombent sur un terrain déboisé et des engins de chantier.

En octobre, l’entreprise « Technopark » présente au conseil du gouvernement de la région d’Arkhangelsk un projet de décharge près de la station de Shiyes. Il est prévu qu’elle accueille jusqu’en 2038 500 milles tonnes d’ordures provenant de Moscou. Le Gouverneur de la région, Igor Orlov, soutient ce projet et l’inclut à la liste des projets d’investissement prioritaires. Malgré un début de chantier en juillet 2018, le dossier du projet reste inexistant et le demeurera jusqu’à son annulation.

Le 20 décembre de la même année, les militants opposés au projet posent le premier « vagontchik » près de la future déchetterie, et y organisent une veille permanente. Peu à peu, un camp de militants prend forme : des gens arrivent d’un peu partout. Au-delà de la demande d’annulation du projet, les militants réclament la démission du Gouverneur Igor Orlov. Les militants bloquent le chantier et résistent aux pressions exercées par la police anti-émeute, les gardiens ainsi que des travailleurs du chantier. En décembre 2019, à Kotlas, ville de la région d’Arkhangelsk, un meeting contre la construction de la décharge réunit 10250 protestataires selon les organisateurs.

En août 2019, Vladimir Poutine ordonne au gouvernement de la région d’Arkhangelsk de prendre en considération l’opinion publique. Le chantier est stoppé et, en avril 2020, le Gouverneur régional présente sa démission. Gouverneur intérimaire, Alexandre Tsyboulskiy proclame ne pas soutenir le projet et promet de l’abandonner. En juin, le contrat avec « Technopark » est dénoncé et le projet disparaît de la liste des projets d’investissement prioritaires.

En octobre 2020 commence le démantèlement du chantier et, élu Gouverneur, Alexandre Tsyboulskiy promet la restauration du terrain. En 2021, des arbres y sont plantés et la plantation d’une prairie est planifiée.

Les militants surveillent l’avancée des travaux et visitent le site régulièrement.

Cette micro histoire d’un retour d’excrément à l’envoyeur est, outre le succès d’une action militante localisée, la démonstration que le changement ne peut se faire sans changement d’acteurs.

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