La conspiration - Épisode 7

Jancovici et la géo-ingénierie.

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#34, le 1er novembre 2015

Brève histoire du génie. Et des ingénieurs.

Comment comprendre l’Histoire ? Comment la raconter ? La rédaction de Lundi matin n’a jamais dissimulé un certain tropisme pour la tradition des vaincus, c’est-à-dire, pour l’histoire qu’il reste à faire. Ce feuilleton de rentrée que nous vous proposons ici se veut être un contre-pied. Il s’agira d’explorer la tradition des vainqueurs, ses héros oubliés et leurs appareils. Là où certains s’interrogent sur la manière dont il serait possible de transformer les conditions de la vie des hommes, eux, renversent la question : Comment adapter l’humain au désastre économique, écologique et politique ? Leur œuvre est d’y parvenir : de la conformation à la sélection.

La discipline économique, la conformation à la survie en régime de despotisme économique tend à produire des légions de fous rationnels (parfois psychopathes, relire l’épisode 3). Les maîtres de l’économie (ou de la politique), des Boiteux (des grands corps) ou des Bolloré (des grandes dynasties courtisanes), ont alors imaginé installer des gardes fous, le système médiatique du spectacle (relire l’épisode 5). Ce système a pour objet d’infuser une atmosphère de détente ou de coolitude, de joie et de plaisir, de fête et de gaspillage. Ce ministère de la joie (ministère de la propagation de la foi) cherche à propager la consommation joyeuse et effrénée, définie comme la fonction politique principale de l’époque contemporaine (fonction politique de la consommation, définie par le président Bush, après les attentats du 11 septembre 2001, comme la réponse la plus appropriée au terrorisme : la véritable lutte contre le terrorisme consiste à maintenir le plus haut niveau de consommation).
Mais la coolitude bientôt zen, la joie trépidante, la fête permanente, les vacances comme état d’esprit, le tourisme généralisé à chaque moment de la vie, y compris dans l’espace domestique, le gaspillage délirant, peuvent à leur tour devenir des éléments de la folie rationnelle qui définit toute l’économie.
Un coup à gauche, un coup à droite.
Alors arriva l’écologie (et l’écologisme).
Après les gardes fous médiatiques, les nouveaux censeurs de l’écologie.

Le génie révolutionnaire.

La transition énergétique sera révolutionnaire et les ingénieurs dirigeront cette révolution.
Assez de la coolitude irresponsable !

7e épisode : Jancovici et la géo-ingénierie.

L’idée économiste de “transition énergétique” est un programme d’ingénieurs.
Reposant sur l’évaluation totale et sur la constitution de grands bilans.

Il semblerait, ironiquement, que l’économie, déconsidérée par les crises (et le chômage ?) trouve dans les difficultés environnementales (dans la question climatique par exemple) un regain de légitimité.
Avec l’affirmation relayée en cœur par les “vrais” économistes, néoclassiques, et par les hétérodoxes (“meilleurs économistes”) : seule l’économie, convenablement améliorée, peut nous aider à surpasser les difficultés environnementales… causées par l’économie.
Par exemple en construisant des néomarchés, là où personne n’imaginait qu’il puisse y en avoir : comme le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (le marché du carbone) posé comme la pierre angulaire (ou philosophale) des politiques, nécessairement économiques, de lutte contre le changement climatique.
Ou, autre exemple, en étendant, à l’infini, l’idée de capital, à « la nature » transformée en “capital naturel”, source de services (évaluables) environnementaux.
Alors le salut se tiendrait dans une évaluation complète du capital étendu à toute chose, dans une comptabilisation totale qui permettrait de surveiller des taux de destruction ou autres.
Alors qu’il est évident que la source des problèmes se tient dans l’économie et son développement incontrôlé (l’autodéploiement du capitalisme et la croissance du profit au moyen de la domination politique et du redressement des comportements), dans son emprise totalisante (tout mesurer pour faire de tout une source de revenus, une propriété aliénable ou des services à tarifer), il est unanimement affirmé que seule l’économie, convenablement réorientée, par des moyens encore plus économiques (de mesures et de calculs, de surveillance fine et “intelligente”), que seule une « meilleure économie » (orthodoxe à la Tirole ou hétérodoxe à la Jancovici), avec la généralisation illimitée des marchés, des évaluations, des bilans, des tableaux (encore Jancovici), permettra de sauter au-dessus du gouffre.
Sans changer les modes d’agir.

L’énergie actionne chacun des rouages de notre économie. Alors que la demande va croissant, on sait que les stocks d’énergie - charbon, pétrole ou uranium -, diminuent inexorablement. Pourtant, personne ne souhaite tirer les conséquences de cette étroite collusion entre énergie et économie : nos gouvernants préfèrent continuer à invoquer une illusoire croissance, en se cachant que plus vite la croissance repartira, plus vite arrivera le prochain choc pétrolier qui la tuera à nouveau. Comment sortir de cette spirale infernale ? Au-delà des remèdes apportés par la nécessaire transition énergétique qui réduira notre dépendance énergétique, il faut élaborer un projet de société raisonnable et énergétiquement vertueux, tout entier tourné vers une économie "décarbonée". Vers une meilleure économie.
Le petit livre de Jean-Marc Jancovici, en version poche : Transition énergétique pour tous, 2013, portant sur la transition, montre la marche à suivre.
Jean-Marc Jancovici est ingénieur de l’École polytechnique, consultant, enseignant et chroniqueur. En 2007, il a collaboré à l’élaboration du Pacte écologique de la Fondation Nicolas Hulot.
Le livre, cité plus haut, sur la transition énergétique (pour tous) expose l’idée que notre PIB est en quelque sorte une fonction de l’énergie fossile et donc explique notre hausse du pouvoir d’achat par la baisse du cout de l’énergie. Le livre applique donc la méthode des bilans énergétiques à plusieurs domaines d’activités humaines et en tire des conclusions. Une sorte d’analyse thermodynamique de l’économie.
Livre qui est d’abord un ouvrage de calculs, complètement dépolitisé, prolongeant la longue tradition des ingénieurs planificateurs.
Toujours plus d’économie, de discipline, de contrôle, d’expertise, de hiérarchie technocratique pour résoudre les problèmes de l’économie inégalitaire : boucle de rétroaction positive qui mène à la catastrophe.
La confrontation aux “difficultés environnementales” (comme le changement climatique) implique le contrôle de la consommation (énergétique en particulier) provenant des énergies fossiles.
Mais, alors, c’est le pilier de légitimité, la consommation, le consumérisme de la société moderne qui est mis en cause.
Or il n’est pas question de changer la forme sociale économique, encore moins de changer radicalement la forme de vie économique basée sur la consommation. Il en va de la légitimité du pouvoir politique.
Il est donc nécessaire de rester dans l’économie.
De maintenir ses méthodes, ses processus, ses principes, etc.
Et dans ce cadre conservateur peut se déployer une analyse économique (souvent très orthodoxe, néoclassique) des problèmes environnementaux (du changement climatique par exemple).
Ainsi ce que l’on nomme Accords de Kyoto, ou Protocole de Kyoto, est un ensemble de politiques économiques orthodoxes aptes, ou supposées aptes, à maintenir l’ordre économique établi.
Les politiques, échanges des émissions (marché du carbone), mécanisme de développement propre (système des compensations), s’appuient sur les concepts néoclassiques de base, de la théorie des néomarchés, afin de proposer des moyens pratiques, mais restant économiques, rentables, évaluables, inscriptibles dans des comptes.
En particulier, l’un des axiomes de la théorie des marchés calculables, la substitution, la flexibilité, la possibilité des remplacements (d’une technique par une autre, d’un bien par un autre, son substitut), cet axiome essentiel (pour la concurrence) est posé comme élément central de la politique ; d’où en dérive le système des compensations par lequel on peut toujours remplacer un objet par un autre “équivalent” ou “de même valeur”. Ainsi compensation (écologique) = substitution (économique), une grenouille de droite vaut bien un lézard de gauche !
[Notons que ce thème des substitutions compensations se trouve derrière le conflit de Sivens. Pourquoi ne pas déplacer (= flexibilité) les grenouilles avec leurs mares plus loin dans la montagne !]
Il s’agit donc toujours d’agir sur les actions, de les canaliser, de transmettre des “incitations” ou de définir des “contraintes” par les moyens économiques de la discipline comptable (la seule discipline qui “compte” et qui perdure !).
Et, bien évidemment, par construction, cet ensemble de politiques ou d’actions de conformation des comportements respecte, renforce l’ordre hiérarchique inégalitaire, entre les nations et entre les sujets de l’économie.
On a parlé de la technocratie “verte” et de sa police.

Revenons au programme de JM Jancovici, tel qu’exposé dans l’ouvrage : Changer le monde, tout un programme, 2011, version poche (citée) : Transition énergétique pour tous, 2013.
Avec JM Jancovici nous retrouvons l’ingénieur saint simonien positiviste et (même) messianique des débuts de l’ère industrielle.
Tout ce que nous avons pu écrire sur les ingénieurs économistes s’applique à Jancovici.
Il serait donc inutile d’y revenir si le sentiment de se trouver face à une sorte de résurrection (du messie) n’entrainait un doute : est-ce une farce (la répétition) ou plutôt une caricature (involontaire) ?
Mais l’aspect technocratique du projet (politique) de « décarbonation » renvoie à la forme surplombante autoritaire des plus anciens projets des ingénieurs « industrieux » du Second Empire.
Rappelons ce que nous avons dit (en fort résumé maintenant) sur ces ingénieurs :
Ces ingénieurs économistes de la planification (de l’équipement, de l’aménagement, ici de la rénovation totale) au moyen de programmes économiques, concentrent plusieurs formes de pouvoir :
– Ce sont de très hauts serviteurs de l’État, ceux qui composent la haute administration technocratique des grands corps ; nous retrouvons les polytechniciens ;
– Ce sont des représentants autoproclamés de « La Science » au service du peuple des besoins ; l’ouvrage de Jancovici se présente comme un traité techno-scientifique qu’il est impossible de discuter (à son niveau propre).

Dans la Préface à l’édition de poche, l’aspect messianique est annoncé :
« Combien de temps encore allons-nous refuser de voir l’évidence ?
Si l’Europe compte préserver la paix et la démocratie, un modèle social à peu près présentable, du travail pour beaucoup, et une espérance de vie qui ne soit pas divisée par deux, elle n’a qu’un seul pari gagnant à sa disposition.
Et ce pari apparaît désormais clairement : organiser tout son avenir économique et industriel, donc social et politique, autour de la décarbonation de nos activités.
Exit pétrole, gaz et charbon, il est temps de lancer la révolution industrielle qui nous permettra de nous en sortir sans eux. »
Discours saint simonien typique : positiviste, fondé sur la science, les calculs d’ingénieur, qui montrent une unique voie, une voie économique industrielle.
La politique étant la conséquence de l’engagement « ingénieux », politique de la révolution industrielle.
Si nous sautons immédiatement aux pp. 199-200 (de l’édition de poche) nous voyons que le projet technique d’ingénieur s’exprime par un discours technocratique, quasi-fasciste, exigeant l’adhésion au projet « rationnel » calculé par l’expert :
« Il faut décarboner l’économie.
Vouloir la décarbonation massive de l’économie donne une colonne vertébrale structurante pour l’avenir.
C’est un programme politique.
Dès que la petite formalité de trouver le chef de projet sera réglée, on pourra avancer.
Mais avancer ne signifie-t-il pas qu’il va falloir se serrer la ceinture ?
Certes, mais si nous nous y prenons bien, nous nous en rendrons à peine compte, parce que le plaisir d’être impliqué dans un projet global qui a du sens est un stimulant puissant. »
Il faudrait commenter ligne à ligne les pp. 201-203 pour découvrir l’aspect pétainiste de tous ces projets techno-industriels : la participation se fait par la contrainte (logique) et conduit à l’adhésion enthousiaste.
Paternalisme au moins.
Du reste « l’atout maître de la décarbonation passe par l’entreprise » (p. 201)
« Il faut incarner la décarbonation dans des projets industriels qui redonneront sens à nos existences. » (Même page)
Qui peut penser que le sens de l’existence se tient dans un projet industriel « révolutionnaire » ?
Nous trouvons la réponse une page plus loin, 202 en bas et 203 en haut :
« Le seul pays véritablement comparable à l’Europe est le Japon qui a connu exactement la même trajectoire de développement, c’est-à-dire une activité industrielle intense avec très peu de ressources sur son sol.
Cette histoire commune a produit des sociétés d’ingénieurs cherchant l’optimisation des procédés en univers confiné. »
Retour à la figure de l’ingénieur conquérant.
Et si nous revenons en arrière, dans le même ouvrage, nous découvrons (sans surprise) que l’ingénieur est nécessairement un économiste.
« Les limites sont inhérentes à notre misérable existence.
Dès lors que le même euro ne peut pas être dépensé deux fois, l’approche comptable est indispensable.
Sinon, au lieu d’être arbitrées sur la base de critères explicites, les décisions seront prises sur la base de critères affectifs, propres au décideur, sans aucune garantie pour l’optimum économique.
Le refus de l’approche comptable traduit le refus de tout choix, parce que choisir suppose d’abandonner la quête d’un monde merveilleux.
Les choix, arbitrages, ordres de priorité et autres compromis sont le lot du gestionnaire. Choisir c’est renoncer et gérer c’est se compromettre. Parler argent ce n’est rien d’autre que gérer des ressources finies.
Les opposants à tout ce qui empêche le monde d’être merveilleux sont bien armés pour dénoncer, désarmés pour proposer.
Passer de la dénonciation à la gestion demande de changer de méthode, puisque l’essentiel du temps doit être consacré à dessiner une solution, avec des priorités et un raisonnement économique. » (pp. 129-130)

Dans le monde de Jancovici, il n’y a aucune place pour la démocratie.
C’est bien un (nouveau) monde (décarboné) d’ingénieurs économistes à la française.

Énonçons alors les axiomes implicites de Jancovici.
Nous nous situons dans le cadre de ce qui est nommé « capitalisme vert ».
C’est sur la base des entreprises existantes (« notre vieux continent accueille des champions mondiaux potentiels »), correctement débriefées (et dirigées par les bons ingénieurs adaptés) et incitées que se fera « la transition » (vers l’économie décarbonée), la nouvelle révolution industrielle.
Ce capitalisme vert est un retour au capitalisme industriel des ingénieurs (le “vrai” capitalisme, non perverti par la finance – l’économie fondamentale), un capitalisme planifié (par les ingénieurs). Même s’il peut faire un usage technologique du marché (mais Jancovici est plus planiste à l’ancienne).
Il n’est donc pas question de modifier la structure sociale politique (peut-être plus de pouvoir aux technocrates – retour à l’État plus autoritaire, plus dirigiste).
La transition est faite pour sauver le système, le maintenir moyennant une (nouvelle) adaptation technique (vendue comme philanthropique).
L’économie est donc maintenue comme cadre de pensée et d’action : ce que l’on nomme « développement durable » (qui est une simple arnaque).
« Restent trois petits écueils à franchir : savoir quoi faire, avec quel argent le faire et assumer (sans en faire un argument publicitaire, évidemment !) le fait qu’il y aura des perdants. » (p.202)
L’économie, sa hiérarchie, son inégalité, tout est conservé.
Qui seront les perdants ?
Les inadaptés, les non conformes, ceux qui ne voudront (ou ne pourrons) pas s’intégrer, bref les “insensés” pourchassés depuis toujours (par l’économie, selon ses modes).
On ne peut faire d’omelette sans casser du pauvre.
Les mirages welfaristes d’indemnisation des perdants lors « des transitions », c’est-à-dire des changements organisationnels du capitalisme, comme le développement des villes usines et l’exode rural, ou le développement de l’agriculture industrielle et l’éradication des paysanneries, maintenant la transition énergétique vers l’économie décarbonée, ces élucubrations ne se sont jamais réalisées !
Que les perdants perdent !
Nous aurons, au mieux, quelque chose comme « l’indemnisation » des victimes de guerre – la guerre n’est-elle pas une vaste transition ? – une vaste mystification !

En aucune manière l’ingénieur positiviste, expertocrate autoritaire, Jancovici ne peut imaginer (défaut de génie !) prendre le problème « à l’envers », non pas depuis le savoir technique à imposer (ou qui s’imposerait rationnellement !), mais depuis l’agir des perdants en puissance.
Mettre l’économie en démocratie pour que l’agir subversif fasse fleurir mille inventions sociales politiques ni économiques ni technocratiques.
« Sauver la Terre » n’est pas une question pour un ingénieur positiviste.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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