Ou comment passer trente-six heures à l’ombre pour avoir transporté des pièces de mécanique dans une voiture dénuée de gilet jaune, à douze bornes de l’Arc de Triomphe, un samedi matin.
Dimanche 9 décembre 2018, 19h, dans un tribunal de banlieue parisienne. Comme un bon paquet de gens avant et après moi, je suis déferré devant un juge des libertés et de la détention. Le procureur, que j’ai vu quelques heures auparavant, a demandé un placement en détention pour moi et mon ami, dans l’attente de l’audience en comparution immédiate, le lendemain à 13h30 au TGI de Nanterre. La juge, qui doit statuer sur ce placement en détention, me demande alors, concernant mon refus de m’exprimer en garde à vue : « Pourquoi avoir fait preuve de résistance, Monsieur ? ».
On vous laisse imaginer : il est 9h du matin, samedi 8 décembre, dans une ville des Hauts-de-Seine ; nous sommes en voiture avec un ami et, démunis de GPS, nous roulons dans le neuf-deux à la recherche d’une boulangerie, quand une banale patrouille de police nous arrête.
Un fonctionnaire demande les papiers de la bagnole, pendant qu’un autre flic, à cran, demande quel est l’objet qui traîne au pied de mon ami passager. « C’est une biélette de direction, une pièce mécanique », je dis. Mais dans la tête du flic à cran, ça bloque : depuis la veille, sa hiérarchie lui impose d’être au taquet, parce que des hordes de gueux en gilet jaune veulent déferler sur Paris et mettre la capitale à feu et à sang. Alors même quand je dis « biélette de direction », il entend « barre de fer ». Il y a aussi une vieille bombe de peinture pour la carrosserie (dont la capsule est bouchée) qui traîne à côté de la biélette. Pas de gilet jaune, pas de masque respiratoire, pas de lunettes de plongée, pas de casque, pas de boules de pétanque, pas de HG36... mais pour les flics, c’est quand même jackpot.
Commence alors un long délire procédural : vérification d’identité, placement en garde à vue, voiture saisie et menée à la fourrière, auditions, demandes de relevé d’empreintes, d’ADN, transferts... En somme, nous avons été interpellés à douze kilomètres d’un point de rendez-vous censé rassembler, deux heures plus tard, des Gilets jaunes dont nous n’avions même pas l’accessoire fétiche, tout ça sous prétexte d’avoir transporté des pièces de mécanique dans le véhicule où nous nous trouvions. Résultat : nous voilà poursuivis pour « groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations » et « transport sans motif d’arme de catégorie D ». Mais aucune contravention pour défaut de transport de gilet jaune.
Les policiers ne disposant d’aucun élément prouvant notre culpabilité, nous voilà sommés de démontrer notre innocence, d’expliquer ce que nous faisions là, de dire chez qui nous avons dormi la veille... Naturellement, je ferme ma gueule et ne signe rien.
Nous sommes finalement libérés après trente-six heures d’une garde à vue finalement instructive. Dans nos cellules voisines, en effet, nous avons rencontré des Bretons et des Nordistes, interpellés pour les mêmes « faits », avec autant d’éléments contre eux que nous en avions contre nous. « J’étais pacifiste, mais là je suis radicalisée », « plus jamais je ne voterai », « il faut qu’on se regroupe, qu’on s’organise, qu’on arrête de payer les impôts », « il faut détruire les banques »... C’est ce que nous avons entendu lors des transferts d’un commissariat à l’autre ou dans les interminables files d’attente au tribunal, devenu café du commerce. Et toujours cette promesse dans la bouche de nos « co-détenus » au gilet jaune : « La semaine prochaine, rien à foutre, on revient ».
À vouloir gagner une bataille en entravant des centaines d’individus, le ministre de l’Intérieur a finalement radicalisé toute une foule, plus déterminée que jamais à lui faire perdre la guerre.
Deux complices des Gilets jaunes, sous contrôle judiciaire en attendant leur procès.