La Zad est morte, vive la Zad !

Une histoire des derniers mois et de ses conflits :
ce qui a été perdu, ce qui a été arraché, ce qui est encore possible.

paru dans lundimatin#152, le 26 juillet 2018

La Maison de la grève de Rennes nous a transmis ce texte qui retrace, d’un point de vue situé ce qui s’est passé à la zad, depuis l’abandon de l’aéroport. « Il nous a semblé utile d’écrire ce texte étant donné l’absence de récit clair, même subjectif sur le sujet. »

Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal.

Racine, Iphygénie V, 6

La Zad, avant cette année, plus que tout autre chose était une brèche. Nous, révolutionnaires de tous poils, la chérissions et nous la chérissions précisément comme territoire c’est-à-dire comme arrachement, comme champ de possibles infinis et comme refuge.

Mais voilà, en janvier, la victoire partielle, l’abandon de l’aéroport, la victoire, et avec cette victoire l’épée de Damoclès tombe terrible et la main avide de Macron qui s’avance veut refermer cette brèche. Première mort.

Mais voilà, nous étions de tous poils. Et, avec l’aide de l’État, la discorde s’installe. La discorde s’installe d’autant plus facilement que la Zad telle que nous la décrivions, telle qu’elle apparaissait comme force reposait sur le mythe d’une unité de surface, interlocuteur factice avec le monde, invention médiatique, apparition qui rendait tour à tour la Zad saisissable ou opaque et qui, à ce moment précis s’est retourné contre elle. L’État veut régler la question des terres, évidemment il cherche à diviser en proposant des régularisations individuelles pour distinguer entre bons et mauvais occupants, et tenter ainsi de défaire les liens entre les composantes : en face, le « mouvement » doit se constituer en unité s’il veut pouvoir imposer des négociations. Le mouvement, c’était un jeu subtil d’alliances, d’affections réelles et de désaccords profonds mais dont l’unité lui était négativement fournie par son seul but absolument commun : l’abandon de l’aéroport, but qui lui avait été retiré en même temps qu’on lui accordait la victoire. Cela faisait longtemps déjà que l’on se préoccupait de l’avenir de la zone [1] : mais jamais à ce point les différentes composantes n’avaient eu à confronter concrètement leurs différentes visions. Les forces alors éparses tentent encore de converger et pour les occupants ce sont deux points qui se cristallisent autour de la même question « Que doit devenir la Zad : qu’est ce qu’on veut garder ? »

La première position, celle que défend ce texte, pense qu’il faut avant toute chose faire tout son possible pour garder les terres arrachées : la pierre de touche dans la Zad, c’est la machine de guerre communiste, le reste - idées, principes, histoires et espoirs - vient avec. Nous ne pouvons exister dans le temps, nous ne pouvons espérer de grandes victoires si nous abandonnons systématiquement toutes les bases que nous avons construites. Concrètement : 300 hectares de terres, un tissu de solidarités dense avec le pays nantais, des lieux de vie.

Cela a pour conséquence stratégique de mener les négociations.

Argument :
L’adversaire doit négocier parce qu’il est en position de faiblesse.
Nous pouvons arracher à jamais une partie de ce que nous avons construit.
La victoire militaire n’est pas envisageable car les révolutionnaires se battront seuls.
Nous voulons faire de la Zad une arme de lutte.
La Zad comme zone de non-droit ne peut pas survivre.
Saisissons à bras-le-corps la question de sa transformation.
Il faut prendre le risque de négocier, et pour gagner chaque partie nous entendons nous battre.

La seconde, la plus pure, pense que ce qu’il faut avant toute chose, c’est un espace hors norme, ou l’État n’a pas le droit de regard, c’est le champ de possibles infinis. Hors de cela, il n’y a rien. Cela a pour conséquence stratégique la bataille jusqu’à la mort (ou au déménagement).

Argument :
Nous ne pouvons pas négocier avec l’ennemi car ainsi nous nous corrompons.
Laisser une porte d’entrée c’est accepter d’être amputé d’une partie des possibles que nous expérimentons.
Si nous négocions nous perdons une partie de notre liberté, c’est à dire tout.
Nous refusons politiquement toute stratégie froide, qui prétend adapter les moyens aux fins, l’idéal se vit ici et maintenant. Nous sommes du parti des vaincus.

Cet affrontement est un affrontement politique. Ce sont ici deux rapports à la stratégie, deux rapports à la victoire, deux rapports à l’autonomie, à ce que c’est que vivre dans ce monde qui s’affrontent.

Au moment même où l’abandon de l’aéroport est prononcé, où le mouvement se déchire pour de bon, où les désirs des uns et des autres sur ce que doit être la Zad s’écartèlent, il prétend être ce qu’il n’a jamais été : une unité. A ce moment les divergences sont inconciliables et il est trop tard. Une des postures doit gagner et l’autre doit perdre, la diversité des tactiques devient impossible parce que les buts diffèrent : nous avons perdu la force de la contradiction.

La leçon à retenir de cet épisode est une question ouverte : Comment, à l’avenir, les révolutionnaires peuvent-ils anticiper et assumer ces contradictions de telle sorte qu’elles puissent s’exprimer sous forme de coupure nette et pas de déchirement, d’autophagie ?

Ce point de confrontation comme plusieurs autres était bien antérieur à la victoire. Ils ont été voilés par la nécessité et la possibilité de cohabiter, par une absence de clarté qui empêchait de ramener les conflits à la hauteur de divergences de fond assumées par différents camps qui ne se sont alors pas tous constitués clairement en force.

La binarité que nous exposons plus haut est simplificatrice et ces deux positions ne sont pas réductibles à deux blocs homogènes qui se seraient constitués naturellement. En général, on les réduit à une opposition entre le CMDO et les anti-autoritaires [2]. Mais il n’y a pas eu exposition des différentes positions et répartition dans la salle de leurs partisans. Tout cela s’est plutôt fait dans le désordre le plus total, dans une série de tours de force, de morsures et de mouvements contradictoires.

Janvier- mars : La victoire et la route

La route

Le 17 Janvier, Edouard Philippe déclare l’abandon du projet d’aéroport de Notre Dame Des Landes, en martelant le retour prochain à l’État de droit : Les habitants illégaux devront quitter les lieux avant le 31 mars, fin de la trêve hivernale et, nous citons : « Les trois routes qui traversent la Zad de Notre Dame des Landes devront être rendues à la libre circulation pour tous. Les squats qui débordent sur la route devront être évacués, les obstacles retirés, la circulation rétablie. À défaut, les forces de l’ordre effectueront les opérations nécessaires. »

La première route concernée, la D281 dite route des chicanes, est non seulement un symbole de la résistance et de la formation de la Zad en tant que Zone à Défendre mais elle est aussi, pour certains, un point stratégique de défense de la zone et un lieu d’habitation. La question de la libération de cette route est un conflit bien antérieur à l’abandon de l’aéroport et à l’ultimatum de Philippe : les chicanes avaient déjà été allégées pour laisser les tracteurs passer, puis rétablies. Certains membres des organisations officielles, des agriculteurs ainsi que des voisins des villages alentours formulaient déjà l’envie pressante de la nettoyer pour faciliter le passage. L’État s’appuie sur cette situation de conflit pour formuler ses requêtes. Ainsi, lorsqu’elle devient une condition préalable aux négociations, les désaccords se cristallisent car il ne s’agit plus d’opposer le symbole à la fluidité, l’implantation au fonctionnel, il s’agit de trancher sur la stratégie à adopter.

La plupart des forces qui constituent l’assemblée des usages [3], décide, pour une partie satisfaite, pour d’autres la mort dans l’âme, de rendre la route dans l’optique d’entamer les négociations et d’éviter l’humiliation et le risque que constituerait une évacuation policière aux limites vaguement larges de la route.

Pourtant cette décision est loin de faire l’unanimité, et des habitants décident de leur côté qu’il faut préserver cette route coûte que coûte, quitte à se battre contre les leurs. Les deux parties sont inconciliables, le temps n’est plus au débat et il n’est pas de diversité des tactiques qui tienne : soit le mouvement déblaye la route et la rend à la circulation contre la volonté d’une partie des habitants qui seront tout de même pliés à cette décision, soit la route devient une porte d’entrée pour la police et fragilise la possibilité de faire mouvement dans les négociations.

Alors que la première solution est choisie, les conflits s’exacerbent, les initiatives en petit groupe se multiplient donnant lieu à de la justice de bande, à des confrontations physiques au sein du mouvement, à des rancœurs et des coups bas. Les assemblées deviennent de plus en plus houleuses, les « embrouilles » prennent de plus en plus de place, on s’accuse d’un côté de prise de pouvoir, de l’autre de sabotage. Certaines parties de la route, comme la cabane de Lama fâché, sont démantelées dans un climat de tension électrique. La discorde a pris ses quartiers et la mort de la Zad que nous vivions symboliquement le 17 janvier était devenue palpable, concrète, incarnée dans le déchirement quotidien du mouvement. Dans le même temps, 30 000 personnes se rassemblent le 10 février pour fêter la victoire et défendre l’avenir de la zone.

C’est dans ce contexte que débutent les tractations avec l’État, bien décidé au départ à ignorer les occupants : la préfecture charge un comité de pilotage, composé des syndicats paysans, de membres de la chambre d’agriculture, des associations du mouvement anti-aéroport et de membres du conseil départemental, de décider de l’avenir des terres.

En réponse, l’Assemblée des usages constitue un groupe de délégués, composé de zadistes, de membres de Copain, de l’Adeca, de l’Acipa, des naturalistes en luttes et de la Coordination [4], qui revendique le gel des terres pour deux ans, une gestion commune par le mouvement, l’amnistie pour tous les inculpés du mouvement et refuse toute expulsion. Lors d’un premier rendez-vous avec la préfète, celle-ci déclare « qu’il n’y a aucune raison pour qu’on se revoie  ». Cependant, à la suite d’un rassemblement devant le comité de pilotage et de son boycott par l’Acipa, celle-ci accepte de nouveaux rendez-vous, et la bataille médiatique commence : la délégation, qui ne reconnaît pas le comité de pilotage, demande des négociations directes avec l’État pour obtenir une convention collective, tandis que la préfecture, afin d’imposer des signatures individuelles, fait mine d’être navrée par l’obstination des zadistes qui refuseraient de donner leurs noms. Le dialogue semble être dans une impasse.

La guerre

L’ultimatum étatique prenait fin le 31 mars, avec la trêve hivernale. Le lundi 9 avril une partie des 2500 gendarmes mobiles, leurs blindés et leurs hélicos convergent sur la zone pour procéder à des expulsions « avec discernement  » : Collomb affirme viser « les illégaux » ou « les radicaux », soit une centaine de personnes et une quarantaine de lieux sur les cent recensés. Difficile de savoir d’où il tire son estimation, puisque personne n’a rien signé et que la délégation du mouvement réclame une convention collective que la préfecture refuse, mais la stratégie est claire : il s’agit de diviser entre bons et mauvais occupants, afin d’affaiblir le mouvement de soutien et de faire éclater la délégation unitaire. Selon cette logique binaire, il paraît clair que ceux qu’elle prend pour de bons citoyens ou des porteurs de projets alternatifs ne viendront pas défendre quelques dizaines de squatteurs attachés à leur zone de non-droit. Il est évidemment plus simple de croire que le monde peut se diviser entre violents et non-violents, entre agriculteurs et jeunes désœuvrés ou entre marginaux et dociles producteurs-consommateurs ; la réalité est heureusement plus complexe.

En effet, la semaine donne tort à la stratégie gouvernementale. Il y a sûrement plusieurs raisons à cela - la détermination des premiers jours, l’expulsions des cent-noms, l’interdiction des journalistes, les nombreux blessés - mais l’opération s’embourbe : les soutiens ne cessent d’affluer sur la zone, et si la supériorité militaire des gendarmes leur permet de détruire de nombreux lieux de vies, la résistance est bien plus forte qu’on aurait pu le croire. Le jeudi, alors que les tracteurs bloquent le carrefour de la Saulce, la préfète négocie avec Copain leur retrait : ceux-ci exigent l’annonce publique de la fin des expulsions, ce qui est fait le lendemain. Le gouvernement sauve la face en publiant le chiffre de 29 lieux expulsés, objectif atteint en comptabilisant les toilettes sèches et autres poulaillers détruits.

Ce que semble dire cette première semaine d’opération, c’est d’abord que quelque chose de l’esprit de la Zad demeure bien vivant malgré l’abandon du projet d’aéroport : le « et son monde » a fait courir 10 000 personnes dans les rues de Nantes un samedi après-midi, rejointe par les participants à une manifestation contre les réformes Macron. Le lendemain, près du double se rassemble sur la zone, malgré l’interdiction préfectorale pour y trimbaler une charpente sur des kilomètres boueux. Nous n’avons pas défait militairement les forces de l’ordre mais la résistance sur le terrain couplée à la stratégie des négociations a obligé le gouvernement à interrompre ses opérations et à reprendre le dialogue affaibli.

Les fiches

A l’issue de cette bataille, le rapport de forces est donc modifié en faveur des occupants. Une évacuation trop coûteuse, peu concluante et qui a fait trop de blessés fait mauvaise presse aux méthodes de Collomb. Pourtant l’État refuse toujours de signer une convention collective : la préfecture, pressée, demande un rendez-vous avec la délégation du mouvement, tout en posant l’ultimatum du 23 avril pour déposer des formulaires simplifiés.

Les occupants se trouvent donc à la croisée des chemins : il faut prendre une décision.

Les purs, toujours, tiennent leurs positions et leurs barricades : il n’est pas question de se plier à des normes étatiques, et ils préfèrent partir que de se soumettre. La défaite n’est pas un argument, la stratégie non plus.

Ceux qui veulent d’abord sauver les terres hésitent : renoncer à la convention collective, c’est perdre une partie de ce pourquoi on se battait, c’est-à-dire la possibilité qu’une entité commune prenne directement en charge le territoire. La clarté d’une telle lutte a quelque chose de précieux de nos jours : il est rare qu’un journaliste soit contraint d’expliquer que des gaz et des grenades sont tirés parce que l’État refuse de traduire dans ses formes juridiques une existence collective.

Deux possibilités, donc :

  1. Refuser de remplir les fiches, en continuant à réclamer uniquement une convention collective.
  2. Avantage : maintenir clair l’enjeu du commun, en jouant sur la force qui vient d’être acquise dans la semaine.
  3. Inconvénient : double risque, en plus de celui des expulsions, celui de perdre une partie des soutiens, pour qui ce geste est une concession suffisante du gouvernement, et celui de diviser parmi les occupants eux-mêmes, qui pourraient être tentés de signer de leur côté.
  4. Accepter de remplir les fiches, en s’assurant de couvrir toute la zone et d’interdire à la préfecture de faire le tri entre bons et mauvais projets par leur inter-dépendance, et en espérant pouvoir demander ensuite une Cop [5] collective.
  5. Avantage : on prend L’État à son propre jeu en se défendant sur un terrain où il ne nous attend pas.
  6. Inconvénient : on perd la lisibilité de l’enjeu du commun, car on rentre dans des stratégies de luttes administratives plus obscures pour les soutiens, ce qui risque de nous affaiblir lorsqu’il faudra défendre les terres et les habitats de la normalisation.
    Convocation d’une assemblée d’urgence – l’État, c’est certain, aura réussi à avoir la maîtrise du temps. Les discussions sont houleuses, sans doute parce que rien n’est entièrement satisfaisant. Le risque, c’est évidemment que seule une partie de la zone soit couverte, fournissant ainsi aux gendarmes le plan des prochaines expulsions.

De fait, les six lieux qui auront refusé de remplir le formulaire seront soigneusement désignés d’un X sur la carte que le général Lizurey- qui s’est fait un blason spécial pour l’occasion- présentera aux médias avant de démarrer les opérations de mai. Pour les autres, ceux qui sont passés au bureau des fiches mis en place à la Rolandière pour participer à l’élaboration du casse-tête administratif qui consiste à recouvrir les 290 hectares occupés d’un maillage de 40 projets suffisamment intriqués pour qu’on ne puisse pas en refuser un sans les refuser tous, les émotions sont contradictoires.

D’un côté, il y a le sentiment d’avoir mis le doigt dans l’engrenage d’une normalisation contre laquelle il risque d’être bien difficile de se battre ; de l’autre, on peut se dire avec les commentateurs du Figaro que l’État s’est couché devant les zadistes, et qu’on assiste là à la plus grande régularisation de squat que l’Europe n’ait jamais vue.

Fin du premier acte

Avril-mai : Deuxième phase des négociations et occupation militaire

Les négociations

La bataille ne s’arrête évidemment pas là : en un sens, elle ne fait même que commencer, puisque seul le rapport de force décidera si les terres de la zone nourriront le marketing écologique de l’agro-industrie ou les luttes contre ce monde.

Le 14 mai, annonce Edouard Philippe, les projets seront examinés, des conventions seront distribuées aux bons élèves, et les expulsions reprendront pour ceux qui « refusent d’entrer dans le droit commun ». D’ici là, l’enjeu est d’empêcher la préfecture de grappiller des terres en faisant le tri entre projets « éligibles » et ceux qu’elle ne juge pas suffisamment solides, tout en préparant la défense face aux prochaines opérations. Sur place, l’occupation militaire continue : il y a perpétuellement des heurts et des blessés, car des barricades sont construites chaque nuit et chaque jour elles sont détruites par les gendarmes, qui en profitent parfois pour faire des incursions dans les cabanes, voire pour en raser quelques-unes discrètement. En interne, les tensions sont à leur comble : le « mouvement » cherche encore à parler d’une seule voix alors que les choix stratégiques effectués renvoient à une vision bien particulière de ce que représente la zone. Le désir de voir advenir une entité commune et de faire front commun contre les expulsions empêchent de tracer une nette coupure entre ceux qui voient la négociation comme une trahison de leur idéal et ceux qui bataillent pour arracher les terres, et on laisse pourrir la blessure.

A la grande surprise des bureaucrates, les occupants ne laissent pas faire le tri : les tractations administratives sont d’une telle complexité que les employés de la préfecture en viennent à se demander pourquoi on n’a pas voulu signer une convention collective aux zadistes - « ce serait pourtant plus simple…  » lâchent-ils. A la fin, deux projets sont malgré tout recalés (ils concernent les lieux de la Sècherie et de la Grée) sur les 28 projets agricoles examinés. Les occupants refusent donc collectivement de signer, et la seconde phase d’expulsion commence.

17 mai- 4 juin : Deuxième phase d’expulsions et signature des COP

La déroute

Le jeudi 17 mai au matin, les expulsions reprennent : cette fois-ci, l’État a choisi de jouer la carte de la transparence, bien décidé à ne pas répéter ses dernières erreurs, en ne ciblant que les sans-fiches. Il s’agit de s’assurer que ceux pour qui la Zad est autre chose qu’une zone de non-droit restent chez eux, alors même que les assemblées appellent à venir défendre tout le monde.

Et cette fois-ci, la stratégie fonctionne : la Zad se désertifie, il y a tout au plus quelques centaines de manifestants le dimanche pour accompagner une ultime reconstruction du Gourbi. La déroute culmine avec la mutilation d’un étudiant lillois, qui perd sa main le mardi dans la quasi-indifférence générale, mis à part quelques mains de statues soudainement ensanglantées, des rassemblements de soutien et un cortège ganté de rouge le samedi suivant à Nantes, violemment chargé par la police en fin de manifestation.

Nous étions seuls parce que la stratégie portée par le CMDO et suivie par la plus grande partie de la zone est demeurée sans voix, incapable d’expliquer ses propres choix.

Le manque de ténacité, le délitement du mouvement, l’état de flottement et de lassitude général y sont pour beaucoup : mais une telle défaite s’explique surtout par la rencontre paradoxale des analyses étatiques et anarchistes [6], qui rendaient illisible le sens d’une présence sur place à ce moment du conflit.

D’un côté, le gouvernement oppose les gentils porteurs de projets, qui ont accepté de rentrer dans l’État de droit, et les méchants illégaux lanceurs de coktails molotov, déterminés à en découdre.

De l’autre, les purs affirment que seule l’opposition frontale aux normes est révolutionnaire, taxant de réformiste toute autre manière d’agir.

Ainsi la zone est « pacifiée » : les irréductibles, réduits à une poignée sont faciles à vaincre par les armes et par l’atomisation administrative.

Comme si, une fois les négociations acceptées, il n’y avait plus de raison de se battre. Il ne s’agit pas de modifier les lois pour améliorer la réalité, mais d’imposer, par un rapport de force tenu, des conditions d’existence soustraites à l’ordre économique dominant, et qui viennent nourrir cette possibilité-là pour d’autres. Être présent sur la zone cette semaine, cela signifiait tenter de ralentir l’expulsion des sans-fiches, mais aussi, par exemple, peser dans la négociation pour contraindre la préfecture à reconnaître les habitats sans permis de construire : pour permettre à ceux qui y vivent d’y rester, ou à un travailleur qui ne peut plus faire grève à cause des hypothèques sur sa baraque d’y venir. La logique du tout ou rien fait le jeu de ce monde : elle ne nous donne le choix qu’entre une exclusion impuissante et une résignation passive.

Si la Zad comme zone de non droit était un mythe joyeux, une illusion délicieuse que l’on ne pouvait attribuer honnêtement qu’à la mollesse du gouvernement précédent ( dit flamby ), et non, comme nous l’aurions aimé, à l’exercice d’une force inédite en occident qui aurait été capable de tenir un siège, il a été pour tout le monde difficile de devoir renoncer à se raconter cette histoire d’île de pirates. Cette désillusion a ouvert des batailles sur tous les fronts, qui seules décideront de l’avenir de la zone. Ces batailles ne sont pas l’ultime effort d’un animal agonisant mais constituent un véritable enjeu. Ce qui est déplacé ici, ce qui est construit, et ce qui perdurera donnera des points d’appui à ce qu’il est possible de faire ailleurs, demain.

Perspectives

Le 4 juin, la délégation se rend à la préfecture pour y signer des conventions d’occupation précaires concernant quinze projets, et obtenir une promesse écrite qui couvre tous les autres au moins jusqu’en octobre, date du prochain comité de pilotage qui devra décider de l’attribution de ces terres.

Nous avons signé dans un moment de défaite, parce que nous avons été incapables de remobiliser en mai la force qui s’était agrégée en avril. Pourtant, quelque chose de ce qui faisait la Zad a indéniablement survécu à l’abandon du projet. C’est cette force qui a permis aux 290 hectares de demeurer jusqu’à maintenant aux mains des habitants.

Mais ces terres n’ont pas été arrachées, elles sont pour le moment comme suspendues : suspendues à notre capacité à sortir de la confusion pour en faire quelque chose.

Essayons donc d’être clairs :

— Ce que la Zad n’est plus : une zone de non-droit et un refuge absolu ; la réponse à toutes nos questions ; l’épicentre des luttes autonomes et écologiques ; le fantasme de l’unité et de la force insurrectionnelle ;

— Ce que la Zad est encore : une zone d’expérimentation et d’existence hors-normes ; un espace de rencontres et de transmission de savoirs, une puissance matérielle, un lieu chargé d’une histoire vivante

— Ce que la Zad peut devenir : un soutien et une arme pour les luttes alentours ; un symbole de victoire possible ; un espace de désertion active ; une base arrière ; une piste d’envol.

S’il y a confusion, c’est aussi parce que c’est en nous que se mélangent et s’affrontent les deux tendances décrites plus haut. Il nous faut donc reconnaître ce qui a été perdu, et tout faire pour que de telles friches s’ouvrent ailleurs, mais aussi comprendre ce qui est encore possible, et tout faire que ce possible advienne. Un territoire autonome, ce n’est pas un territoire hors du monde, désir utopique. Les terres de la Zad ne seront pas arrachées parce que nous arriverions à les soustraire à toute influence du monde extérieur : mais parce que, plongées dans ce monde et dans ses contradictions, elles parviendraient à s’extraire de certaines de ses logiques pour en imposer d’autres.

Des terres véritablement arrachées, cela voudrait dire :

1) arrachées à la propriété privée. Pour cela, il faut être capable d’imaginer des structures administratives et juridiques nouvelles, capables de retourner le droit contre lui-même.

2) arrachées à l’économie, et en particulier à l’agro-industrie. Pour cela, il faudrait approfondir l’organisation qui permet déjà à une partie des productions de la zone de nourrir la grève au lieu du marché.

3) arrachées à la gestion étatique, concernant l’habitat et les forêts surtout, pour que tous ceux qui veulent déserter puissent venir y trouver là quelques manières de faire. Pour cela, il faudra batailler ferme avec les bureaucrates.

Ces possibilités restent suspendues à notre ténacité : les conventions ne courent que jusqu’en décembre. Un premier revers, déjà, a été essuyé avec la promesse de vente du territoire au département de Loire-Atlantique, fervent promoteur du projet d’aéroport, qui sera un adversaire bien plus hostile encore que l’État.
Une première tentative, déjà, de faire de la Zad un espace de rencontre révolutionnaire sera faite cet été avec la tenue d’un camp à la fin du mois d’août.

La question de partir ou rester s’est posée, se pose et se posera encore.
Il fallait avoir le courage de rester,
Il fallait avoir le courage de mener les négociations, de prendre le risque de gagner ou de perdre avec ce que la victoire implique de salissant, avec ce que la défaite implique d’amertume et de doute.

La défaite serait d’être acculés à défendre ses acquis, son bout de terrain et de gras au nom d’un idéal révolutionnaire. Si ce moment arrive, il nous faudra ce même courage pour partir.
La victoire sera de faire de ces terres une machine de guerre communiste. [7]

Maison de la Grève,

désertion et sécession since 2010

[1Cf Les 6 points pour l’avenir de la Zad, texte diffusé à partir de fin 2015, émanant des différentes composantes du mouvement, et en particulier le point 4 : « Que les terres redistribuées chaque année par la chambre d’agriculture pour le compte d’ago-Vinci sous la forme de baux précaires soient prises en charge par une entité issue du mouvement de lutte qui rassemblera toutes ses composantes. Que ce soit donc le mouvement anti-aéroport et non les institutions habituelles qui détermine l’usage de ces terres. »

[2Le Comité pour le Maintien Des Occupations a été créée il y a quatre ans, entre certains occupants de la zone pour s’organiser à une échelle plus réduite, porter des propositions dans les assemblées, tisser des liens avec les autres composantes...etc. Les « anti-autoritaires », qui se nomment ainsi parce qu’ils consacrent leur énergie à lutter contre toutes les formes de domination, les accusent de prise de pouvoir.

[3L’assemblée des usages, distincte de l’assemblée du mouvement anti-aéroport qui cherche avant tout à arracher l’abandon, est créée pour instituer une coutume qui permette de penser l’avenir de la zone. Elle rassemble les habitants et les différentes organisations contre l’aéroport qui n’habitent pas à proprement parler à la Zad, une «  tentative d’hybridation entre deux fonctionnements : celui hiérarchisé de l’associatif et l’autre, horizontal, des assemblées ». Elle est vécue comme un putsch par certains habitants.

[4Zadistes = occupants du bocage ; Copain = collectif composé d’agriculteurs en soutien à la lutte anti-aéroport ; Acipa = principale association de citoyens opposés au projet ; Adeca = association des paysans historiques opposés au projet ; Coord= regroupement d’organisations citoyennes, syndicales, politiques, etc.

[5COP : Convention d’Occupation Précaire

[6Ce mot désigne ici ceux que nous avons appelé « les purs », à cause de leur opposition frontale à toute forme de norme (qui s’appellent parfois eux-mêmes « anti-autoritaires »). Il ne renvoie évidemment pas au mouvement anarchiste dans sa complexité historique et politique.

[7Machine de guerre communiste : Machine : un mode de fonctionnement qui ne repose pas que sur le volontarisme des individus
Guerre : qui va porter la lutte au-delà d’elle même
Communiste : qui partage les armes, les idéaux et la nourriture
Pour les exemples, se référer au 1), 2),3)

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