La Voie Pauvre - Jacques Fradin

Giorgio Agamben Vs Alain Badiou

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#186, le 9 avril 2019

Nous allons rendre hommage au très grand penseur italien Giorgio AGAMBEN, l’anti-Badiou par excellence.
Et nous allons, en particulier, tenter d’illustrer un des derniers ouvrages de la série Homo Sacer :
De la Très Haute Pauvreté, Règles et Forme de Vie, Homo Sacer, IV 1, 2011.
Cet ouvrage ouvre une VOIE pour imaginer la DESTITUTION de l’économie, Destitution que nous nommerons « Sortie ».

La réflexion, ainsi ébauchée, se déploiera dans le dernier ouvrage de la série Homo Sacer, L’Usage des Corps (Forme de Vie et puissance destituante), Homo Sacer, IV 2, 2014.
Ouvrage que nous laisserons, ici, de côté, le laissant pour une lecture joyeuse.

Pour des raisons à la fois factuelles (ou destinales) et éthiques (normatives) la seule voie qui s’ouvre, pour l’à venir, est celle de l’appauvrissement.
La voie pauvre.
La grande débâcle : la SORTIE de l’économie.

Mais devant cet avenir, deux positions, ANTAGONISTES, sont possibles.
Celle de la défense de l’économie.
La grande dénégation.
Continuer à faire semblant et à faire croire en la possibilité de l’enrichissement, croissant et pour tous.
Continuer à faire semblant : les gouvernements économiques ont intégré l’idée que l’enrichissement, croissant et pour tous, était désormais une impasse ; la croissance, pour l’enrichissement de tous, est une impossibilité.
La politique économique de ces gouvernements est, alors, celle qui consiste à continuer à faire la fête en temps de pandémie ravageuse, danser au temps du choléra.
Puisque l’enrichissement, croissant et pour tous, est impossible, puisque le projet de l’économie est une impasse, il ne reste que la possibilité de l’enrichissement, qui peut alors être extravagant, pour quelques-uns ; une très faible croissance (ou même une décroissance) associée à une répartition fortement inégalitaire, et dont l’inégalité croît, tout cela fera l’affaire. Pour continuer à défendre l’économie, mise au service exclusif des ultras riches.
Mais ce programme du nouveau gouvernement économique doit être caché et, publiquement, dénié.

Il faut continuer à faire croire en la possibilité de l’enrichissement croissant et pour tous, tout en sachant qu’une telle chose est impossible et que les politiques économiques maintenues sont des politiques d’appauvrissement de parties de plus en plus croissantes de la population et d’enrichissement monstrueux de parties de plus en plus restreintes de cette population (l’inégalité croît).
Le nouveau gouvernement économique doit donc pratiquer le mensonge systématique, au nom de la défense de la foi économique (le nouveau nom de la raison d’État).
Ce gouvernement pense qu’il est nécessaire de « maintenir la confiance », en placardant sans cesse des réclames positives, en inondant l’espace public de « bobards ».
En n’arrêtant pas d’affirmer qu’il connaît, seul, « la voie pour sortir de la crise », que nous sommes au bout du tunnel, que tous les lendemains (mais seulement demain) seront heureux, etc.
Propagande religieuse (en croissance extraordinaire).
Stalinisme généralisé des nouveaux gouvernements économiques.
Qui ne survivent que par les promesses mensongères : « l’économie sera ressuscitée » – promesses mensongères que ces gouvernements savent mensongères.
Gloire aux professionnels du double langage ou de la langue fourchue !
Vilenie religieuse renouvelée !

Mais un pouvoir religieux ne peut continuer à faire croire et, ainsi, conforter son pouvoir au moyen de ces mensonges, que si les gouvernés restent des croyants (en la fable de l’économie enrichissante ou au mythe du salut par l’économie).
Le gouvernement ne peut persévérer (dans le ravage et sa dénégation) que si une majorité de ces gouvernés continue à espérer en l’économie bienfaisante (« la bonne économie »).
Que si cette majorité croyante n’imagine pas d’autre mode de vie, d’autre style de vie que celui de la consommation, style de vie soutenu par « le pouvoir d’achat », le nouveau totem, autour duquel il faut danser (au temps du choléra).

Le nouveau gouvernement économique, aux portes de la désintégration du monde, doit continuer à compter sur une masse de croyants (souvent vindicatifs, car apeurés).
Cultiver la croyance et protéger les dévots superstitieux.
Au point que beaucoup de révoltes se développent encore dans le champ de l’économie, et pour son amélioration (« bonification ») – l’amélioration du pouvoir d’achat –, à contre temps, mais pour la plus grande joie des petits machiavels de « la pédagogie » (démagogique).

« Ceux du bas », les wagons de queue que le train économique, trop alourdi « de charges », doit « sacrifier », abandonner (le délestage transperceneige), « ceux d’en bas », donc, maintenus dans la croyance en la bienfaisance du nouveau gouvernement économique (« ce n’est pas possible qu’ils mentent, trompent et
s’en réjouissent ») se manifestent (et manifestent) dans le langage imposé de l’économie, ce sont des « possédés » (de « la possession »). Ils exigent que soit distribué plus de pouvoir d’achat pour « ceux d’en bas » des tableaux statistiques (à améliorer).

Lorsque l’épidémie de choléra se répand, lorsque le monde cherche à imiter l’autodestruction britannique, lorsque l’appauvrissement fortement inégalitaire devient une évidence, impensable et déniée, il ne reste plus qu’à danser, danser et prier, danser et croire, comme de vulgaires évangélistes « possédés » par l’économie.
Mais cette position est intenable.

Toutes les religions de gestion (des populations) et d’emprise (politique) finissent par s’écraser sur elles-mêmes, sous le poids de leur double légende mensongère :
Le bonheur se tient dans la croissance de l’enrichissement (l’argent ne fait pas le bonheur, mais…) ;
Certainement, cette croissance est impossible et cela implique d’accepter l’austérité et la plus grande rigueur (comme la chasse aux pauvres) ;
Mais cette austérité, l’appauvrissement sélectif et néanmoins massif, doit permettre de continuer dans la voie économique de l’enrichissement croissant et pour tous ;
D’où le slogan orwellien du nouveau gouvernement : l’appauvrissement c’est l’enrichissement !
C’est sous le poids de tels mensonges orwelliens que la foi s’épuise, se délite puis s’évanouit.
Il faut alors en venir à la seconde position, antagoniste (de la première).
Celle qui prône « la sortie de l’économie », la destitution de l’économie, la sortie des promesses mensongères.
L’enrichissement croissant pour tous n’est ni possible (fait) ni, s’il était encore considéré comme un projet, acceptable (norme).
Il faut en venir à « la voie pauvre ».
Briser les mensonges, casser les dénégations, renverser le machiavélisme des méprisables gouvernements économiques (tous menteurs).
Seule « la voie pauvre » est compatible avec la simple survie – thèse de l’écologie politique ;
Mais seule « une voie pauvre » égalitaire, « la voie des égaux », est acceptable – thèse communiste (anti-productiviste).
Contre les impostures de la religion économique,
Contre les charlatans qui s’engraissent des promesses « d’enrichissement par l’appauvrissement », ou des promesses de la croissance retrouvée au moyen de l’austérité la plus haineuse (toujours le modèle britannique) ou, encore, des promesses pétainistes (reprises par les blairistes) de « la rigueur bienheureuse »,

Il faut annoncer :
Le plus vieux mythe de la Corne d’Abondance et du Paradis de la prolifération (ou de la fin de toute pénurie),
Ce plus vieux mythe (qui définit l’humanité économique) soutien un espoir ravageur.
Espoir désastreux en ce qu’il mène au gouvernement technocratique et ruine toute tentative démocratique (il faut refuser le vieux mythe « matérialiste » de la libération par l’abondance pour tous) ;
Espoir désolant en ce qu’il justifie tous les ravages, toutes les conquêtes et leurs butins, toutes les colonisations.
La Soif de l’Or et le mirage de l’Amérique Dorée.
La folie des Conquistadores et de leurs enfants vulgaires, les Bolloré, doré puis bolloré !
Aguirre ou la Colère du dieu vindicatif de l’économie ; du dieu méchant, avec sa magie des Cités d’Or.
Mais, et cela est capital, cette seconde position, « la voie pauvre », « la voie de la sagesse », ne peut imaginer de se déployer calmement et pacifiquement.
Parce qu’elle serait « la voie de la sagesse », on pourrait imaginer qu’elle s’impose sans difficulté.
Ou parce qu’elle serait l’expression d’une rationalité supérieure (comme se pensait le projet socialiste ancien, du 19e siècle), on pourrait penser qu’elle domine tous les débats.
Mais cette seconde position implique le conflit, LA LUTTE.
Parce qu’elle est antagoniste à la première.
Parce qu’elle met en cause tout un système établi de pouvoir (et qui repose sur la religion économique et, donc, ne peut accepter l’incroyance).

Une délibération rationnelle et apaisée, un dialogue, ne peut en aucune manière être un chemin pour transformer un despotisme religieux, soutenu à la fois par ses bénéficiaires principaux, les ultras riches capitalistes et leurs majordomes, et par des serfs croyants.
Peut-être une vision « morale » du conflit est-elle un bon point de départ, peut-être une critique « morale » de la corruption intellectuelle est-elle nécessaire ?
Mais une telle critique « morale » reste tout à fait insuffisante.
Dans le conflit « la morale » est balayée.
Comme la délibération, l’appel moral ou la demande de moralisation (« moraliser le capitalisme ») est totalement vide.
Certes, la légitimation de la voie pauvre est nécessaire.
Et constitue, en elle-même, un difficile combat.

Non seulement une guerre culturelle (ou un conflit conceptuel) pour l’hégémonie culturelle, mais surtout une guerre (de dislocation) contre les appareils de la propagande pour la voie économique (de l’enrichissement salvateur).
Mais si la légitimation est nécessaire, elle est encore insuffisante.
Les militants ou les héros de la voie pauvre vont se heurter à l’équivalent collectif du « refoulement » : détournements, récupérations, mensonges, dénis, dénégations et, finalement, la « forclusion », l’épreuve de force.
Les militants vont s’affronter aux climato-sceptiques et autres allègres menteurs.
Mais également à tous les sbires lobbyistes (cachés et camouflés).
Et, finalement, au noyau armé des gestionnaires (de leur fortune).

L’idée de délibération rationnelle et argumentée (ou de débat), cette idée (du pouvoir) n’a aucune signification dans le monde machiavélique du mensonge généralisé ou du secret d’entreprise.
Et ce « refoulement » exprime une « volonté mauvaise » (et non pas une « mauvaise volonté »), une volonté méchante et indéracinable, celle de la domination et de la défense des hiérarchies, en particulier technocratiques ou économiques, celle du mépris pour « ceux du bas », qui devraient se contenter d’obéir (l’obéissance comme le prix à payer pour habiter le pays de Cocagne maléfique).
Alors que les grands milliardaires (les commanditaires de l’ordre économique) ont dû batailler, leur vie durant, pour accéder à la suprématie et pour se maintenir sur les hauteurs béantes (ces ultras riches justifiant leur richesse par ce combat incessant), comment peut-on imaginer qu’ils cèdent sans combattre ?
Par simple rejet « moral » (par « révélation » à la manière du Théorème de Pasolini) de l’horreur économique qui les a nourris ?
L’ordre économique est plus qu’un ordre cuirassé, c’est un ordre combattant et croisé.
La destitution ne peut consister en une simple sécession ; car déjà la sécession appelle un conflit plus général.
La constitution locale d’expériences de voie pauvre (ou de ZAD) sera immédiatement considérée comme une déclaration de guerre ; ou plutôt comme le tout début d’une guerre asymétrique « hybride » et sans déclaration.
La simple beauté des ordres mendiants, prêcheurs ou mineurs, a été immédiatement considérée comme une violente menace, qu’il convenait de « ramener à l’ordre ».
La supériorité « morale » de la voie pauvre, ou même sa supériorité philosophique (n’oublions pas que « Sophie » désigne la sagesse, dont nous avons parlé), ne lui donne aucune suprématie politique et, encore moins, militaire.
La conquête de l’hégémonie, qui est un très difficile combat, dont nous avons parlé, ne garantit aucune victoire plus substantielle.
Intermédiaire nécessaire, le changement de « l’imaginaire » (qui, déjà, peut exiger un très long moment) ne conduira jamais directement à l’établissement de la voie pauvre.

L’exemple de la révolution iranienne (raconté par Foucault), révolution qui a reposé sur la délégitimation (religieuse) de l’ancien pouvoir impérial, cet exemple montre que la dissolution du pouvoir ancien, sa destitution, ne prend sens que lorsque l’armée ou la police armée « change de camp » ; ce qui alors conduit au paradoxe de la captation d’une force pour détruire cette force même – le cercle vicieux de la souveraineté que dénonce Agamben en critiquant Badiou : on ne peut sortir du pouvoir par les moyens du pouvoir, la voie pauvre (qui est une voie faible – renvoi à la guerre asymétrique) ne peut s’imposer par les moyens de son adversaire antagoniste : rendre forte la faiblesse est le meilleur moyen pour anéantir (destituer) la voie pauvre (destitution de la destitution).
Le changement de monde, de la voie économique à la voie pauvre, sera à la fois très lent, très long et menacé sans cesse (par exemple, par « la trahison » des renégats).
Il faut en arriver, mais dans un autre contexte, aux « valeurs militantes » (nouvelles valeurs militaires pour les forces faibles) défendues par Badiou.
À commencer par « la fidélité ».

Badiou nous dirait que ce changement exige un Corps de Vérité, un collectif militant discipliné qui porte la Vérité (de la voie pauvre), comme un ordre religieux.
Badiou, comme Agamben, posant ces ordres religieux, ordres pauvres, mendiants ou mineurs, comme le modèle de « la fidélité militante ».
Et, justement, c’est ce modèle de l’ordre mendiant ou mineur (la force faible de la voie pauvre) qui, pour Agamben, conduit à cette forme de vie émancipée de l’économie, des richesses, de la hiérarchie, de la loi, etc., à cette forme de vie qu’est la vie pauvre, mais combattante, la vie selon la voie pauvre, voie que l’on sait toujours menacée.

Le style de vie radical écologiste (« éco-terroriste ») peut se présenter comme une expression contemporaine de la forme de vie combattante des ordres pauvres.
Rencontrant les mêmes difficultés que les formes de vie constituées par les ordres pauvres : l’hostilité des autorités (qui considèrent ces ordres comme un ennemi intérieur), le mépris des « voisins », le danger de la réclusion volontaire et de la lutte souterraine.
Et, peut-être ce dernier danger, l’impasse de la « retraite » ou de la lutte clandestine (plonger dans la clandestinité), l’impasse de la vie érémitique modernisée, est-il le plus retors (comme le montre la fuite en avant, dans la lutte armée, des anciens groupes radicaux des années 1970).

Lorsque la voie pauvre n’est plus soutenue que par des ermites (armés) ou des collectifs « sectaires » d’anachorètes terroristes, lorsqu’elle se replie hors de toutes les nécessités insuffisantes (la guerre culturelle, la constitution d’une forme de vie faible et sa défense hors des paradoxes du conflit mimétique, des minorités ayant un destin majoritaire suite à la conquête de l’hégémonie, etc.) de la lutte, alors la voie est menacée de disparition.
La Soif de l’Or ou du pouvoir est-elle une donnée « naturelle » caractérisant une « nature humaine » ?
Certainement pas.

Mais une emprise ou une « moralisation » (dans le cadre de la religion économique) d’une si grande épaisseur de temps implique que « la fidélité » à la voie pauvre – même si cette voie pauvre possède sagesse, raison et toute autre justification éthique – que la patience combattante sera mise à rude épreuve.

La plus rude épreuve pour la voie pauvre : la contradiction entre la faiblesse à maintenir et la force à constituer (le paradoxe de la souveraineté qui oppose Agamben et Badiou).

La plus rude épreuve : l’épreuve de LA LUTTE à tenir, sans se métamorphoser en son contraire policier.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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