À découvert
La honte nous rive à nous-mêmes, nous n’y échappons pas. Plus rien d’autre que moi, tout seul et tout nu, ressaisi dans une passivité fondamentale. En exposant la nudité de notre intimité, elle nous rappelle alors à notre commune vulnérabilité. La honte est une passion sociale qui oblige à vivre à découvert. Toute communauté politique y trouve son origine morale quand la nudité de ses membres les engage dans une pauvreté essentielle – la condition de toute interdépendance même.
Emmanuel Levinas a consacré des pages décisives à la honte, en se souvenant que cet affect avait déjà été l’enjeu des premiers dialogues de la philosophie occidentale. Dans le Protagoras, la honte (aidôs) est ce don de Zeus qui s’allie avec la justice (dikè) pour faire la paix dans une cité dévastée par la passion des rivalités et le règne du ressentiment dont les démagogues sont les banquiers. Une cité injuste est celle où sans frein domine l’absence de vergogne, le défaut de tenue dans la retenue.
La honte préoccupe encore toute la littérature de Franz Kafka à qui l’on ne cesse de songer. La honte s’y impose comme ce dont on doit moins se libérer qu’il faut la libérer. Libérer la honte pour qu’enfin elle puisse changer de camp, qu’elle cesse d’être l’accablement des humiliés en s’abattant sur les oppresseurs. La honte fait la tradition des parias et des opprimés, cette tradition cachée que le cinéma poursuit dans la suite du monde qui ne pourra pas toujours s’abîmer dans la persécution.
Tenir à la Palestine
Notre époque est honteuse quand elle a pour miroir brisé tout ce qui arrive en Palestine. Et ce qui arrive à Gaza et en Cisjordanie occupée en embrasant avec le Liban tout le Proche-Orient arrive au cinéma si et seulement si le cinéma tient encore à son sens qui est le beau souci de faire vérité de la vie mutilée. Se préoccuper de ce qui là-bas nous colonise ici, c’est alors repenser à la honte en tant qu’elle est ce qui nous divise, entre ce qui se tient en se retenant et ce qui ne se retient plus.

Regarder Le Voyage à Gaza de Piero Usberti et No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor, et avoir honte. Dans les deux films, la vie y est documentée comme impossible et pourtant il faut vivre, que peut-on faire d’autre ? Honte d’une concentration humaine à ciel ouvert, soumise à la surveillance létale des drones dont rient les Gazaouis en les appelant « zanana » (les « gros moustiques »), à la canonnière pour les pécheurs qui s’aventureraient trop loin en mer, aux tirs des snipers pour les agriculteurs qui s’approcheraient de trop près des murs-frontières. Honte de la destruction systématique des maisons des villageois de Masafer Yatta, victimes de décrets d’une cour d’injustice illégaux en territoires occupés puisque leur application contrevient au droit international. La honte accable ; un rire, un sourire en sont les soulèvements.
Dans le premier film, un jeune réalisateur italien va à la rencontre des Gazaouis. Deux séjours au printemps 2018 pour mettre des images dans les pas de celles d’un jeune reporter assassiné, Yasser Mortaja. 45 heures de rushs pour documenter que les Gazaouis souffrent de tout, le siège israélien et la police du Hamas, et qu’ils sont beaux malgré tout, d’une beauté en requête élémentaire de dignité. Dans le second film, quatre activistes, deux Palestiniens et deux Israélien-ne-s, témoignent depuis 2019 des efforts de reconstruction de paysans expulsés de leurs villages par les bulldozers de l’armée israélienne suivie par des hordes de colons armés. Des efforts de souris face à des géants de fer qui les perçoivent comme des rats. Filmer y est périlleux, c’est un geste pour regarder et donner à voir. Une vie sans repos à tenir dans l’interminable succession des obstacles à surmonter (Pascal).
L’un ajointe à l’instruction des prises de position en voix off la douce effusion des amitiés, l’autre prend les risques de l’intervention. Les deux films sont d’interposition en montrant que la Palestine se vit à découvert, surexposée à la mort, sous-exposée dans ses trésors. Et ce qui s’y découvre est alors élémentaire : les humiliés ne sont jamais honteux, ils font preuve de dignité quand bien même ce qu’ils affrontent est indigne. Les vainqueurs sont sans honte aucune quand les vaincus maintiennent le cap de la vergogne, la pudeur de la tenue dans la retenue. La justice est de leur côté.
La honte qui nous partage départage aussi. La honte est un crible exposant à ce qui nous met en crise. La honte engage à la critique. Tenir à la Palestine face à ce qui sans retenue l’assassine. Tenir à cela, c’est tenir encore au cinéma, à ses puissances de documenter l’action des pouvoirs de faire et faire faire – le pire – comme à son impuissance ressaisie en puissance de ne pas – faire le mal.
Un regard pour fermer les yeux de l’oppression
D’un film l’autre, des paradoxes sautent aux yeux (vivre en Cisjordanie semblerait alors moins dur qu’à Gaza). Aussi, un jeune Gazaoui communiste qui vit seul au milieu de ses livres, une hérésie pour la police des mœurs, évoque La Peste d’Albert Camus, auteur non moins fameux du Mythe de Sisyphe qui s’impose en destin mythique des habitant-e-s de Cisjordanie. Mais Albert Camus, c’est aussi l’enfant déchiré d’Algérie, militant contre la peine de mort à l’exception des indépendantistes.
Le montage du Voyage à Gaza a été achevé une semaine avant le 7 octobre 2023, celui de No Other Land quelques semaines après. Depuis, c’est tous les jours un 7 octobre, tous les jours la preuve que le droit international ne s’applique pas au Proche-Orient, la plus grande zone de non-droit au monde. Dans l’intervalle, ces deux films ont été acclamés dans les festivals où ils ont été présentés, le Cinéma du Réel pour l’un et pour l’autre le Festival de Berlin. Évidemment, les « chiens du Sinaï » (Franco Fortini) auront crié à l’antisémitisme, ce qui n’a en rien entamé leur réel succès en salles.
Que sont-ils alors devenus, ces Palestinien-ne-s ? Les images de la survie palestinienne le sont également d’une sur-vie d’un autre genre, la survivance des images elles-mêmes : « Nachleben ». L’après-vivre des images dont a tant parlé l’historien de l’art Aby Warburg et sur quoi revient sans cesse aujourd’hui Georges Didi-Huberman, y reconnaissant la puissance oblique, migrante et fossile des images quand elles déplacent et diagonalisent, désorientent et « anachronisent » l’Histoire.
La Palestine, on n’y vit que dans la peine partagée de l’après-vivre. À l’image, ses survivants figurent déjà des fantômes pour demain, les survivances de la honte qui devra préparer à la justice.
La Palestine a de l’avenir. Comme la honte, le deuil s’y conjugue au futur antérieur. Nous qui sommes les fantômes d’un présent génocidaire, nous les cimetières ambulants de tant de crimes et d’injustices, de tant de forfaits et de défaites, savons reconnaître dans les regards doux et dignes de Basel et Sara la promesse qu’un jour – jour d’utopie –, enfin se fermeront les yeux de l’oppression.
« Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour
Et que l’on dit braqués sur les chiffres et la haine
Ces choses défendues vers lesquelles tu te traînes
Et qui seront à toi
Lorsque tu fermeras
Les yeux de l’oppression »(Léo Ferré, « L’oppression »)
Saad Chakali et Alexia Roux