La Haine

Mouvement contre la réforme des retraites : tentative d’état des lieux

paru dans lundimatin#375, le 21 mars 2023

Jeudi 16 Mars, 15h30, Elisabeth Borne s’adresse à l’Assemblée nationale : par respect pour la démocratie et crainte que la réforme des retraites ne soit rejetée, son gouvernement l’impose par 49.3. Malgré les millions de personnes dans la rue et une situation de minorité évidente, le message du gouvernement est clair : nous vous gouvernerons malgré vous.

Dans cette troisième intervention depuis le début du mouvement, d’anciens participants du MILI et leurs amis reviennent sur cette semaine écoulée et sur les nouvelles pratiques qui sont apparues dans les artères de nombreuses villes de France. Des mannequins de hauts fonctionnaires sont jetés au bucher (et François Bayrou de s’en indigner [1]), des manifestations sauvages se répandent dans les centre-villes, les ordures des parisiens révèlent leur taux d’inflammabilité, et de nouveaux rendez-vous nocturnes rassemblent des milliers de personne à proximité des lieux de pouvoir. Alors que les forces de police assument pleinement leur travail répressif en démultipliant ses violences, ses humiliations et son arbitraire, elles expriment aussi par là une grande fébrilité. Ce texte essaie de synthétiser où nous en sommes en ce début d’une semaine décisive : fin (définitive et ostentatoire) de la démocratie, renouveau de l’antimacronisme, retour du chaos - mais aussi de proposer de nouvelles formes, et un nouvel agenda.

CORTÈGE DE TÊTE

Mardi 7 mars, Paris. Pour la première fois depuis le début du mouvement, la police, qui tentait de disloquer le cortège de tête de la manifestation syndicale, est repoussée. Avant d’arriver place d’Italie, toutes les banques, assurances, agences immobilières de l’avenue des Gobelins sont méthodiquement éclatées. Ce n’est pas une poignée de perturbateurs qui s’adonne à son passe-temps favori, mais tout un cortège qui change brutalement de ton. Sur la place, une dernière charge de CRS se prend une claque derrière la tête, la mairie d’arrondissement est brièvement attaquée - comme un avant-goût de ce qui viendra plus tard - une camionnette de la CGT crie « nique la police », puis remballe. Une forme, le Cortège de Tête, avait-elle repris vie ce jour-là ?

Les manifestations suivantes montreront que non. 

En vérité ce qui commençait à prendre vie c’était plus que ça. Plus qu’une pratique. C’était un affect. c’était une volonté. Qui allait devenir éclatante après le 49.3.

SPECTRES

Un spectre, nous dit-on, pesait sur ce mouvement : celui des Gilets Jaunes. Qui a-t-il hanté ? Pas beaucoup plus que quelques journalistes, de gros bonnets syndicaux et d’astucieux communicants gouvernementaux. Que craignaient-ils au fond ? Un "retour au chaos". 2018 comme traumatisme. Un chiffon rouge qui arrangeait tout ce petit monde : surtout ne pas revivre ça, la France des ronds-points ingouvernable, les Champs-Élysées en feu et une protestation sans organe de contrôle. Cette fois « on gagnerait autrement », c’est l’histoire qu’a voulu vendre le front syndical aux opposants à la réforme. En pensant qu’in fine, au plus haut niveau de l’État, on les en remercierait. En fait non, l’intersyndicale était en roue libre, le gouvernement n’avait jamais prévu de compromis (comment penser aujourd’hui qu’il puisse encore y en avoir ?) et au final tout ce boulot de mise au pas n’a jamais été que bénévole.

FORME

Jusqu’à la semaine passée, le mouvement restait informe. À part peut être à Rennes, où l’on y retrouvait une occupation de fac, des blocages de rocades, des après-manifs émeutiers, une maison du peuple. Ailleurs, on s’en tenait à peu près aux kermesses hebdomadaires, les universités et lycées tardaient à entrer dans la danse, les blocages balbutiaient. Dans certaines villes cependant les poubelles s’amoncelaient - ce qui ne fut pas sans conséquence pour la suite. Il a fallu attendre jeudi donc, pour qu’une même forme se conjugue spontanément et pareillement un peu partout : bûchers et déambulations nocturnes. 

VIOLENCE

Y aura-t-il, au bout de cette séquence, une prime à la violence ? Le mouvement est-il en train de changer de moyen de pression (la force et non plus le nombre) ? Non.

D’abord, le mouvement des manifestations sauvages est resté somme toute modéré dans ses actes. S’il y a besoin de monter en épingle des barbecues d’effigies, c’est qu’il n’y a pas encore de porte de ministère forcée au transpalette. Il était d’ailleurs notable que jeudi soir il s’agissait, pour la plupart des manifestants, moins de maintenir un affrontement avec la police, que de déambuler, encore et encore, et de tout brûler - Macron n’avait-il pas lui-même glissé l’idée ? 

Surtout, la violence, ici, n’est pas un moyen en vue d’une fin. Elle est une expression. Le mouvement veut déjà plus. Il veut la tête de Macron. On est passé en quelques heures de #réformedesretraites à #toutcramer

LOUIS XVI

Le soir du 49.3, c’est place de la Concorde que les manifestants ont afflué. C’est ici que l’on s’est retrouvé, le lendemain encore, autour de ce feu et de l’effigie de Macron jetée au milieu. À l’endroit même où l’on exécuta un roi, le geste (et le chant pour l’accompagner) s’est imposé comme une évidence. "Louis XVI on l’a décapité, Macron on peut recommencer". C’est encore ce que chantaient les manifestants, le samedi en occupant le forum des Halles, ou la veille à Lyon, avant de s’en prendre à la mairie - édifice qui ayant moins à voir avec la Macronie qu’avec la République, devenait par ricochet, et ironiquement, associé à l’absolutisme. Et donc à balayer. 

Le mannequin challenge pourrait bien avoir plus de succès que le blocus challenge. À la suite de l’action de Dijon - où ce n’était pas seulement Macron qui était exécuté, mais aussi le porte-parole du gouvernement, ainsi que deux de ses ministres - action répétée jusque sur la place de la Concorde, on a senti la frayeur parcourir la nuque de quelques hauts-placés. Ça indique la marche à suivre. « Quel bon sens ce Robespierre ».


49.3

Ce qui s’est passé jeudi soir fut un réel événement politique, de ceux qui sont à la fois si prévisibles (la haine vis-à-vis de la Macronie : qui ne l’avait pas touché du doigt ces derniers mois ? L’absence de foi dans les institutions : n’est-ce pas l’objet d’un article de presse par jour depuis des années ?) et si inattendus (quelques semaines voire quelques jours plus tôt l’alpha et l’oméga de la lutte était encore Bastille-Nation). 

Non, ce jeudi soir, ce n’était pas « l’ultra-gauche » dans les rues. On y trouvait les mêmes manifestants qu’un peu plus tôt. Nous. Ceux qui avaient accepté de suivre ces parcours de manifestation débiles, qui ont cru au blocage du pays, peut être même un peu à la bordélisation parlementaire, au 1-2-3 millions, à la motion de censure, aux caisses de grèves, à tout ce qui s’est avéré être une fiction journalistique, du blabla de bureaucrate, de la cogestion et de l’électoralisme, tout cela fait sur notre dos. 

Et puis tout cela, tous ces espoirs à la con se sont envolés, deux trois soirs durant, dans l’odeur des poubelles cramées. Pschiit...

La démocratie elle n’est pas « ici », elle est juste finie. C’est Macron qui l’a dit (on notera qu’en bon Français on attend encore que Papaprésident le dise pour l’acter). La démocratie est morte, RIP. Désormais, tout est permis.


POLICE

Ce mouvement avait commencé avec cette antienne : « Oh, mais comme ça se passe bien, quand syndicats et policiers agissent main dans la main. » #BISOUSNUNEZ. Un 49.3 plus tard, on a vu à Paris les Brav-M faire s’agenouiller des manifestants, mains sur la tête, dans une cour d’immeuble. Ce sera une fois par mandat ? Ou c’est désormais la norme ?

On aura vu de manière générale, et comme d’habitude, la police, au fur et à mesure que le mouvement avançait, et évidemment de manière plus flagrante depuis le 16 mars, éclater des téléphones et des caméras (#CHOUINLANOT), mais surtout des cranes, des genoux, des chattes , des orgueils, des dents, des testicules, des nez. 

Comme le disait l’un des nombreux interpellés+tabassés de ce mouvement, « n’importe qui est désormais considéré comme violent », donc comme ennemi. La menace se cache derrière n’importe quel visage innocent. L’ennemi est quelconque (quelconque moins une certaine classe sociale). Ce déchaînement se fait, sans surprise, avec l’assentiment des crapules. Parmi elles, citons les organisateurs du rassemblement à 6km de Concorde, dans le no man’s land de la Place d’Italie, où les chiens sus-cités pouvaient s’en donner à cœur joie, pendant que les dits organisateurs annonçaient la dispersion en condamnant « l’arrivée d’éléments extérieurs ». Citons l’une des participantes à ce rassemblement, une certaine Sandrine, qui se permettait le jour-même, et au nom d’on ne sait qui, d’appeler ces mêmes Brav-M (pardon, « la police ») à « rejoindre le mouvement » (appel visiblement entendu). 

INTERSYNDICALE

On avait écrit dans un précédent texte que le sujet de ce mouvement semblait être moins les retraites que la démocratie. L’intersyndicale garde cette ligne. Elle s’est ainsi refusée à s’engouffrer dans la brèche du 49.3, repoussant son retour dans la rue à la semaine suivante. Elle a renoncé à intensifier les blocages le lendemain et à remettre une pièce dans l’appel à la grève - malgré les 150 millions d’euros de caisse de grève que planque au chaud la CFDT. Il ne sert à rien de s’acharner sur ce vieil éléphant mourant qu’est l’intersyndicale, il suffit de l’écouter, ces derniers jours, assumer son rôle pacificateur : 

« Je condamne fermement toutes les atteintes aux personnes et les actes violents et symboliquement violents. Ce qui s’est passé à Dijon est inacceptable », Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. 

« Attention ! Il faut bien faire la distinction entre les débordements hier soir, que nous dénonçons tous au sein de l’intersyndicale, et les actions de blocage organisées depuis ce vendredi matin », Simon Duteil, co-délégué général de Solidaires.

« On combat la radicalisation des mouvements », Frédéric Ben, chargé du gaz à la CGT Energie.

« Nous voulons réaliser des actions visibles pour faire monter la pression jusqu’au 23 mars, date de la neuvième journée de mobilisation. La violence, nous devons la canaliser », un secrétaire confédéral de la CGT. 

SPECTRES BIS

Les bâtards le savent bien, ce qu’ils ont craint dans la quasi insurrection de 2018, ce n’est pas tant un sujet social - quoiqu’en dise la plus mauvaise sociologie gauchiste - ni même un package de pratiques. Ce fut une ingouvernabilité, assez déterminée et assez diffuse. Une déferlante de détestation de l’univers néo-libéral. Trop imprévisible, trop audacieuse, trop remontée : trop alien à ce monde-ci. 

Ce potentiel n’appartient à personne. Ceux et celles qui étaient ces dernières nuits dans la rue l’ont touché du doigt. On ne ressuscite pas une insurrection ratée. Mais on peut se ressaisir de certains réflexes d’alors (comme celui de viser les lieux de pouvoir, ou encore de faire fi des parcours déclarés), assumer certaines conclusions stratégiques. Il apparaît simplement, trop évidemment, que les rets démocratiques qui devaient nous retenir (la croyance en la protestation comme "référendum") n’ont jamais été que des illusions.

VERS L’INFINI

Ce qui nous guette pour la suite c’est la reproduction du même. C’est l’acte Mille, l’ultimatum Cinq Cent, le rdv-Chatelet Quatre-Vingt. On a connu ça, déjà. On peut l’éviter. On sait que quand un espace se ferme (les cortèges parisiens, une maison du peuple), un autre s’ouvre (une nuit de barricades), et quand celui-là se ferme à son tour (Chatelet), le mouvement, s’il en est réellement un, se décale. La question donc ce sera maintenant de savoir comment vont muter les jeudis soirs - et en se branchant à quoi ?

Après des semaines de tergiversations le mouvement s’est approprié une forme, y a tenu, ne l’a pas lâchée, même face aux charges de police, aux condamnations des faux-amis, aux manœuvres de reprise en main. Cela ne veut pas dire que celle-ci doit perdurer. Il faut se nourrir de ce qui a fait la force de ces soirées et s’avoir opérer des décalages, rester inattendus. Voici quelques idées pour la semaine : 

Les députés d’opposition entretiennent une dernière fiction démocratique, la motion de censure. Quand cette ultime esbroufe aura échoué, il n’y aura plus que nous face à un pouvoir qui n’a par ailleurs pas d’autre porte de sortie que celle qui ouvre sur sa destitution. 

Ensuite Macron devra prendre la parole pour nous expliquer qu’on est en guerre, heu.., qu’il a changé, enfin.. qu’il veut bien se réconcilier avec nous. On l’écoutera benoîtement (parce qu’on peut pas s’en empêcher, Papaprésident, tout ça) et dès qu’il aura fini, on sortira et le mouvement s’exprimera comme il sait le faire désormais.

Et enfin, jeudi, des chasubles au ton paternaliste nous inviteront à suivre l’un de ces parcours idiots, qui va de nulle part à nulle part. 

Sauf qu’on n’en peut plus de ces parcours.

On aime les jeudi soir maintenant.

[1

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